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Hamad Al- Kawari

Majlis mondialPour le dialogue des cultures

Traduit de l’arabe et adapté par Abdelouadoud El Omrani

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© Odile Jacob, février 2016 15, rue Soufflot, 75005 Paris

www.odilejacob.fr

ISBN 978-2- 7381-3407-3

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et 3°a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes cita-tions dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Prologue

Je suis né dans un lieu béni. Sur une rive ensoleillée. Là où les vagues de sable du désert épousent celles de la mer. Le jaune ambré des dunes embrasse le bleu profond de l’eau et l’immensité marine s’additionne à l’infini du désert. Là se situe le théâtre de mon enfance, et d’une proximité de temps premiers, frugale et travailleuse, avec les membres d’une famille riante.

Mes proches parents étaient marins- pêcheurs ou pêcheurs de perles. Ils négociaient le prix du fruit de leur travail avec ces fils du désert, caravaniers et Bédouins, dont les plus anciens savaient encore lire leur route dans les étoiles.

Je suis l’héritier d’une culture traditionnelle, sévère et avisée, qui m’a façonné dès l’enfance. La mer est dangereuse et le désert plus encore. On ne joue pas avec les éléments. Et pour simplement survivre, il faut apprendre à ne pas subir la nature.

Le dénuement n’était pas un vain mot. Il n’y avait ni pétrole ni gaz. Mais sous ces latitudes, la pauvreté, dignement assumée, n’était jamais misère.

L’École coranique assurait tout à la fois l’éducation reli-gieuse et linguistique de l’enfant que j’étais. Tant l’accès au

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privilège de la foi était indissociable d’une profonde intimité avec les splendeurs et richesses de la langue arabe.

Les bruits et fureurs du monde me concernaient peu. Rien ne pouvait alors être actuel, puisque l’essentiel relevait du spi-rituel.

Pas l’ombre d’un journal, pas le moindre écran de télévision ou cinéma de quartier. Rien de dramatique, car les sessions rituelles du majlis, version arabe de l’agora grecque ou du forum latin, palliaient en majesté ce vide apparent.

Le majlis ? Une formidable école de vie ! Un cercle ouvert où le spectacle est assuré, à tour de rôle, par ceux- là mêmes qui le savourent : on y récite de la poésie et raconte sagas et autres contes à la Mille et Une Nuits. Des débats s’engagent, sur l’art, la tradition, la vie de la tribu, les joies et soucis du quotidien…

J’y participais assidûment. Cette fréquentation m’a appris le respect des aînés et des valeurs qu’ils incarnaient sobrement et paisiblement.

L’amour est alors une chose insensée et explosive. Les yeux d’une inconnue, la grâce d’un mouvement féminin et l’éclat d’un regard allument des passions tues. L’amour adolescent d’alors reste noble et relève du fantasme inassouvi. Tout y est furtif, idéalisé, sublimé et tout simplement pur. Les poèmes du ghazal appris depuis notre adolescence procuraient à l’amour saveur et enchantement.

Jusqu’à mes 18 ans, âge auquel je pris le chemin de l’Égypte pour entamer une vie d’étudiant, j’ai tout ignoré de ces villes mondes que seront bientôt pour moi Le Caire, Beyrouth, Damas, Paris et New York.

J’ai ainsi vu le jour dans un petit pays à qui la providence n’avait pas encore offert la place de choix qui est aujourd’hui la sienne sur l’échiquier régional et mondial.

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Aujourd’hui, chaque fois que je reviens dans ma maison de Ras Laffen, dans le nord du Qatar, conscient que s’étale derrière moi l’interminable péninsule arabique, il m’arrive, au rythme des marées qui redessinent l’azur de l’horizon, de discerner la silhouette de ces navires géants transportant du gaz liquéfié vers toutes les destinations du monde.

Il est vrai que notre sous- sol abrite, après la Russie et l’Iran, la troisième réserve de gaz naturel de la planète. Le destin a voulu que le Créateur nous gratifie de cette bonne fortune. Charge à nous de faire de notre pays un modèle de dévelop-pement intégral et équitable.

Mais vivre entre mer et désert n’est pas chose aisée. Nous ne saurions oublier que nos ancêtres ont été soumis aux tempêtes maritimes les plus extrêmes et à la chaleur torride des sables.

La mer leur fournissait l’essentiel de leurs ressources vitales. Ils naviguaient malgré lames et mauvais temps pour com-mercer et pêcher. Et lorsqu’ils étaient plongeurs, c’est munis d’un simple pince- nez en éclat de carapace de tortue qu’ils s’enfonçaient jusqu’à près de quarante mètres de profondeur au risque de s’éclater les poumons, pour cueillir ces huîtres perlières dont la vente assurait leurs revenus, avant d’aller orner le cou des belles du monde entier.

Quant au désert, patrie des dromadaires et des oasis, c’est encore vers lui que nous nous réfugions pour méditer et prier. Il est notre antique demeure et c’est de ses oasis qu’ont jailli notre littérature et notre poésie. Parmi les paysages terrestres, il ressemble le plus à ce qu’était la terre d’avant toute vie.

Sur cet univers méconnu, nombreux ont souvent été les clichés et approximations. Et il n’est donc pas étonnant que, par contraste avec ces jugements sommaires, j’ai pu être fasciné par ce texte magnifique décrivant l’apparition d’une caravane

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au milieu des sables : « Ils sont apparus, écrit l’auteur, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement, ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche […]. Les tatouages bleus sur le front des femmes brillaient comme des scarabées. Les yeux noirs, pareils à des gouttes de métal, regardaient à peine l’éten-due de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des dunes. »

Magicien des mots, le prix Nobel de littérature 2008 a su traduire la solitude, le courage et la vaillance de mon peuple. « Il n’y avait rien d’autre sur la terre, assure Jean- Marie Le Clézio, rien, ni personne. Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes. Ils marchaient depuis la première aube, sans s’arrêter, la fatigue et la soif les enve-loppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. La faim les rongeait. Ils n’auraient pas pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées 1. »

S’il m’arrive comme ici d’être intarissable à propos du désert, c’est parce que je sais qu’il n’est pas anodin que nombre de religions révélées soient apparues en milieu aride. Car le

1. Le Clézio J. M. g., Désert, Paris, gallimard, « Le Chemin », 1980.

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désert est silence, solitude et contemplation. Et tout humain, perdu dans cette immensité, y ressent sa petitesse. Tout l’invite alors, corps, esprit et volonté, à s’élever et à dépasser ses limites physiques. « Le désert, souligne en échos Thomas Edward Lawrence, devenu Laurence d’Arabie, est un espace où le Bédouin possède l’air, les vents, le soleil, la lumière, les espaces découverts et un vide illimité. Il ne voit plus, dans la nature, ni effort humain, ni fécondité : simplement le ciel, au- dessous, la terre immaculée. C’est là qu’il approche incon-sciemment de son dieu. »

L’occasion de mesurer l’ampleur de notre insignifiance et la vanité de nos petits calculs. Et de réaliser que nous ne sommes que brindille soumise aux bourrasques de l’histoire. Tout, dans mon être profond, participe de cette perception. Car le désert est un miroir immense qui reflète notre image et dans lequel nos actes sont soumis à cette opération mentale, l’introspection, jadis découverte et assidûment pratiquée, bien avant la psychanalyse, par les philosophes grecs. S’offre dès lors un voyage intérieur qui, à la fois réhabilitation et renaissance, nous porte vers les profondeurs incommensurables de l’âme. Tout en nous extériorisant de nous- mêmes à un tel degré que, comme perché sur un balcon, nous nous voyons flâner dans une rue située très loin en contrebas.

Jusqu’alors individuel, cet exercice d’introspection pourrait- il bientôt s’étendre aux nations ? Ou, a minima, à leurs élites : spi-rituelles, culturelles, intellectuelles, étatiques et économiques ?

Par- delà les méfiances, les préjugés et les préventions sécu-laires, une démarche solidaire s’impose.

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CHAPITRE I

L’urgence

Jamais, depuis l’apaisement global qui avait succédé à la Seconde guerre mondiale, le monde n’est apparu aussi écar-telé en foyers incandescents. C’est comme si, sourdement et subrepticement, nous étions passés du climat optimiste d’un après- guerre frugal à cet inquiétant climat de désespérance ludique qui est celui des avant- guerres.

Le monde globalisé est culturellement et géopolitiquement en crise. Et les totems culturels et cultuels de civilisations immémoriales sont mis à bas par des barbares que fanatisent les obscurs apôtres d’une ignorance sacrée.

La méfiance s’est installée entre les trois religions révélées.Et alors même que le livre de Samuel Huntington soulignait

surtout les formidables opportunités de symbiose entre civili-sations, ce sont les risques mortels du « choc des civilisations » également envisagés il y a vingt ans par cet auteur qui, un peu plus chaque jour, s’avèrent comme la pire des hypothèses.

Au point de confirmer la crainte du poète philosophe syrien Abou Al- Alaa Al- Maarri qui, dès le xe siècle, redoutait avec lucidité que « les habitants de la terre se divisent en deux caté-gories : les uns doués de raison, mais sans religion ; les autres

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religieux, mais dénués de raison ». La perplexité qu’affiche Abou Al- Alaa Al- Maarri est parfaitement légitime. Mais pourquoi, partant de son constat, vouloir statuer entre la précipitation de certains théologiens à n’accorder aucune place à la raison et ces rationalistes dédaignant toute forme de spiritualité ? D’autant que, pour le moins, ce débat théologique a sensiblement évolué dans l’intervalle.

« Celui qui a créé la raison, nous apprendra dès le xiie siècle le grand savant andalou Ibn Rochd, dit Averroès, est celui- là même qui a révélé le message, et il n’y a point de contradiction entre ce qu’Il a créé et ce qu’Il a révélé. » Avant qu’à l’orée du xxie siècle l’Émir des poètes Ahmed Chawki ne considère encore plus subtilement que « la beauté véritable se réalise dans la complémentarité entre la religion et la vie ». Seule l’accé-lération d’une convergence fraternelle des cultures millénaires pourrait, in extremis, susciter un sursaut salvateur face à l’obs-curantisme qui, tous azimuts, gagne un peu partout dans le monde.

Il peut néanmoins paraître paradoxal d’ériger la culture en antidote des guerres et des violences barbares alors même que celles- ci se déchaînent à nos portes. Ce que nous avons encore dû subir en ce 13 novembre 2015 où des attaques aveugles en plein Paris sont venues endeuiller les Français et tous les amis de la France. Ce crime intervenait quelques jours après une attaque sauvage et lâche en plein Beyrouth et une semaine avant une nouvelle attaque ponctuée d’une prise d’otages à Bamako, puis, au cœur même de Tunis, d’un attentat suicide visant un car de policiers. Partout, outre des agents publics, des civils innocents l’ont payé de leur vie.

Pour Thucydide, un barbare était celui qui faisait primer l’intérêt d’un clan au détriment de l’intérêt commun. Ses

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compatriotes qualifiaient de « barbares » ceux qui n’apparte-naient pas à leur civilisation et qui s’exprimaient dans un cha-rabia incompréhensible. Aujourd’hui, de nouveaux barbares, sanguinaires et impitoyables, contrôlent de larges espaces proche- orientaux. Désormais, il est impossible de détourner nos regards de l’innommable. L’évitement n’est pas dans notre nature. Notre choix est de ne pas nous perdre en vaines que-relles. Nous ferons notre devoir d’hommes, défendant notre humanité, et pèserons sur le cours des choses afin que cessent crimes et exactions.

Notre pays vit certes sur une ligne de crête sensible. Mais notre ligne politique est sans ambiguïté. Comme dans toute société ouverte, la diversité d’opinion existe au Qatar. C’est pourquoi l’une de mes initiatives avait, en son temps, consisté à abolir le ministère de l’Information dont j’étais le titulaire. Cette liberté d’expression peut gêner et même choquer lors-qu’elle permet que se manifeste une forme de complaisance envers certaines exactions et crimes. En ce qui me concerne, ainsi que pour l’écrasante majorité de mes compatriotes, la vérité vraie est que nous sommes scandalisés au plus haut degré par les actes des nouveaux barbares. Soyons explicite : « guerre contre le patrimoine », c’est ainsi qu’en toute occasion, je nomme les faits et méfaits des fanatiques de toutes obédiences.

J’ai ainsi parfaitement conscience que la stratégie culturelle qui inspire mon action en faveur de la paix implique une opposition frontale à ce que je dénonce comme une « igno-rance du sacré ». Ignorance, parce qu’en rupture prédatrice avec toute forme de savoirs et d’humanisme. « Du sacré », parce que s’inscrivant dans une démarche prétendument religieuse, mais finalement criminelle.

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À Mossoul, ces fous furieux visaient à extirper les racines d’une civilisation en s’attaquant à un patrimoine archéolo-gique millénaire remontant à la civilisation de Ninive. Et c’est au marteau- piqueur qu’ils détruisirent le taureau ailé assyrien, pièce originale précieuse s’il en est, pour ensuite mettre à sac le musée de la ville.

À Tombouctou, ville magnifique inscrite depuis peu par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial en danger, d’autres fous de la même ignorance sacrée épidémique se sont acharnés sur les mausolées abritant les sépultures d’hommes saints, avant de se diriger vers la Bibliothèque centenaire de la cité pour y détruire des manuscrits anciens dont certains dataient de la période préislamique.

À Palmyre, ce sont les tours funéraires et le temple de Bêl qui furent les cibles de prédateurs mobilisés au titre d’une lecture réductrice de l’histoire.

À son tour, la Libye n’a pas échappé à ces sauvages qui, animés de la même rage iconoclaste, ont abattu à Zinten le mausolée du cheikh soufi Abdessalam Al- Asmar et la mosquée- cathédrale où se tenait la prière congrégationnelle du vendredi. Comment imaginer que de telles déprédations ne relèvent pas bientôt d’un « crime contre le patrimoine de l’Humanité » ?

Me concernant, cette réaction et cette attitude ne sont pas nouvelles. Car déjà, bien avant la guerre en Syrie, j’ai dans cette logique conduit sur place, sur instruction de l’émir du Qatar, une mission d’évaluation en vue de contribuer au financement des restaurations de monuments historiques.

Sous le couvert de l’ignorance du sacré, se multiplient les rodomontades infantiles de ces activistes déments qui, imitant les monstres d’autres heures sombres de l’Humanité, estiment

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devoir rabattre le cran de sûreté de leur Kalachnikov dès qu’ils entendent prononcer le mot « culture ».

J’ai été glacé d’effroi le matin du 14 novembre à l’annonce de la terrible nouvelle des attaques terroristes survenues à Paris. J’ai dû travailler sur moi- même afin d’assimiler la catastrophe qui frappait le cœur de cette ville que j’ai toujours aimée et cette nation à laquelle j’ai porté de tout temps un profond respect. Plus prosaïquement, je devais trouver les paroles appropriées pour exprimer à mes nombreux amis français mes sentiments de solidarité. Je voudrais partager avec les lecteurs le message que nous avons envoyé mon épouse et moi- même à certains de nos amis : « Nous nous sommes réveillés ce matin sur l’annonce de la catastrophe survenue dans la capitale des Lumières des mains des protagonistes des Ténèbres. Nous sommes profon-dément attristés par les pertes humaines et condamnons sans aucune réserve ces actes terroristes dans le Paris de la culture, de la paix et de la tolérance, et nous considérons que ce n’est pas une attaque contre la France mais contre l’Humanité. Nous partageons la peine de nos amis français et nous resterons fermes face à la violence et au terrorisme. »

Avant ces attaques, notre premier ministre Cheikh Abdallah bin Nasser bin Khalifa al- Thani avait programmé une visite officielle en France. Je fus ravi de savoir que la visite aurait lieu et que nul des deux côtés ne pensait à l’annuler ou l’ajourner après la tuerie. L’objet de la visite était justement la coopération bilatérale dans le domaine de la sécurité.

Une jolie maxime arabe déclare que c’est l’arbre fruitier chargé de beaux fruits mûrs qui est souvent ciblé par les pierres. À voir les attaques haineuses et infondées contre le Qatar, nous puisons notre patience dans cette sagesse orientale, même si le verre finit par déborder des fois. Khaled al- Atiyyah, notre

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ministre des Affaires étrangères, est connu pour sa discrétion, mais, dépité par les accusations infondées contre le Qatar, il a précisé dans une interview lors de sa visite parisienne que le ministre qatari des Finances « a signé un mémorandum pour renforcer la coopération avec la France sur la lutte contre les financements d’activités terroristes 1 ». Les organisations de bienfaisance sont strictement surveillées et la loi interdit for-mellement le transfert d’argent vers des organisations étrangères soupçonnées de financer le terrorisme.

Il est inutile de se lancer dans de longues diatribes pour expliquer la position du Qatar, il suffit de se limiter aux faits.

Le Qatar fait partie de la coalition internationale contre l’État islamique. Nous avons des forces militaires engagées dans le combat dont deux Mirage 2000 et un C- 130 Hercules. Nous accueillons sur notre sol des forces de combat françaises et la plus grande base militaire américaine dans le monde. En plus, c’est à partir de notre pays que les opérations contre Daesh sont dirigées…

Le Qatar, au même titre que l’ensemble du monde civilisé, est donc lui aussi dans la ligne de mire des mêmes groupes terroristes. Et notre foi ne nous protège en rien de leur folie. Pour nous, ceux qui se font appeler « État islamique » sont donc tout sauf des représentants de l’islam. Ils sont une insulte à notre foi, leurs actions une violation des valeurs et des ensei-gnements du Coran. À ce sujet, comment dire mieux que Meshal Bin Hamad al- Thani, notre ambassadeur à Paris ? Après avoir présenté ses condoléances au peuple français et

1. Interview accordé au journal le Parisien sous le titre « Qatar : nous sommes impitoyables contre le terrorisme » et publiée en ligne le 5 décembre 2015 http://m.leparisien.fr/international/qatar- nous- sommes- impitoyables- contre- le- terrorisme- 05-12-2015-5342193.php.

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aux familles des victimes du 13 novembre, n’a- t-il pas placé le Qatar comme « un allié de la France pour combattre le terrorisme », tout en précisant : « Au Qatar, nous soutenons une interprétation modérée de l’islam parce que l’islam est une religion pacifique » ?

Face à cette régression inhumaine, il nous faudra, d’évi-dence, répondre par les armes aux déments de l’« ignorance du sacré ». Cela durera le temps qu’il faudra, tant les choses sont complexes et imbriquées, mais sans jamais omettre de mobiliser les forces de l’esprit, les armes de la culture et de l’éducation étant plus efficaces et durables. Le temps est donc venu de fuir ces vents mauvais qui provoquent tempêtes et déluges, d’embarquer sur un navire dont l’équipage serait enfin sûr de son cap, ou de rejoindre une caravane dont le guide sache choisir le sentier qui mène à la bonne destination.

Foin des Kriegspiel archaïques. Renouer avec cette culture élémentaire du sens, de l’itinéraire et de la finalité de notre voyage est essentiel. Comme l’est un retour authentique aux vertus du dialogue et de la concertation telles que pratiquées au sein du majlis et autres forums humanistes. Sans oublier que depuis l’origine des temps et où que ce soit sur la pla-nète, les écrits et les œuvres d’art offerts aux étrangers venus d’« ailleurs » mystérieux ont été des cadeaux qui révélaient tout ou parcelle de leur nature profonde, signalant ainsi une réelle volonté de paix.

Par- delà le respect élémentaire des identités des peuples, l’Humanité doit se réinviter au banquet des imaginaires et de l’intelligence des nations. Car seule la redécouverte lucide et généreuse de ces rites de partage et de don culturel réciproque à haute charge symbolique, jouant guerre ou paix sur le fil du rasoir, lui permettra, en redécouvrant les mérites d’une

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diplomatie culturelle et d’une symbolique « industrie des cadeaux », d’échapper à une perdition annoncée.

La symbolique du déluge n’est ignorée par aucune des grandes cultures religieuses de l’Humanité. Et dans l’inconscient collectif des peuples du monde, la hantise d’une fin des temps exterminatrice est une constante angoissante. L’Arche a été construite pour sauver les Justes des eaux qui ont englouti terres et créatures. Sa vocation consistait, avant que les flots destructeurs ne se déchaînent, à abriter dans ses flancs des « graines de vie », des humains, des animaux et des végétaux, pour l’après- catastrophe. Choix divin afin que la vie puisse reprendre son cours dans l’harmonie retrouvée.

Fruit de la créativité littéraire sumérienne, l’épopée « dilu-vienne » de gilgamesh relate la colère de ces puissances des temps premiers qui, parce qu’une Humanité de plus en plus nombreuse perturbait leur sommeil, décidèrent de la noyer en déclenchant le déluge. Quelques élus réussirent néanmoins à embarquer dans une arche rendue étanche avec du bitume. Très vite, les flots couvrirent le sommet des montagnes. Sept jours durant, la tempête fit rage dans une nuit absolue, avant que la mer ne se calme, et que le divin, ami des hommes, ne lâche une colombe, puis une hirondelle, pour annoncer la bonne nouvelle à ses protégés. Depuis, croit- on, l’Humanité, sans être plus sage, serait moins bruyante.

De telles péripéties, divines ou profanes, sont- elles envisa-geables ? Et est- il bien sûr de notre capacité de nous prémunir d’un usage démoniaque du feu atomique, ou des changements climatiques, séismes et tsunamis ? Face à ces menaces, nous sommes techniquement et scientifiquement moins démunis que jamais auparavant dans l’Histoire, alors que nous navi-guons sur cette même barque, encore assez large pour nous

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contenir tous. Nous naviguons avec l’illusion qu’ayant aboli les distances et vivant en temps réel d’un bout à l’autre de la terre, l’Humanité ne formerait plus qu’un arc- en- ciel de cultures, de peuples et croyances en voie de sanctification. Plus sourde-ment, circulent néanmoins spéculations et conjectures escha-tologiques quant à la proximité d’une possible fin des temps apocalyptique.

Saurons- nous infléchir le cap de notre barque lorsqu’il s’agira, toute origine, obédience et nationalité confondues, de trouver sens à l’apparition providentielle, à notre horizon, de cette colombe qui, venue du fond des âges et tenant dans son bec un rameau d’olivier, nous signalerait que le salut de l’Humanité est à portée de voile ? S’il est vrai que l’homme peut être un loup pour l’homme, tout indique que les hordes de la guerre, la soif, la faim, la maladie et l’ignorance sont désormais lâchées. En conséquence, capitaines et bons pasteurs doivent redoubler de vigilance, et veiller à la cohésion de leur équipage ou de leur caravane. Aucun marin ou caravanier ne doit manquer à l’appel. Celui qui traverse seul terre ou mer périrait. Car, avertit un hadith du prophète Mohammed, « le loup s’en prend aux brebis isolées ».

« L’homme, professa jadis le grand poète irakien Al- Mutanabbi, ne peut avoir tout ce qu’il désire ; il arrive que les vents ne soufflent pas comme le souhaitent les bateaux. » Certes ! Mais avec tout le respect que je dois à ce grand sage que j’ai découvert dans mon jeune âge, je ne partage pas entiè-rement ce point de vue. Avec l’auteur inconnu d’une réplique célèbre, je considère en effet que, pour peu que la volonté ne fasse pas défaut et que les ingrédients du succès soient pré-sents, il est parfaitement possible d’atteindre ses objectifs. Car « les vents soufflent sur la voie de notre bateau ; nous sommes

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le vent, la mer et les embarcations, et celui qui se décide à atteindre son but peut y parvenir, dût- il affronter les humains et les djinns ; Quand tu lorgnes le sommet des montagnes, tu peux y parvenir ; les vents souffleront alors comme le sou-haitent les bateaux ».

Le défi n’en est pas moins immense. Car ignorance, guerres ravageuses, pauvreté et maladies dévastatrices cohabitent para-doxalement avec une floraison de découvertes scientifiques stupéfiantes, de réalisations technologiques éblouissantes et une créativité artistique en renouvellement constant. Encore et toujours, depuis la nuit des temps, persiste cette insuppor-table juxtaposition de progrès et de liberté pour les uns, de régression, tyrannie et arriération pour les autres. Aucun d’entre nous ne porte la responsabilité directe d’un tel contraste. Mais en regard de ce qui relèverait de l’éthique et d’une compassion élémentaire, comment ne pas se sentir concerné ?

D’autant que, dans l’univers culturel qui fut celui de mon enfance, primait cette éthique de responsabilité voulant qu’Omar Ibn al- Khattab, grand Calife s’il en fut, puisse estimer que, « si une mule trébuche en Irak », Dieu ne manquerait pas de lui demander : « Omar, pourquoi ne lui as- tu pas pavé le chemin ? »

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CHAPITRE II

Cultures du monde

Je ne me compare évidemment pas au Calife Omar, loin s’en faut. Mais j’ai tout simplement veillé à ne pas laisser en déshérence les chemins de mes possibles. Une démarche évi-demment indissociable du parcours d’une vie laborieuse. Nul narcissisme dans ce retour nécessaire sur les grandes étapes, influences et imprégnations culturelles et spirituelles de ce cheminement personnel. Il s’agit plutôt de la démonstration, ouverte, sincère et certes faillible, de la parfaite possibilité d’être pluriel, ouvert et divers face au monde, sans jamais pour autant perdre le sens de son ancrage intime sur une identité, un terroir et une tradition spécifiques.

Pragmatisme

Partant de cet enracinement originel, ma propre vie n’est jamais qu’un itinéraire initiatique vers la découverte esthétique d’autres civilisations. Je jouis du privilège d’être l’intime des grands cercles littéraires et artistiques du monde arabe, ministre de la Culture, des Arts et du Patrimoine de mon pays natal

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dont j’ai la chance d’animer et d’administrer, tous azimuts, les actions de mécénat et de développement économique et cultu-rel intégré. C’est le fruit d’un engagement de tous les instants pour l’étude et la recherche universitaire, la diplomatie et la culture. Intense, cet engagement ne mérite pas encore bilan, juste une mise en perspective pour de nouvelles séquences créa-tives utiles à mon pays, sa grande région géopolitique et, si Dieu le veut, plus au- delà.

Longtemps, pour moi, un bon livre se définissait selon des critères bien précis. Un vrai savoir devait subséquemment s’articuler en fonction de priorités explicites. Il y avait en premier lieu le savoir d’ordre spirituel qui élève ; celui, mathématique, géométrique et médical qui est utile ; un autre, essentiel, car littéraire et philosophique, qui permettait de briller ; et un qua-trième qui rabaissait son monde dans la mesure où il était dicté par ces fausses sciences que sont l’astrologie ou la chiromancie.

Je restais, en fin de compte, ancré à une approche tradi-tionaliste, voulant que je ne m’intéresse qu’à des domaines suscitant l’étude approfondie de problématiques et de réflexions auxquelles je n’avais pas songé, et qui devaient forcément s’apparenter à l’utile. J’étais dans l’action, et lire devait me servir à comprendre le monde, mes semblables, leurs univers et leurs secrets. Je lisais utile, en intellectuel, en diplomate que j’étais vite devenu après une formation traditionnelle. C’est dire si mon rapport à la littérature était teinté d’une composante pragmatique. C’est ce que l’on appelle dans ma culture première être en quête d’un savoir utile conduisant vers une action utile.

Lire était finalement un voyage pénible duquel je devais revenir avec une moisson, modeste ou grande. Ma sélecti-vité n’avait rien de scientifique. Je choisissais mes lectures en m’arrêtant sur un titre, en parcourant une table des matières,

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en lisant les premières et dernières pages d’un livre. Prendre du plaisir en lisant ? Quelle drôle d’idée ! Je considérais donc le roman comme un genre mineur, un pur divertissement que partageaient les romanciers avec leurs lecteurs. Pour moi, lit-térature était un vocable qui ne devait son sens qu’au grand L que je lui attribuais, n’était Littérature que celle des anciens et grands poètes ou prosateurs arabes maniant en maîtres maximes éternelles, nobles valeurs inscrites dans une poésie de haut vol et dans des proverbes universellement cités.

Don du ciel

Mais c’était avant la véritable naissance du lecteur insatiable que je suis devenu, avant que Dieu ne m’envoie le cadeau absolu qu’est Zeineb, mon épouse. Ouverte à toutes les littératures du monde, l’amour de ma vie avait lu tout ce que l’ancienne et la jeune garde littéraire égyptienne et arabe avait produit depuis le milieu du xxe siècle. Les écrivains de l’espace arabe ne se sont livrés que très tard à cet art si spécifiquement occidental du roman. Et elle en connaissait les ténors et les pionniers. Taoufik al- Hakim, Mahmoud Abbas al- Akkad, Mahmoud Taymour, Yahya Hakki, Ihsan Abdelkoddous, Youssef Sebaï : restituer dans son exhaustivité la liste de ses auteurs favoris, dont la plupart partageaient leur temps entre journalisme et littéra-ture, serait interminable. Comme de juste, Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature 1988 et dont chaque roman, sur fond historique ou dans le décor du vieux Caire, porte le nom des rues de sa jeunesse, était notre auteur de prédilection. Au point que nous n’hésitions point à le comparer à un Balzac, un Dickens ou un Tolstoï arabe.

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Zeineb lisait et continue de lire à l’ancienne. Sans trop, pour se faire, s’encombrer d’électronique et de supports numé-riques. Elle savoure ce qu’elle lit et adore partager avec moi ses ressentis. Souvent, je la devine habitée par la beauté d’âme d’un personnage, la profondeur d’un dialogue qu’elle vient de découvrir sous la plume d’un auteur ou d’une auteure. Et si elle est, dans le regard qu’elle porte sur les choses de la vie, cet être tout en intelligence, finesse et générosité que je connais, c’est évidemment parce qu’elle sait et aime lire.

Dans les romans qu’elle n’a pas totalement achevés, Zeineb aime me lire les passages qu’elle apprécie tout particulièrement. Avant de m’inviter à me pencher sur l’ouvrage choisi. C’est ainsi que je me suis retrouvé un jour à lire un roman historique, sans m’interrompre après quelques paragraphes. Il y convergeait un savoir utile, l’Histoire en l’occurrence, un style sophistiqué et expressif, propre à la littérature de qualité, et une imagi-nation ailée qui restituait habilement des événements passés. Étais- je conquis ? Pas encore totalement. Mais c’était là un bon début. Et comme, me concernant, il n’y a jamais de mur de séparation entre métier et passion, je me suis passionné pour l’exploitation du mode romanesque. Avec la forte intuition que, pour faire aimer l’Histoire, il fallait maîtriser l’art d’en raconter les histoires.

Histoires de roman

J’ai donc souhaité approfondir les réflexions sur cette thé-matique en organisant à Doha un colloque international por-tant sur « le roman et l’Histoire ». Interrogation centrale : le roman historique reste- t-il, in fine, au service de l’Histoire

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en permettant à de larges pans de la population, jusqu’alors coupés de cet univers, de se familiariser avec certaines périodes historiques ou de grandes figures ? Je pense, en pragmatique convaincu, qu’il faut en accepter l’augure. A fortiori lorsqu’on sait que l’Histoire, quoiqu’on en croie et en premier lieu pour les historiens, n’est évidemment pas une science exacte.

On me dit que Jules Michelet, grande figure française de l’historiographie du xixe siècle, ne nous démentirait sûrement pas. Féru d’études psychologiques, ne recherchait- il pas, de son propre aveu et au- delà de l’analyse de faits historiques avérés, ce qu’il appelait bellement autant l’« âme des faits » ? Quitte par ailleurs et selon son bon plaisir à s’adonner au pamphlet et au dithyrambe moralisateur. Dans le même temps, il ne cessait de naviguer entre, d’un côté des recherches sérieuses, et de l’autre le recours un peu moins rigoureux à cette folle du logis qu’est l’imagination. Une démarche, affirmait- il, qui conciliait une grande connaissance des faits avec une profondeur de vue, mais certes, avec le risque de s’égarer.

J’ose donc penser que, si Michelet acceptait déjà d’élar-gir son champ de recherches en s’écoutant « sentir », il n’est aucunement iconoclaste d’admettre que le passé puisse « être réinventé à chaque instant pour qu’il ne se fossilise pas entre nos mains ». Une parole d’orfèvre puisqu’il s’agit de l’écrivain sud- américain qui sut le mieux revisiter l’histoire des conquêtes espagnoles et les mythes du Nouveau Monde. J’ai évidemment évoqué ici le Mexicain Carlos Fuentes.

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Vérité historique

Reste, pour les lecteurs, une interrogation légitime quant à la place que l’auteur accorde à la vérité vraie historique. J’ai, à cet égard, trouvé intérêt à la démarche, dès le début du xxe siècle, du Libanais Jorge Zaydan qui, pressé d’enseigner l’histoire des Arabes à ses lecteurs, entend épicer ses récits de frasques amoureuses avec happy ends ou de confrontations fictives pour mieux vulgariser les réalités historiques qu’il ne manque pas, dans le même temps, de restituer dans leur vérité. Instruire en distrayant : la démarche, marquée par le souci d’une parfaite fluidité et accessibilité du texte, n’est pas à condamner a priori. Surtout lorsqu’il s’agissait pour Zaydan de raconter les épopées mamelouk, la bataille de Poitiers ou la conquête de l’Andalousie.

C’est là une controverse très ancienne, illustrée par la que-relle qui opposa l’orateur puriste romain Cicéron au « père de l’histoire », le grec Hérodote. D’évidence, le style délibérément accessible, poétique et faussement naïf du grec déplaît sou-verainement à son détracteur et rival romain. « Trop simple et cousu d’anecdotes invérifiables », s’indigne Cicéron qui lui reprochera ses « mensonges ». Ce débat n’est pas clos. Il ne se limite pas à l’univers expert des historiens. Et il concerne naturellement la sphère culturelle arabo- musulmane.

Quelle crédibilité accorder à ces sources historiques anciennes nous relatant la création du monde et de l’être humain ou la vie des prophètes ? Quelle fiabilité accorder à ces sources, parfaitement validées, dans le courant du xixe siècle, par le poète Alphonse de Lamartine et le compositeur russe Nikolaï Rimski- Korsakov, lorsque ces sommités accréditent l’existence

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du chevalier arabe noir Antar ? Alphonse de Lamartine a été à tel point séduit par cet Antar qu’il l’a immortalisé dans un monologue inoubliable de son Voyage en Orient :

« Par le Tout- Puissant qui a créé les sept cieux et qui connaît l’avenir, je ne cesserai de combattre jusqu’à la destruction de mon ennemi, moi, le lion de la terre, toujours prêt à la guerre.Mon refuge est dans la poussière du champ de bataille. J’ai fait fuir les guerriers ennemis, en jetant à terre le cadavre de leur chef.voyez son sang qui découle de mon sabre.Ô Beni- Abbes ! Préparez vos triomphes et glorifiez- vous d’un nègre qui a un trône dans les cieux. Demandez mon nom aux sabres et aux lances, ils vous diront que je m’appelle Antar. »

Ce héros métissé, ayant vécu avant l’arrivée du prophète Mahomet, et traité en esclave par son père, est ainsi célébré comme un personnage grandiose doté de talents équestres, guerriers, poétiques et amoureux extraordinaires. Il tue un lion, exécute ou crève les yeux de ses rivaux, mais protège les faibles et les orphelins. Preuve qu’il existe encore dans les cœurs, indif-féremment du fait qu’il ait existé ou non, Antar est aujourd’hui devenu un prénom très fièrement porté en Afrique…

Dans le poème symphonique que lui consacrera Rimski- Korsakov, notre héros, errant dans les ruines de Palmyre, y surprend un immense oiseau noir poursuivant une magnifique gazelle. S’interposant, il fait fuir le volatile et sauve la gazelle d’une mort certaine. La nuit suivante, en rêve, Antar découvre que la gazelle n’était autre que gul Nazar, l’ancienne reine de Palmyre, et que celle- ci entend le combler de son amour. L’idylle se termine, comme de juste, par un voyage éternel

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qui conduit nos amants au paradis. Relation de cause à effet ? Nadejda, la jeune épouse de Rimski- Korsakov, partagera à un tel point la passion de son époux pour Antar qu’elle composera, en 1875, une seconde version pour piano à quatre mains de ce poème symphonique. L’occasion pour le compositeur de se lancer, avec schéhérazade, dans l’écriture d’un autre poème symphonique inspiré du conte oriental shahrya et ses frères, lui- même tiré des Mille et Une Nuits.

L’Orient fascine alors plus que jamais les Occidentaux. Ce qui n’a rien de nouveau lorsque l’on veut bien se souvenir de l’écho qu’avait rencontré, deux siècles plus tôt, la publication des lettres persanes de Montesquieu, l’une des figures centrales des Lumières. Dans ce roman épistolaire, l’auteur rassemble la correspondance fictive de deux voyageurs orientaux – un moyen déguisé, dans un ouvrage publié en 1721 à Amsterdam, mais sous une adresse de publication fictive située à Cologne, d’échapper à la censure. Il est vrai que ses héros, des voyageurs orientaux faussement naïfs, y dépeignent une société politique française aux mœurs dissolues et délétères. Avec cette satire mordante sur la France monarchique du xviiie siècle, Montesquieu instaure avec malice la mode d’un relativisme culturel qui fera école. Le lecteur qui en lit le roman est tenté de se moquer de la naïveté du Persan confronté à la civilisation occidentale, avant de réaliser, en pro-longeant sa lecture, que c’est lui en fait, le dindon de la farce.

Entertainment

Mythe ou réalité ? Péripéties authentiques ou mystifications fictives ? Qu’importe puisque légendes et romans n’ont pas pour objet de nous instruire, mais de nous distraire. La chronologie

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historique des faits est aléatoire. Le réel n’est plus exclusivement l’affaire de statisticiens et autres experts du droit ou de l’écono-mie. Et si les historiens nous prennent généralement d’un peu haut, chez nombre d’entre eux, les romanciers qui sommeillent font tout ce qu’ils peuvent pour nous interpeller à hauteur d’homme. Ils ne sont pourtant plus les seuls à vouloir nous prendre par les sentiments. Et ils doivent aujourd’hui rivaliser avec des majors de l’entertainment, capables de mobiliser des dizaines de millions de dollars dans la production de téléfilms et de séries télévisées historiques dramatiquement irrésistibles.

Destinées à être massivement diffusées, ces productions sollicitent les publics populaires. Dès lors, exit tout dialogue de haut vol susceptible de ralentir l’action, ou pire encore, d’obliger les téléspectateurs à se fatiguer les méninges. Tout didactisme explicite est exclu au nom d’un refus farouche du moindre soupçon de complexité. Il est hors de question, en effet, de fatiguer quiconque. C’est en tout cas selon ces critères que, promu à grand renfort de réclame dans le monde entier, fut produit et diffusé le Harem du sultan, un feuilleton télévisé turc qui, sur de longues semaines, tint en haleine, à l’heure du prime time, la quasi- totalité des publics arabophones et turcophones de la terre.

D’évidence, il ne s’agissait pas d’un documentaire historique sur le règne du sultan Soliman Ier le Magnifique, mais, figure centrale de cette série, on eût attendu pouvoir mieux l’entrevoir tel qu’en lui- même. Il n’en fut rien. Tout au contraire. Le sultan Soliman le Magnifique y est campé en incorrigible « cou-reur de jupons », cerné de favorites. Obsédé par les femmes, il semble n’avoir de temps que pour arbitrer les manigances et complots de son palais. Distrayant et décoiffant ! Mais qu’en est- il de la vérité historique ?

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l’affront fait à soliman

Émir des croyants, deuxième calife ottoman, parvenu au pou-voir de manière pacifique, Soliman le Magnifique n’avait rien d’un tel hurluberlu. Respectueux de l’État de droit, il était très attaché au respect des lois. Au point d’être surnommé « Soliman le Législateur ». Avisé et prudent, il ne prenait aucune décision importante sans consulter ses experts. grand conquérant, la taille du Califat doubla durant son règne. Même très âgé, il par-ticipait à toutes les batailles, y compris la dernière, en Hongrie, où il sut mourir courageusement au combat à l’âge de 76 ans.

Avec son bras droit le grand architecte en chef Sinan, promoteur de l’âge d’or architectural turc, il fit construire cette mosquée Bleue baptisée Suleymania en son honneur. Édifice dont il s’attacha à soigner l’acoustique. Avec pour effet qu’aujourd’hui encore, la voix du célébrant est entendue par des milliers de fidèles. Il est lui- même artiste et virtuose dans l’art fin et délicat qu’est l’orfèvrerie. Il sait aussi écrire. Y compris pour relativiser les richesses et les honneurs terrestres :

« Les gens prennent la richesse et le pouvoir pour le meilleur des destins,Mais dans ce monde, un moment de santé est le meilleur des états.Ce que les gens appellent souveraineté est une lutte sans arrêt et une guerre sans fin ;Le plus haut des trônes est bien la vénération de Dieu, c’est la béatitude dans tous ses états 1. »

1. Mansel P., Constantinople : City of the World’s Desire, 1453‑1924, St. Martin’s griffin, 1996, p. 84 (traduit en français sous le titre : Constantinople. la ville que désirait le monde. 1453‑1924, Paris, Seuil, 1997).

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En 2014, j’ai profité de ma présence à Istanbul pour visiter le palais de Topkapi. Je venais juste de voir à la télévision le dernier épisode du feuilleton le Harem du sultan. Je ne man-quais pas de savoir que ce feuilleton avait connu dans le monde arabe un succès qui avait dépassé celui de Dallas dans l’espace occidental. M’étant délibérément égaré dans les dédales de ce majestueux monument, je me souviens m’être abandonné à une aimable divagation, en imaginant rencontrer l’ombre grandiose de Soliman dans l’un des couloirs du palais.

Je l’entendis fustiger l’image régressive que le feuilleton don-nait de lui. Et même s’il admit que l’Histoire, la grande, la vraie, avait reconnu la qualité de son règne, il insista : « Peut- être est- ce le cas. Mais qui, dans votre monde actuel, lit encore vos historiens ? Et que vaut cette société où vos contemporains croient pouvoir comprendre l’Histoire du monde à travers de vulgaires feuilletons ? Il faut me rendre justice aux yeux du plus grand nombre. » Mais comment réparer un tel affront ? Et qui solliciter pour rendre justice à Soliman et à bien d’autres figures historiques dont les destins sont ainsi pillés par d’anodins et anonymes scénaristes de l’entertainment ?

De retour à Doha, j’ai répondu à cet appel fantasmatique avec une note, aussi vaine que bien sentie, sur Instagram 1. Le parfait « acte gratuit ». Celui d’un incurable puriste convaincu que, le plus souvent, la réalité est bien plus imaginative dans sa manipulation distractive qu’est la fiction.

1. Hamadaaalkawari en langue arabe.

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CHAPITRE III

Mes villes- mondes

le Caire

Issu en droite ligne d’une société traditionaliste, je suis arrivé au Caire en 1966, avant même l’indépendance du Qatar intervenue fin 1971. Cadre de deux parmi les plus grandes civilisations de l’Humanité, la civilisation pharaonique et la civilisation arabo- musulmane, Le Caire est une ville immédia-tement envoûtante et magique.

Elle se voulait alors le cœur battant de la culture arabe en plein renouveau. Ce qui porte nos frères égyptiens à considérer, dans un accès de patriotisme exempt de chauvinisme, que grâce à sa capitale, l’Égypte se voit promue comme la « mère du monde ». À titre personnel, si Le Caire ne m’avait donné que mon épouse égyptienne Zeineb, elle aurait été déjà généreuse et magnanime. Ma femme a partagé ma vie avec ses douceurs et ses amertumes, elle a grandement allégé mes fardeaux et m’a remplacé avec effi-cacité et force d’âme dans l’éducation de mes enfants.

Le Caire, pour le monde entier, était alors la capitale des arts et des lettres arabes. Mais elle était surtout, pour les foules

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grand public arabes, celle d’une musique arabe s’ouvrant au monde. L’immense chanteuse égyptienne Oum Kalthoum, celle- là même que Maria Calas avait considérée comme une voix incomparable, est encore à l’affiche. Abdelhalim Hafez, le « Rossignol brun » et crooner à la Sinatra de la chanson arabe, fait quant à lui rêver ses publics féminins. Et sur le même registre d’une mixité musicale entre Orient et Occident, son aîné, le grand compositeur et chanteur Mohammed Abdelwahab, est à son firmament.

Émerge également l’inoubliable Farid El Atrache, dont l’intense tristesse du répertoire lui vaudra d’être assimilé durant toute sa carrière au « chanteur triste » de la chanson arabe. C’est ici l’effet d’un conseil pris trop à cœur. Un de ses maîtres du conservatoire lui suggère en effet, plutôt que de garder un air impassible et distant, de montrer ses émotions en chantant. Il lui conseille de pleurer. La tristesse de ses chants deviendra sa marque caractéristique. Et il sera appelé le « chanteur triste » tout au long de sa carrière. Ses chansons font l’éloge du « prin-temps », ou d’un « premier murmure ». Et dans ses films son nom est immanquablement le même : Wahid, le « solitaire ». Bien qu’éternellement morose, Farid est doué d’un charme irrésistible. Et lorsqu’il joue dans un film, toutes ses partenaires féminines y succombent. Avant qu’il ne tombe amoureux à son tour.

En 1966, Le Caire était la ville où brillait Taha Hussein, sans doute le plus grand écrivain arabe de son temps. Aveugle dès sa troisième année, cet enfant de pauvres de la moyenne Égypte étudie à l’Université Al- Azhar, avant de consacrer, en 1919, à la Sorbonne, une thèse à Ibn Khaldoun. Taha Hussein sera un ministre de l’Éducation égyptien indocile, mais comblé d’honneurs et traduit dans le monde entier. Le rencontrer était

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un cadeau pour tous les Occidentaux qui passaient au Caire. Jean Cocteau fut de ceux qui l’admiraient, et André gide, son ami, préfacera son autobiographie, le livre des jours, qui connaîtra un succès universel. Le message littéraire de Taha Hussein est celui d’un islam ouvert et d’une attirance jamais démentie pour la France. Il est remarquable que sa petite- fille, Amina Taha Hussein, ait longtemps été conservateur en chef au musée des Arts asiatiques guimet à Paris.

Taoufik al- Hakim est une autre grande figure des lettres arabes. Né dans une famille aisée, son éducation première, à la turque, est sévèrement aristocratique. Il s’en sauvera en vivant au Caire son goût pour les lettres, le théâtre et la musique. Lui aussi ne résiste pas à l’attrait de la Sorbonne qu’il rejoint au seuil de la trentaine. La fréquentation des opéras et théâtres parisiens primera néanmoins sur toute autre forme d’études. Et il retournera au Caire sans le doctorat qu’il était venu y chercher. Pour retrouver Paris, en 1960, il saura devenir le représentant de l’Égypte auprès de l’Unesco. Auteur d’une centaine de pièces de théâtre et d’une soixantaine de livres, ses œuvres ne cessent d’être aujourd’hui massivement rééditées – un autre ténor de la littérature arabe.

J’avais 18 ans, et l’univers s’ouvrait à moi. Tout était nou-veau et fabuleux pour le jeune homme qui déambulait dans l’incroyable bouillonnement de Khan Khalili, le grand souk du Caire délimité par la célèbre mosquée d’Al- Azhar, consti-tuant, après la Zitouna de Tunis, l’une des plus anciennes universités du monde arabe. Le Café Fichaoui, la plus ancienne institution conviviale du Caire, est alors l’équivalent « années soixante » du Café de Flore parisien. C’est depuis toujours le point de rendez- vous des hommes politiques, des intellectuels, des écrivains et des journalistes du pays. On y boit du thé à la

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menthe, y fume la chicha et y manie par conséquent le narghilé et force variétés de tabacs parfumés à la pomme, à la cerise ou au raisin. « Je m’assois et je fume une chicha, confiait l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, l’un des plus fidèles clients du Café Fichaoui. Et devant mes yeux, les volutes de fumée font alors apparaître les personnages de mes romans. »

Chaque soir et même si je ne pouvais accéder qu’aux tables les plus éloignées de celles de mes stars littéraires, le show était garanti au- delà de tout espoir pour le jeune étudiant que j’étais. Quel spectacle que celui de ces grands maîtres de la littérature arabe échangeant à haute voix ! J’épiais chaque mot audible, et la moindre mimique significative des écrivains, poètes et artistes présents. Tétanisé, incrédule, je savourais le privilège de pouvoir m’approcher, à les en toucher, tous ces géants littéraires qui marquaient leur époque d’une empreinte incandescente. Oui, j’avais 18 ans et, pour l’adolescent que je restais, mes horizons ne connaissaient aucune limite.

Beyrouth

Dès l’atterrissage, Beyrouth m’apparut comme cette ville pure et limpide qu’elle restera à jamais dans mon esprit. Tel un miroir, elle reflète une société locale tour à tour complexe, subtile, déchirée, vaillante, souffrante, mais gardant espoir. Il arrive que drames, conflits et massacres fassent vibrer ce miroir et troublent les images qu’il renvoie. Avant, au prix d’un sur-saut dont seuls ses habitants de Beyrouth ont le secret, que ces images ne redeviennent claires et lisibles et prévisibles.

L’alternance entre félicité insondable et drames absolus est un destin que, de force et de gré, partage tout visiteur avec

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les Beyrouthins. Et si cet étranger découvre alors que le pire du pire peut être supportable, c’est finalement, comprend- il bien vite, parce que ses hôtes, exquis comme nulle part ailleurs dans le monde, maîtrisent comme personne, l’art de soigner les peurs et autres nostalgies de leurs invités, en vous ouvrant leurs cœurs.

Diversité et pluralisme, esprit pionnier de Libanais, grands navigateurs phéniciens, aventuriers et doués d’un sens aigu des échanges commerciaux et de la finance : c’est ainsi que se résument les talents rares des habitants de cette ville si souvent martyre. Pluralisme et multiconfessionnalisme s’y exprimaient en majesté. Musulmans sunnites et chiites, druzes et chrétiens s’y côtoyaient.

J’avais découvert au Caire la grandeur et le souffle lyrique des grands textes arabes. À Beyrouth, ville ayant jadis hérité de la première imprimerie du monde arabe et qui restait la capitale discrète et même secrète de l’édition arabe, j’ai appris la concentration, l’efficacité et la jouissance d’une ouverture sans égale sur la scène internationale.

C’est aux deux tiers du xixe siècle que des pères jésuites fondent, l’Université Saint- Joseph, premier établissement d’enseignement universitaire catholique et francophone du Proche- Orient. En 1881, son recteur, le père Monnot, obtient du pape la confirmation canonique du titre d’université et le droit de conférer les grades académiques de licences et de doc-torats en philosophie et en théologie. On y fonde à compter de 1888, une faculté de médecine et de pharmacie. Mon seul mérite a été d’avoir le privilège, jeune ambassadeur au Liban de mon pays, de compter, curieux de tout et comme jamais, parmi les étudiants de cette prestigieuse université.

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Publication de livres sans réserve et libre expression média-tique : c’est dans des journaux publiés à Beyrouth que j’ai découvert et compris la finalité et l’absolue cohérence de la subtile ascèse et intelligence stratégique qu’implique, au nom d’une démocratie ouverte, le pluralisme politique, idéologique, intellectuel et culturel.

À Beyrouth, les mélomanes que nous étions mon épouse et moi- même étaient comblés. Fairouz ! Qui n’a pas rêvé d’écou-ter un concert de cette chanteuse beyrouthine dont le nom de scène porte le nom arabe d’une turquoise, la pierre précieuse bleu pâle tirant sur le vert – là encore la mixité, j’allais dire le métissage Orient- Occident, fera florès. Des accents classiques, mais également des rythmes plus jazz parsèment les partitions de notre diva, surnommée à juste titre la « voix de la tolé-rance ». Premier concert public en 1957, une notoriété qui gagne l’ensemble du monde arabe, mais un devoir de réserve durant la guerre civile libanaise : Fairouz, bien vite célèbre, sait se faire discrète. Car bientôt, lors de la guerre israélo- arabe de 1967, la dolce vita libanaise ne sera plus de mise. Et c’est en Syrie que Fairouz élira domicile.

Après chaque concert, conférence ou dîner, l’avenue Al- Hambra, avec ses cafés, ses galeries d’art et ses cercles litté-raires, était le lieu de rencontres de prédilection de la jeunesse libanaise. Avec Zeineb, nous adorions nous attarder à cet endroit. Avant d’aller respirer l’air maritime, face à la Méditerranée, sur la corniche longeant la mer. Et tout autant, le lendemain, rejoindre les campagnes qui entouraient Beyrouth. Toute une gradation de pastels nous attendait pour découvrir les montagnes couvertes de cèdres millénaires, les vallées coupées de rivières limpides et les côtes tortueuses, une autre source immense de jouvence et de plaisirs innocents.

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Sans oublier le parcours de ceux qui, appelés par leur destin, ont dû quitter Beyrouth pour accomplir leur devoir. Ainsi en fut- il du Palestinien Mahmoud Darwich, né en galilée, non loin de Saint- Jean- d’Acre, dans une Palestine alors sous mandat britannique. Réfugié au Liban, il retournera en Palestine pour découvrir que son village est devenu un village juif. Avant que sa famille ne se réinstalle en Palestine. Ce poète de la cause palestinienne a passionnément aimé le Liban. Alors qu’il va définitivement quitter la ville, il comprend qu’il regrettera à jamais, avec « Beyrouth, la forme de l’esprit dans le miroir », comme il l’exprime dans un de ses poèmes.

Damas

Damas a été la troisième ville arabe où j’ai vécu. Tout étranger arabophone, d’où qu’il vienne, y est invité à savourer l’enchantement d’une langue arabe maniée à un degré très pur. J’étais à peine marié lorsque le destin nous a menés à Damas. Mon épouse Zeineb et moi vivions un ravissement perpétuel.

Chaque monument imprime sur cette capitale du Levant l’empreinte d’un passé grandiose. C’est évidemment le cas de la mosquée des Omeyyades où se superposent, en couches et en touches successives, la marque du génie créateur de bâtisseurs et d’artisans romains, byzantins et arabes. Quel privilège, pour véritablement saisir l’âme de tels lieux, que celui d’avoir pour décor quotidien des monuments séculaires ! S’oublier dans les salles et les jardins de ce bijou de créativité esthétique et archi-tecturale qu’est l’ancienne maison damascène ; puis, à deux pas de là, contourner la fontaine à bassin octogonal et se perdre sous les voûtes et coupoles, recouvertes de bandes de pierres

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blanches et noires en damier, de l’antique caravansérail : nous étions en plein conte des Mille et Une nuits.

À l’époque où j’y étais ambassadeur, les universités de Damas accueillaient des étudiants, artistes et intellectuels venus de tout le monde arabe. Marquée par l’empreinte prestigieuse qu’y a laissée la dynastie des Omeyyades, cette capitale du jasmin fascinait son monde. Ces califes éclairés seront les maîtres de la Syrie du viie au viiie siècle. Leur empire s’étend alors de l’Indus à l’Espagne. Leur règne, assimilé à un âge d’or, est synonyme de cohabitation entre les religions. Large autonomie judiciaire et liberté de culte sont alors la règle dans une Syrie ouverte à tous les vents. Relation de cause à effet ? Lors de mon séjour, tout respirait le plaisir de penser librement, sans tabou, sur tous les sujets de grande ou petite actualité.

Damas était alors le forum d’une langue arabe que maniaient en virtuoses des écrivains tels que Khalil Mardam Bey, george Saidah, Shafiq Jabri, Nizar Qabbani, Fares Zarzour, Zakaria Tamer, ghada al- Samman, Mohammed al- Maghout et bien d’autres encore que je pourrais citer à l’infini. L’harmonie, sur fond de syncrétisme religieux, régnait entre les habitants de Damas. Ce qu’illustre l’exemplarité du destin croisé, bien connu des Damascènes, de Samir le chrétien et de Mohammed le musulman. Ces bons croyants sont tous les deux nés vers la fin du xixe siècle. Samir est né rachitique handicapé moteur et Mohammed non- voyant. Mais, miracle, une profonde amitié les lie d’instinct. Ce qui les porte, pour mieux affronter avec bravoure leur handicap respectif, à s’unir contre le sort qui les frappe communément. Mohammed l’aveugle prend sur lui de porter son ami sur son dos, alors que Samir le rachitique guide leur marche dans Damas. Et c’est ainsi, démunis par la nature, mais forts de leur amitié, qu’ils deviennent indissociables du

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paysage damascène. Chaque jour que Dieu fait, les habitants de leur quartier les voient donc rejoindre ce café populaire où Samir, en conteur né, raconte force fables et histoires à son fidèle public alors que Mohammed, resté à l’entrée du local, y vend des pois chiches cuits à l’eau et épicés au cumin. Samir mourut le premier. Et Mohammed, se cloîtrant dans son modeste logis, le pleura toute une semaine. Avant qu’il ne s’éteigne à son tour dans la chambre où lui et Samir avaient vécu en amitié et fraternité.

Ainsi étaient les gens de Damas. Car à Damas, lorsque l’on s’y rencontrait, nul ne pensait ni ne s’intéressait à la religion de son vis- à- vis. Nous aimions, en week- end, vagabonder dans la plaine couverte de vergers en fleurs de Zabadani. Et nous sommes tristes d’entendre dans les médias que cette merveille agreste est aujourd’hui un enjeu stratégique majeur dans la terrible guerre qui ravage la Syrie.

Dans un hôtel du mont de Bloudène, situé à deux pas, rési-dait durant l’été le grand compositeur et chanteur de charme à la voix de velours Mohammed Abdelwahab. Insigne privilège, ma qualité de diplomate me permettait de le fréquenter et de savourer ses concerts. Son art consistait alors à intégrer des phrases musicales de Bizet ou de Beethoven dans ses parti-tions de musique arabe. J’allais oublier de dire que notre ami chanteur avait composé une dizaine de chansons à succès pour Oum Kalthoum.

J’ai connu Damas en un temps où son trait essentiel était cet immense pouvoir de brassage voulant que tout humain s’y sente avant tout et surtout parmi d’autres humains. Mais il est fort probable qu’avec les guerres intestines qui secouent cette ville désormais martyre, nous ayons à regretter ces temps de paix et de concorde.

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Paris

En poste à Paris de 1979 à 1984, je fus certainement l’un des visiteurs les plus assidus de la capitale à fréquenter le musée du Louvre, comme de bien d’autres musées en France, recher-chant à assouvir une insatiable soif de beauté.

Celui d’Art moderne au Trocadéro, le musée Carnavalet, celui d’Orsay, le centre georges- Pompidou, le palais galliera, les musées Rodin, Jacquemart- André… Celui de l’Ermitage à Saint- Pétersbourg, New York et son Metropolitan, Londres et le British Museum, Berlin et son Pergamon- Museum, Madrid et le Prado, Amsterdam et son Rijksmuseum. Le Caire abrite ce musée émouvant où se rencontrent les civilisations pha-raonique et arabo- musulmane, et Tunis le musée du Bardo et sa monumentale collection de mosaïques romaines. Mais aucune ville de la terre, plus que cette ville- monde, promise mais jamais totalement conquise qu’est Paris, n’atteste une telle folie créative.

Je dois à mon séjour français, en immersion dans Paris, l’éveil de l’une des passions de ma vie. Celle qui me portait, chaque automne à attendre fébrilement, comme nombre d’afi‑cionados, l’annonce des prix littéraires en France ; et encore, quelques semaines plus tard, celle du prix Nobel de littéra-ture, décerné par la prestigieuse académie suédoise. J’ai alors adoré suivre et vivre les polémiques que suscitaient les choix des jurys de ces prix. Et je me suis chaque année réjoui de découvrir de nouvelles et brillantes plumes parmi les heureux primés, et presque autant de talents prometteurs parmi les auteurs éconduits. Cette passion littéraire, d’inspiration lar-gement française, pour ne pas dire parisienne, a également

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inspiré des initiatives on ne peut plus professionnelles au titre de ministre de la Culture, des Arts et du Patrimoine de mon pays.

Le Louvre

Ma fascination pour le Louvre a été immédiate, radicale et définitive. Tout y est superlatif : 68 000 mètres carrés de gale-ries pour 35 000 œuvres et 10 millions de visiteurs du monde entier chaque année. Et je ne compte plus les fois où, le plus souvent avec un membre de ma famille, je me suis retrouvé parmi ses chefs- d’œuvre.

Forteresse au Moyen Âge, puis demeure des rois de France, le Louvre a accueilli huit siècles d’histoire. Dès lors, quelle émo-tion que celle de découvrir, dans les sous- sols du musée, les fon-dations de la tour de garde centrale de la forteresse construite dans le courant du xiie siècle par Philippe Auguste, septième roi de la famille des Capétiens, sur la rive droite de la Seine ? Avant qu’avec Charles v le Louvre ne devienne cette rési-dence royale que les souverains valois et Bourbons ne cesseront d’agrandir, d’aménager et d’embellir. Dévolu aux académies des Beaux- Arts et résidence de nombreux artistes à compter du xviiie siècle, il devint un temple des arts avec l’ouverture en 1793 du Muséum des arts. Au fil du temps, les collections de ce qui deviendra le « Musée des musées » pour les experts du monde entier ne cesseront de s’enrichir d’acquisitions, de découvertes archéologiques, de dons ou de legs.

Pour son président actuel, « plus qu’un lieu de rencontre, Le Louvre s’affirme comme un lieu de partage, ouvert et généreux, où l’exceptionnel est accessible à tous ». Fini ces époques où

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la contemplation de l’art de qualité était réservée aux élites. Le Louvre est en effet l’héritier du siècle des Lumières et de la Révolution française et a bien mérité ses galons, étant la source d’inspiration de milliers de musées par le monde. Récemment enrichi par l’ouverture d’un huitième département, celui des arts de l’islam, il s’est régionalisé en France même par la créa-tion d’un Louvre- Lens dont le succès a été immédiat.

Autre initiative originale : l’ouverture prochaine d’un Louvre- Abu Dhabi sur la base de plusieurs centaines de prêts d’œuvres issues de collections françaises et de la fourniture, sur quinze ans, en quelque sorte clefs en main, de quatre expo-sitions originales. Un simple échange de bons précédés ? Pas seulement ! En profondeur, c’est bien plus encore : un immense cadeau consistant à ouvrir, pour un ami étranger vivant à des milliers de kilomètres de l’Hexagone, entre un désert de sable et un désert maritime, une gigantesque fenêtre sur les verdoyants paysages de l’âme de la France et les arts du monde.

Coup de foudre

Je n’ai pas inventé l’expression « coup de foudre ». Mais je la considère parfaitement adaptée à mon cas et à cette si douce pathologie dont je me sens atteint. Car j’aime Paris et la France d’un amour absolu et inconditionnel. Et je crains n’avoir eu de cesse de propager cette noble affection à tous les étages des pouvoirs civils et étatiques de mon pays.

Dois- je le regretter ? Pas la moindre seconde.Dois- je m’en justifier ? Je n’y pense pas un seul instant.Comprenons- nous. Comment imaginer que, comme

nombre de citoyens d’autres pays, les Qataris ne se sentent

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pas en confiance au pays de l’universalisme ? Ceux qui ont d’ailleurs la chance de connaître notre capitale, Doha, mesurent infiniment mieux notre attirance pour la France et notre attachement sincère à sa langue et sa culture. Même si, outre l’arabe, la langue de travail est souvent l’anglais, bon nombre de nos élites, dont notre émir, parlent le français et souhaitent le transmettre en héritage à leurs propres enfants. C’est ainsi que Doha la francophile compte à elle seule trois établissements français ou franco- qataris d’enseignement. Ils sont parmi les plus prestigieux du golfe et bon nombre de familles se sont placées en liste d’attente pour y scolariser leurs enfants. Ainsi donc, quand ce pays où j’ai longtemps vécu et où je réside souvent, est attaqué comme il l’a été avec une violence inouïe en janvier et novembre 2015, je me sens, moi aussi, visé et atteint. Car je m’y ressens inti-mement chez moi.

Je suis né au Qatar comme je vous l’ai confié dès la première ligne de ce livre. Mais, plus que n’importe où ailleurs dans le monde, je me sens entre vieux amis au sein du monde franco-phone. Et c’est aussi le cas de tous les membres de ma famille. Celle- ci offre, à l’extérieur de moi- même, un tableau discret de ce que je suis intimement devenu dans mon for intérieur : profondément ancré à une tradition millénaire, un citoyen du monde ouvert à tous vents. Mon épouse est égyptienne, ma fille Iman est née au Liban, et Tamim, mon fils aîné, en Syrie. Mon cadet, Omrane, a vu le jour en France. Bien entendu, en plus de l’arabe, de l’anglais ou autres langues spécifiques, nous sommes tous fièrement francophones.

Somme toute, voilà l’Orient et l’Occident réunis, dans l’har-monie, sous le même toit, par la force du Destin. À notre domi-cile de Paris, nous nous sentons effectivement et affectivement

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français parmi les Français. Heureux de n’y être, dans les foules des stades, ou celles des grands magasins, que des Monsieur ou Madame Tout- le- monde.

New York : le Metropolitan

Après Paris, New York a été, de 1984 à 1990, ma nouvelle ville- monde. J’habitais entre la Cinquième Avenue et Madison Square. Et comme la marche était alors, et est encore, mon sport quotidien préféré, Madison Avenue était une des artères que je parcourais de bout en bout plusieurs fois par semaine : je m’arrêtais souvent devant l’une ou l’autre de ses galeries, ravi par la facture d’un clair- obscur, ou boxé par la vivacité, autant dire le punch d’une toile avant- gardiste. Mais l’essentiel était ailleurs. Depuis mon domicile, je n’étais qu’à une petite demi- heure de marche du Metropolitan et de ses expositions permanentes et temporaires. Fasciné par ses départements égyptien et arabo- musulman, j’ai consacré des dizaines d’heures à y contempler les vestiges, traces et splendeurs de civilisations disparues.

Ce musée témoigne à mes yeux d’une caractéristique typique de la mentalité américaine. Il a été fondé sur une initiative privée et ses collections proviennent en majorité de grands donateurs. Car, avant même de posséder la moindre pièce, le Metropolitan Museum of Art fut un idéal social et moral : l’art devait élever quiconque y aurait accès, raffiner la pen-sée individuelle, faire progresser le commerce et l’industrie et contribuer à l’avènement d’un monde meilleur.

En feuilletant les premières pages du guide du Metropolitan, je comprends pourquoi le lien entre Paris et New York, entre Le Louvre et le Metropolitan s’est noué avec une telle évidence

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dans mon esprit. « L’idéal de musée encyclopédique ou “univer-sel” du Metropolitan, y écrit Thomas Campbell, le maître des lieux, est hérité des modèles européens du siècle des Lumières. Le mandat du MET est de collectionner les plus grandes réali-sations artistiques de toutes les cultures et de toutes les époques. Ainsi, le MET possède des objets remontant au huitième mil-lénaire avant Jésus- Christ. »

Oui, encore et toujours, l’évocation de cette exposition à ces Lumières qui, depuis le xviiie siècle, a irradié l’art de penser et de créer. Fils fidèle et loyal d’une tradition orientale séculaire, auditeur assidu des majlis de mon enfance, j’étais aussi devenu, au gré d’un processus de cristallisation intellectuelle, affective et esthétique très progressif et très subtil, un peu plus encore un citoyen du monde.

« À bien des égards, précise l’éditorial du directeur, l’his-toire du Metropolitan est typiquement américaine : elle est faite d’ambition, de sens civique et de générosité. Tout a néan-moins commencé lors d’un déjeuner à Paris, le 4 juillet 1866, à l’ombre des musées européens. Ce jour- là, John Jay, éminent avocat américain, déclare que les États- Unis se doivent d’avoir un musée d’art. Les convives, des compatriotes, s’engagent sur- le- champ à œuvrer en ce sens. C’est ainsi que le Metropolitan Museum of Art est né quatre ans plus tard ». En 1880, à l’inau-guration du bâtiment de Central Park, Joseph C. Choate, l’un des administrateurs, affirme que le MET sert « l’intérêt vital et concret de millions de travailleurs ». Il y a bien, dans ce texte sobre et explicite, la quintessence de cet inconfondable esprit américain. Et celle d’une ville, New York, dont je ressentais quotidiennement la vibration, alors même qu’elle m’avait ouvert son cœur, confié ses secrets et laissé entrevoir sa magie intime.

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CHAPITRE Iv

Le florilège Nobel

En son temps, j’ai chargé l’une des directions du ministère de la Culture et du Patrimoine du Qatar d’acquérir les droits de traduction arabe des conférences tenues, le jour de leur couron-nement et du haut de cette tribune prestigieuse, par les lauréats du prix Nobel de littérature. Je tenais ardemment à ce que le public arabe, le plus large possible, découvre l’humanisme et l’amplitude du regard que portent sur le monde ces écrivains de stature mondiale. Et j’ai naturellement veillé à ce que les traductions en arabe soient de très haute qualité.

Un acte que j’inscrivais dans la pure tradition encyclopédiste des Lumières arabes du ixe siècle, en regroupant dans plusieurs volumes les conférences d’intronisation des primus littéraires mondiaux. Pour l’occasion, il m’a semblé opportun d’inviter à Doha le Suédois Kjell Espmark, membre éminent du comité Nobel de littérature, pour y prononcer le discours inaugural au théâtre de l’Opéra du village culturel de Katara, où un panel d’intellectuels du Maghreb et du Mashreq était présent.

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Blancheurs immaculées

Aperçu historique sur la naissance du prix et son évolution ; critères de sélection et des diverses étapes du processus de décer-nement du prix Nobel de littérature : l’exposé du professeur Kjell Espmark, poète, romancier et membre de l’Académie royale de Suède fut magistral. Et pour une foule de Qataris et d’intel-lectuels arabes, l’écouter fut un ravissement. J’ai, ce jour- là, découvert un homme extraordinaire, humble comme les grands savants, rayonnant de cette douceur propre aux Scandinaves, et de la sagesse que l’on acquiert après d’interminables débats intellectuels, au plus haut niveau d’exigence.

Kjell Espmark est, au sein de l’académie Nobel, titulaire de la chaire numéro 16. Son influence est grande. Mais ses mots sont pesés. Économe dans son verbe, il me confia sa fascination pour la blancheur de Doha : « Tout est blanc dans cette ville. La lumière et ses reflets, votre vêtement blanc traditionnel avec sa propreté lumineuse, sa pureté éclatante, et sa blancheur immaculée. » Tout en parlant, il essuyait interminablement les larmes qui coulaient de ses yeux. Rien de dramatique. En fait, une simple hypersécrétion de la glande lacrymale due à la fournaise et à l’intense réverbération des blancheurs virginales de Doha. La blancheur des sables de notre désert illuminant les yeux d’un homme venu du pays des neiges : quel beau symbole de notre humanité commune !

Cela n’empêcha pas notre hôte de déployer une très belle allégorie agreste sur la culture : « La culture, nous confia- t-il, est semblable à ces graines que l’on sème chaque année pour bien-tôt récolter une moisson faite de sens, de pensée et de beauté en abondance. Et lorsqu’il arrive, pour l’une ou l’autre raison,

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que lors d’une période de vaches maigres, cette récolte soit désastreuse, les nations responsables préfèrent souffrir la faim plutôt que consommer leurs dernières et pauvres semences. Elles préservent ainsi le droit des générations suivantes à ces semences du sens et de la culture, de la pensée et de la beauté. Il est impensable de manger ses semences. Car ce serait s’en priver pour les ensemencements du futur… »

Comment mieux illustrer l’art de ce savoir utile dispensé par mon illustre invité suédois ? Ce disant, mon visiteur m’appre-nait implicitement que, si les peuples du Nord et des déserts du froid extrême avaient inventé l’économie des caves et des greniers, c’était pour conserver leur unique récolte annuelle et les graines de leurs ensemencements futurs. Leur loi était l’instinct de survie. Dès lors, face à cet homme issu des déserts blancs préarctiques, ne pas se ressentir l’enfant d’un univers comparable, blanc comme Sahara ou, certains jours de four-naise celui de nos propres espaces désertiques arabiques.

Paroles de Nobel

Au fil du temps, l’impression a prévalu que, plutôt que de distinguer érudition, virtuosité et intelligence dramaturgique, les membres du jury de l’académie de Stockholm se déter-minaient en fonction de choix éthiques. Au point que, selon quelques ténors de la presse mondiale, les choix de ces sages aient pu être dictés par des considérations d’ordre moral et idéologique plus que purement littéraire.

Clairement, je pense quant à moi que ces dits sages n’ont jamais fait qu’obéir à une vision humaniste. Avec laquelle, effectivement, se conjuguait celle d’une compréhension aiguë

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des enjeux universels dramatiques, économiques et géopo-litiques, que l’Humanité se doit d’aborder dans l’urgence. Comment, en effet, dissocier éthique et esthétique ? Pour le Nobel 1989, l’Espagnol Camilo José Cela, « sens éthique » et « engagement esthétique » sont inséparables. Une position que renforce encore le poète Joseph Brodsky (prix Nobel 1987) lorsqu’il pose l’« esthétique » en tant que « mère de l’éthique ». Et qu’approuve le Péruvien Mario vargas Llosa en statuant que « toute littérature exempte d’éthique est une littérature inhumaine ».

grand lecteur, depuis que mon épouse m’a converti à ce laisser- aller intense et si profondément bouleversant, au sens propre, que peut être la lecture, je m’indigne qu’en nombre d’endroits du monde l’analphabétisme se conjugue avec la persistance de famines. Doris Lessing, lauréate du Nobel de littérature en 2007, en témoigne sur la base de ce qu’elle a personnellement observé dans le nord- ouest du Zimbabwe. Elle nous parle, malgré la dureté des conditions de vie, d’une soif démesurée de livres. Les gens la priaient : « S’il vous plaît, lui disaient les habitants déshérités de ces lieux, envoyez- nous des livres. Pensez à nous quand vous retournerez à Londres ! » Ce qu’elle fit. En découvrant dans la capitale anglaise, stupéfaite, une situation radicalement différente. Une surabondance de livres, mais un appétit minimal : « Comme vous le savez, lui apprit le professeur d’une institution scolaire prestigieuse du nord de Londres, beaucoup d’élèves n’ont jamais rien lu, et nous n’utilisons que la moitié des livres disponibles dans la bibliothèque. »

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le prix d’un livre

L’occasion pour Doris Lessing de réaliser que « le prix d’un livre papier de bonne qualité en Angleterre équivalait à un salaire mensuel au Zimbabwe ». Un constat stupéfiant qui l’amena à créer une association ad hoc en vue de corriger cet état de fait.

Depuis, très certainement trop modestement, un flux ininterrompu de livres s’est instauré entre l’Angleterre et le Zimbabwe. Et l’on peut imaginer que des paquets de livres soient épisodiquement accueillis, avec « des larmes de joie », avant d’être rangés sur l’unique rayon de l’une de ces biblio-thèques spartiates, constituée d’une planche en bois posée sur des briques en terre cuite, à l’ombre d’un arbre. Et à deux pas de l’une de ces « classes de citoyenneté », ainsi que Lessing qualifiait ces écoles africaines où chaque livre vaut son poids d’or. Comment imaginer plus belle invite à ce « banquet des savoirs » rêvé par J. M. g. Le Clézio ? Lui sait, en effet, avec Lessing et les privilégiés de la culture que nous sommes, que « les écrivains ne proviennent pas des maisons où il n’y a pas de livres ». Et, tout autant, toujours selon sa consœur britan-nique, que « l’on ne peut pas instaurer l’égalité et le respect des autres sans donner à tout enfant les bienfaits de l’écriture ». Car, souligne Le Clézio, chaque enfant qui naît « porte en lui- même l’avenir du genre humain ».

L’accès à l’alphabétisation ne peut se réduire à un cadeau que ferait l’élite savante du monde aux pays en voie de déve-loppement où de larges couches de la population sont pri-vées des bienfaits de la lecture et de l’écriture. Il ne peut s’agir de l’expression d’une charité au nom d’un humanisme

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hautain, mais de l’affirmation que la culture est foncièrement une propriété collective et commune de l’Humanité dans son ensemble.

De l’essentialité de la littérature…

Telle est, ai- je découvert en relisant leurs discours, la vision des lauréats du Nobel. Ils accordent ainsi une importance décisive au livre, objet maniable, repérable et transmissible, comme un moyen privilégié de diffusion culturelle. Le livre à la mode ancienne reste donc encore, dans notre monde numé-risé, surtout là où la fée électricité n’est pas au rendez- vous, « cette ressource merveilleuse pour nous connaître nous- mêmes, découvrir l’Autre et prêter l’oreille à la symphonie humaine riche de ses sujets et de la disparité de ses mélodies ». Afin qu’en nombre croissant, plus de peuples, sur plus de continents, et tel que le proclame amèrement l’écrivain turc Orhan Pamuk, « la crainte de la marginalisation, la sensation de n’avoir aucune importance et aucune valeur, l’atteinte à la dignité, la fragilité et la peur de l’humiliation que ressentent plusieurs commu-nautés » ne soient plus le lot quotidien de trop de malheureux.

« En nous faisant jouir ou souffrir, et en nous étonnant », avance Mario vargas Llosa, la littérature « nous unit au- delà des langues, des croyances, des us et des coutumes, ou des préjugés qui nous séparent ». Elle est, ajoute- t-il, manière d’interpeller « les imperfections de la vie ». Et « sans les romans, nous serions moins conscients de la valeur de la liberté qui fait que la vie mérite d’être vécue ». Son extinction ferait de notre univers « un monde sans désirs, sans idéal et sans insolence, un monde d’automates privés de ce qui fait l’Humanité de l’être humain :

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la capacité de sortir de lui- même pour devenir un autre être humain et d’autres êtres humains faits de nos rêves ».

Encore faudra- t-il que, pour précisément éloigner le spectre de cette extinction, rien de moins que celle de nos civilisations suite à ce « choc » apocalyptique que craignent d’aucuns, la nécessité de dépasser la barrière des idéologies, des frontières nationales et ses différences linguistiques. Car, ainsi que le constate en 2000 le prix Nobel de littérature, le Chinois gao Xingjian, « la condition existentielle humaine est au- dessus de n’importe quelle théorie […]. La littérature est dans ce sens un contrôle universel du sens de l’existence humaine ». Propos auxquels, en 2014, fait écho le romancier Patrick Modiano, en soulignant le devoir de rigueur et de précision d’un auteur : « Loin de déformer la réalité, l’écrivain doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle- même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enre-gistrer les mouvements les plus imperceptibles. »

La cellule humaine, sait- on, est une et spécifique dans sa structuration, mais, à travers l’infinie variation de codage de l’ADN, absolument diverse. À de multiples égards, les grandes littératures expriment, quant à la qualité du sens qu’elles donnent à la vie de l’Humanité, la même absolue diversité. Pour le comprendre, j’ai dû, à certains moments, quelque peu malmener mon inclination au pragmatisme et à mon goût pour une rationalité certaine. Avant d’admettre que ces chers Nobel, avec des œuvres passant souvent pour des divertissements roma-nesques, car fruits d’imaginations prolixes, m’avaient troublé et porté à réviser bien des certitudes.

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Panthéon personnel

Telle est la leçon que je tire de cette longue, profonde et si riche lecture de ces discours de Nobel aujourd’hui conser-vés dans leur version arabe dans plusieurs tomes accessibles à la bibliothèque du ministère de la Culture à Doha. Mais comment, à l’issue de cette récolte, à la sauvage, de citations multiples, résister à la tentation d’évoquer plus exclusivement deux prix Nobel qui se partagent un espace majeur de mon panthéon personnel ? Ils ont en ce sens incarné, dans ce que furent leurs faits et œuvres et à un degré de syntonie extra-ordinaire, ce que je sens, pense, idéalise et espère.

vous imaginez bien, réalité générationnelle oblige, qu’une large partie de ma seconde enfance, mon adolescence et mes premières années d’adulte ont été bercées par les récits et romans magiques de Naguib Mahfouz, prix Nobel de littéra-ture 1988. Ceci d’autant plus intimement que ses livres avaient pour décors les venelles et ruelles des quartiers du Caire, la ville où j’ai transitoirement été étudiant. Mon autre héros Nobel est un confrère diplomate réputé pour ses poésies et son érudi-tion : le Mexicain Octavio Paz, sur le destin et l’œuvre duquel je reviendrai longuement. Leurs leçons de vie m’ont façonné en profondeur. Et je suis aujourd’hui la parfaite synthèse, non point de ce qu’ils étaient sur les registres du talent, de l’éru-dition ou des savoirs, mais de cet esprit de combat, tolérant, mais sans concession à l’obscurantisme, qu’ils entendaient pro-mouvoir.

Dans la liste des discours des lauréats du prix Nobel de littérature, celui de Naguib Mahfouz a été le plus bref. Et le plus fidèle aux conceptions humanistes d’un romancier dont

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les racines remontent à la civilisation pharaonique, d’un Arabe dont l’identité culturelle est arabo- musulmane, d’un citoyen du tiers- monde conscient des peines et des difficultés de ses semblables, et d’un intellectuel ouvert aux « nectar d’une civi-lisation occidentale » qu’il décrit « si riche et envoûtante ». Il ne s’est guère éternisé sur les descriptions des grandeurs et décadences des familles pharaoniques dont il s’était fait une première spécialité dans sa production littéraire. Et pas plus sur l’évolution de celles- ci vers le monothéisme. vanter les réalisations des Pharaons dans le domaine des arts et de l’architecture, domaine couru s’il en était, ne fut jamais trop son affaire. Pour lui, relater une saga pharaonique impliquait vérité et Justice, des vertus attestant bien mieux « que prestige et richesses matérielles, le degré de civilisation atteint par une société ».

Naguib Mahfouz

Mahfouz fit sien l’appel lancé par la civilisation islamique à l’Humanité, l’invitant à une union spirituelle fondée sur la liberté, la tolérance et la fraternité entre les religions. Non sans manquer, pour illustrer son propos, de rappeler cet épisode historique voulant qu’un chef islamique ait su échanger avec l’État byzantin des prisonniers de guerre contre des livres de philosophie, de médecine et de mathématiques grecs. Morale de cette histoire : un musulman sincère, adepte d’une religion révélée, ne devait pas se renfermer sur ses propres savoirs, mais savoir tirer profit des fruits de la civilisation, fût- elle païenne.

Dans son discours d’intronisation de 1988, il dénonce l’endettement des États, les famines, la pollution, l’Apartheid,

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l’injustice faite aux Palestiniens ainsi que toute forme d’atteinte aux droits de l’Homme. Toutes ces « plaintes humaines » issues d’une civilisation se voulant « avancée »… Hier, rappelle- t-il, les grands du monde recherchaient victoires, domination et gloire au bénéfice de leurs nations respectives. Mais aujourd’hui, adjure- t-il, le temps est venu pour qu’émergent des « leaders se sentant responsables de l’avenir de la planète dans son ensemble ».

Le propos de Naguib Mahfouz est à la fois soupir et appel. Un soupir, car il exprime les souffrances d’une partie écrasante de l’Humanité, et un appel, puisqu’il milite en faveur d’un engagement collectif et humaniste dans une lutte sans merci contre l’orgie du mal et ses partisans. Cette adjuration date d’un quart de siècle. Elle est plus que jamais d’une actualité dramatique.

Naguib Mahfouz fut le peintre talentueux, sensible, mais aussi très lucide et audacieux de son Caire natal lors d’une période de transition convulsive de l’Égypte entre tradition, ancien régime et modernité révolutionnaire. Sa passion consista à dresser tableau de son époque. Une toile foisonnante dont il fut à la fois le peintre et le modèle.

Octavio Paz

Octavio Paz a moins décrit et écrit qu’exploré et interrogé l’avenir et les mystères du monde. Il s’est tout particulière-ment penché sur l’angoisse de ses contemporains face aux bouleversements de l’époque moderne. J’ai trouvé dans son œuvre l’esquisse de solutions opérationnelles, autrement dit praticables. Non point parce qu’elles étaient frappées au coin du bon sens, mais parce qu’elles se voulaient culturelles dans

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leur essence. Son univers m’était familier, car je fus un temps, bien que basé à New York, ambassadeur attaché au continent sud- américain.

Prix Nobel de littérature 1990, cet illustre Mexicain, fils d’un ancien conseiller du révolutionnaire Emiliano Zapata, lui- même ancien de la guerre d’Espagne, en rupture avec le com-munisme lors de la signature du pacte germano- soviétique de 1939, infatigable critique des régimes totalitaires et autoritaires, était aussi un remarquable diplomate. Sa conviction était que tout progrès de l’Humanité sur les voies de la concorde et de la paix était indissociable d’un approfondissement catégorique des échanges culturels. Et autant l’humanisme de Naguib Mahfouz m’avait semblé dicté par l’urgence et l’interpellation, autant celui d’Octavio Paz m’apparaissait relever, selon ses propres termes, « de ces vérités immenses qui dépassent les entités poli-tiques et historiques que nous appelons nations ».

Pour peu que nous soyons les héritiers de nobles influences, je lui dois d’avoir intimement intériorisé l’idée qu’une flui-dité parfaite pouvait harmonieusement s’instaurer entre mon ancrage natal dans l’identité arabe, traditionnelle et locale, que j’incarnais et cet élargissement vers un grand tout faisant que je puisse tout autant me ressentir en charge d’universalité. L’illustration d’une interaction féconde ? Très certainement ! Et plus sûrement la preuve qu’il ne peut exister d’antagonisme ou de rivalité entre aspirations universalistes et inscriptions locales. Octavio Paz savait néanmoins que rien n’était joué d’avance. Ce que je savais d’expérience.

Car Octavio en Mexicain autant que moi- même comme Arabe savions à quel point nos relations avec d’autres imprégna-tions cultuelles et culturelles, européennes ou nord- américaines, étaient bien souvent troublées par force émotions et passions.

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Des tensions inéluctables, poussant à une remise en question perpétuelle, « pour aller de l’avant à la rencontre des autres et à la connaissance du monde externe ». Ce sont là, pour Octavio Paz, des mises à l’épreuve existentielles qui nous pré-parent à nous « découvrir nous- mêmes », et à nous aventurer dans l’inconnu qu’est l’autre. Somme toute, à franchir « ces ponts conçus pour dépasser nos émotions et nous réunir avec le monde et avec nos semblables », et à participer d’une Histoire en train de s’écrire.

Il nous faut dès lors lutter contre le sentiment d’avoir été « chassé du présent » et de ne pas vivre au diapason d’une modernité dont les tempos créatifs et innovateurs historiques, technologiques, scientifiques et cybernétiques mondiaux sont battus à New York, Paris et Londres. Car « l’amour du chan-gement, insiste Octavio Paz, est un moteur » et « le soleil de l’Histoire est l’avenir ». Puis, un jour de grande lucidité, conscient de la vanité d’une mise en retrait infructueuse, il faut oser quitter la marge et rejoindre ce cercle où l’essentiel se déroule. Pour découvrir que, l’indifférence étant l’attitude la mieux partagée du monde, personne ne s’en étonne ou lève la séance. N’est pas exclu qui se croyait ostracisé.

Mais, s’interroge Octavio Paz, cette modernité tant enviée et désirée est- elle « une idée, un mirage ou un moment his-torique » ? Rester sur son Aventin ou plonger dans la moder-nité ? Pour quel dessein ? vers où et pourquoi ? C’est toute la question. Et la réponse est l’action, la littérature en étant une, essentielle et déterminante.

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Gabriel García Márquez

C’est évidemment l’assaut de la modernité littéraire par les écrivains latino- américains, en premier lieu avec l’irruption tonitruante de gabriel garcía Márquez sur la scène politique et littéraire du continent sud- américain, qui marque ce réveil.

Avec Cent ans de solitude, l’écrivain colombien devient, au titre de son « réalisme magique », l’icône d’un mouvement lit-téraire, dit « boom latino- américain » et d’un mouvement intel-lectuel et politique dit de la « gauche divine ». Nous n’avons pas oublié la presse mondiale encensant alors un roman qui raconte l’histoire d’une famille villageoise acculée, suite à la prophétie d’un gitan, à vivre cent ans de solitude ponctués par les guerres et les massacres, au rythme de la grandeur et la décadence de l’histoire colombienne. La critique le compare à Rabelais, à Cervantes et à victor Hugo. En décembre 1982, lors de la cérémonie de son intronisation, il se présente vêtu de l’habit traditionnel blanc et chaussé des bottes noires des ruraux colombiens.

Kjell Espmark se souvient à ce propos que, « très grand seigneur, gabriel garcía Márquez était venu recevoir son prix Nobel avec un avion plein de chanteuses et de danseuses ». Non sans constater, dans son discours inaugural, qu’avec son œuvre, « dans les bonnes consciences de l’Europe, et aussi parfois dans les mauvaises, a fait irruption avec plus de force que jamais l’actualité fantasmatique de l’Amérique latine, cette immense patrie d’hommes hallucinés et de femmes entrées dans l’his-toire, dont l’obstination infinie se confond avec la légende ». Aucune culture, nulle part sur la planète, n’est en situation de se voir interdire le droit au chapitre. Et d’autres Márquez,

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Llosa ou Paz peuvent demain eux aussi surgir de « nulles parts » asiatique, africain, arabe, slave ou inuit.

Mais l’essentiel est ailleurs. Foin des rivalités de clans, de tribus, de nations ou de contrées. Dans cette marche vers l’autre, le fait particulièrement remarquable est la découverte de soi- même. En lui prêtant une signification historique et culturelle, Octavio Paz déclare qu’« il y a un pont reliant les traditions à la modernité. Lorsqu’on sépare les deux rives, les traditions stagnent et la modernité s’évapore. Mais lors-qu’elles se rencontrent, la modernité diffuse la vie dans les traditions qui répondent à leur tour en apportant profondeur et sobriété ».

Pas question cependant de s’abandonner à un culte béat du progrès. Et de renouer avec les illusions mortifères ou les promesses de lendemains radieux des idéologies d’antan. Réchauffement climatique, atteintes à la biodiversité, raréfac-tion des ressources vitales telle que l’eau et les terres agri-coles dans un contexte de surnatalité débordante : les motifs d’angoisse sont légion. Et catastrophisme, millénarisme et pes-simisme désespérants et épidémiques sont potentiellement des attitudes qui ne manqueront pas d’avenir.

les nouveaux paradigmes

Il n’est pas anodin qu’Octavio Paz ait prononcé son discours inaugural en 1990, un an après la chute du mur de Berlin et un an avant celle du démantèlement de l’Union soviétique. De nouveaux paradigmes scandaient la marche du siècle. Et il avait beau jeu de dénoncer ces visions et théories philosophiques et historicistes qui, au nom de l’émancipation révolutionnaire des

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faibles, avaient fini par inventer des « goulags ». La victoire de l’économie de marché, admet Paz, a indéniablement apporté la prospérité à une infime minorité de privilégiés et de nantis – une île dérisoire « au milieu de cet océan de misère univer-selle » que reste le monde.

Productivisme, déchaînement marketing poussent nos contemporains à un consumérisme effréné, gaspillages et pol-lution extravagante de nos ressources : « Nulle autre société, disait déjà Octavio Paz en 1990, n’a produit de quantités de déchets pareilles à celles produites par notre société. Des déchets matériels et moraux. » La modernité est source de créa-tions et innovations éblouissantes, mais au prix de blessures très profondes qui ne manquent pas de répercussions sur le moral des peuples. Avec pour effet de faire exploser la consommation des drogues, et le recours à des modes de distraction de plus en plus violents et addictifs.

La plupart des humains privilégiés des sociétés développées occidentales n’ont jamais disposé d’autant de temps libre. Mais ce n’est que pour mieux le perdre dans les bulles de bruits et les moulins à brouhahas frivoles de parcs d’attractions perpé-tuels de la vidéosphère. Médecins, sociologues, psychologues, sophrologues et autres thérapeutes ont- ils réponses et traite-ments à ces maux d’un xxie siècle à peine entamé ?

Judaïsme, christianisme, islam : aucune de nos civilisations spirituelles millénaires ne peut échapper à ces défis. Tout en se gardant de cette lecture par trop simpliste des textes saints que prônent les tenants de l’ignorance du sacré, et sans jamais, comme nous y enjoint le prix Nobel Camilo José Cela, « avoir peur de ceux qui voudraient nous voler la liberté conquise le long du long et héroïque parcours de la civilisation ». Seule une réponse culturelle déterminée et profonde, impliquant cette

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« réversion éthique », serait désormais à la mesure des désarrois ambiants.

La culture est l’affaire de tous en ce sens qu’elle nous per-met de revenir sur notre roman commun, de faire germer de nouveaux espoirs et de partager les mêmes rêves dans une fraternité retrouvée. En nous rappelant que tout, un certain jour, est né d’un homme et d’une femme : « Ô êtres humains ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre- connaissiez 1. » Ou c’est du moins, ce que je crois.

la philosophie du partage

« Pour que vous vous entre- connaissiez » : cette expression clef sous- entend la mise en pratique d’une philosophie du par-tage indissociable de l’éthique de vie de tous les peuples de notre terre mère.

Les sociologues gagneraient à étudier un phénomène très répandu dans notre société au Qatar. Aussi simple que cela puisse paraître, il ne s’agit là, totalement et profondément, que d’une question de mentalité, c’est- à- dire d’un phénomène culturel en fin d’analyse. Oui, au Qatar, la pulsion du par-tage est omniprésente à tous les niveaux de la société. Et les expatriés qui résident au Qatar en sont étonnés dès le début de leur séjour. Que vous soyez fonctionnaire, médecin, ingé-nieur, employé ou ouvrier expatriés en résidence à Doha ou dans une autre ville du pays, il est impossible de ne pas vous en rendre compte.

1. Coran, sourate 49, verset 13 (traduction française LAQUELLE ????).

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Il arrive alors que, sur votre lieu de travail, un serveur se présente pour vous proposer tout un choix de sandwichs, gâteaux, chocolats, fruits ou autres friandises. Il dépose son plateau richement garni sous vos yeux. Avant de se diriger vers la porte sans un mot. Interrogé sur l’origine du cadeau, il vous répond que c’est l’un de vos collègues qui vous l’envoie. Est- il capable de vous donner son nom ? Il n’est pas certain que cela soit le cas. Est- ce alors un geste de bienvenu coutumier ? Pas forcément. D’autant que ce manège de la générosité se pour-suivra à l’envi. Sans la moindre explication. Ne la cherchez pas. Il n’y a pas de motif calculé ou rationnel pour expliquer ces attentions. Mais une simple pulsion de générosité innée qui, bien que non formulée, relève d’une tradition du partage qui est également non écrite. Soit absolument tacite !

En terre d’Islam, le partage de la nourriture est une nature des choses. Très sûrement parce que l’islam recommande de ne pas manger seul. Un hadith ne précise- t-il pas que le pire des êtres imaginables est « celui qui mange seul » ? C’est un précepte certes religieux, mais qui trouve aussi son sens dans la frugalité coutumière de la vie bédouine. Il tombe sous le sens que, au milieu d’un désert, refuser à un hôte à boire et à manger équivaut à le condamner à mort. voilà pourquoi la tradition du partage est profondément ancrée dans nos cou-tumes. Et dans ces contextes extrêmes décidant de la vie ou de la mort, plus qu’une bonne manière, une forme d’assurance- vie.

Mais, loin du désert, et dans toutes les contrées du monde, les mets les plus savoureux ont, je le crois, un goût amer dès lors que l’on se goinfre alors même que notre prochain souffre mille faims. Certes, c’est une évidence, mais de moins en moins dans nos sociétés où consumérisme se conjugue sou-vent avec égoïsme. En vérité et en regard du type de relations

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diplomatiques internationales auquel j’aspire, la tradition du partage, en tant que comportement social, participe de cette philosophie qui, idéalement, devrait dicter toute forme de diplomatie culturelle à venir.

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CHAPITRE v

« Puissance douce »

La plupart des capitales du golfe Arabique sont devenues des métropoles mondiales. L’offre artistique, chorégraphique et cinématographique de ces pôles urbains est des plus exhaustives. D’autant que celle- ci se caractérise par une ouverture au monde et un éclectisme remarquables. Le Qatar est évidemment, et cela est manifeste lors des réunions des ministres de la Culture des pays du Conseil de coopération du golfe Arabique, au dia-pason de ses voisins immédiats. A fortiori lorsqu’il s’agit, dans un même mouvement, de s’ouvrir à des cultures comme celle du Royaume- Uni, du Brésil, du Japon, de l’Allemagne et de la Turquie. À chaque fois, l’occasion se présente de démontrer l’existence, dans nos pays, d’une diversité culturelle arabe qui ne peut se réduire au stéréotype réducteur d’entités résumées à de très riches « producteurs de pétrole ». Nous sommes là dans l’exercice mesuré d’une diplomatie relevant tout à la fois de la diplomatie culturelle classique, multilatérale par nature, et de cette diplomatie conjointe et concertée pratiquée par les pays du golfe Arabique à l’adresse du reste du monde.

La propédeutique de cette démarche assimilant la diploma-tie culturelle à une « puissance douce » a été théorisée à la fin

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des années 1990 par l’universitaire de Harvard Joseph Nye. L’ambition de ce chercheur était de favoriser la conclusion d’accords diplomatiques sans recourir aux jeux habituels du rapport de forces ni se voir contraint de faire usage de la force. Maîtres mots de cette méthode : persuasion, séduction, finesse intellectuelle et culturelle.

l’institut du monde arabe de Paris : un modèle de diplomatie culturelle bilatérale

Je ne suis pas un adepte assidu de la version initiale de cette stratégie. Mais je sais en reconnaître les mérites. Oui, afin de conquérir les esprits et les cœurs, une diplomatie culturelle relevant de cette stratégie de « puissance douce » doit impli-quer l’offre de « biens culturels » et autres « cadeaux ». Tout se déroule au grand jour, en toute transparence, à travers des échanges de bons procédés ou, de manière plus tangible, la cession explicite d’œuvres d’art qui rejoignent les musées natio-naux des heureux récipiendaires.

À cet égard, la mise en œuvre du projet de l’Institut du monde arabe (IMA) se montre rétrospectivement exemplaire. Entre 1974 et 1984 – sous les gouvernements de deux présidents de la ve République, valéry giscard d’Estaing (1974-1981) et François Mitterrand (1981-1996) –, j’ai représenté le Qatar à Paris en tant qu’ambassadeur. À l’époque, le Conseil des ambas-sadeurs arabes était plutôt homogène et comprenait plusieurs représentants dotés d’une longue expérience diplomatique et d’une conscience aiguë de leurs missions. L’une d’entre elles consistait à rehausser l’image des pays arabes dans le monde, et plus spécifiquement en Europe.

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Comment, au titre de cette « puissance douce », faire rayon-ner la culture et l’identité arabe dans cette capitale regorgeant d’art et brillant par son esprit qu’était Paris ? Ce défi, fondé sur le souci sincère de servir les relations franco- arabes, nous semblait assez considérable. Mais c’était sans compter avec l’heureuse surprise qu’a été la forte adhésion de Jean François- Poncet et de Claude Cheysson concernant la mobilisation de ce soft power culturel. L’un comme l’autre, en se succédant au Quai d’Orsay, témoignèrent d’un grand intérêt pour le monde arabe. À un tel degré que Claude Cheysson, en invitant une fois par mois tous les ambassadeurs arabes dans une rési-dence de week- end aux alentours de Paris, ira jusqu’à instaurer un rituel diplomatique très couru. Les discussions y étaient très ouvertes et ne se conformaient à aucun ordre du jour préalablement établi. L’ambiance était amicale et décontractée, propice aux échanges confiants, y compris sur l’actualité la plus brûlante.

Proximités françaises

Comment ignorer que l’image du monde restait confuse, pour le moins vague et opaque ? Faire connaître notre culture, dans son authenticité première et indépendamment des hauts et des bas de l’actualité, allait pouvoir, pensions- nous, améliorer la situation. Le projet de l’Institut du monde arabe a vu le jour sous l’ère de Jean François- Poncet et a été repris sans rupture par Claude Cheysson. J’y ai participé avec enthousiasme et ferveur. Et je me suis réjoui que cette institution soit devenue un haut lieu de la vie culturelle parisienne.

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Pour abriter les locaux de l’IMA, le président valéry giscard d’Estaing avait initialement jeté son dévolu sur un site situé en face de l’hôtel Hilton. Ce qui nous combla d’aise car l’emplacement, à proximité de la tour Eiffel, était presti-gieux. Lors de son arrivée à l’Élysée, en mai 1981, le président François Mitterrand en décida cependant autrement. Pour cet homme de culture, l’endroit envisagé n’était pas approprié. Trop commercial et touristique, disait- on, pour accueillir une institution culturelle du rang de l’IMA. Seul, selon lui, le cœur du Paris culturel, à proximité des universités et des éta-blissements culturels du ve arrondissement, était à la mesure de cette institution.

Si argumentée qu’elle ait été, cette décision déplut à cer-tains ambassadeurs arabes. Pour eux, Mitterrand et ses amis socialistes avaient simplement cherché à réduire la portée sym-bolique de l’IMA en l’éloignant d’un quartier par trop central. Il reste que l’immeuble actuel le bâtiment élevé par l’archi-tecte Jean Nouvel remporte aujourd’hui tous les suffrages. Une réussite confirmant, si besoin est, la pertinence d’une décision de long terme. D’autant que, sous la présidence de François Mitterrand, le dialogue franco- arabe ne perdra nullement en intensité.

jack lang

« Fruit d’un partenariat entre la France et la totalité des pays, membres de la Ligue des États arabes », l’Institut du monde arabe vise à « faire connaître – ou mieux connaître –, aux publics français et européen, l’apport du monde arabe à la civilisation universelle, comme aussi à promouvoir le dialogue

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entre l’Orient et l’Occident. » À ce titre, il remplit la fonc-tion de pont entre le Machreq et le Maghreb, d’un côté, et l’Occident, de l’autre.

Dès son ouverture en 1987, l’IMA s’est posé, avec son musée d’art arabo- musulman, sa bibliothèque, son auditorium et sa librairie, en espace d’excellence. Toutes les expressions artis-tiques, intellectuelles et culturelles du monde arabe, musique, cinéma, danse, arts plastiques, architecture et photographie y sont accessibles. S’y ajoute un programme intégral d’appren-tissage de la langue arabe.

La direction de l’IMA est aujourd’hui assurée par Jack Lang, dont je n’oublie pas qu’il sut, lors de l’une de ses visites à Doha, me remettre les insignes de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres. Ce geste m’est allé droit au cœur. Et c’est l’ami Jack que j’ai tenu alors, avec quelques rares amis et loin du brouhaha de Doha, à accueillir avec sa femme Monique dans ma résidence de bord de mer de Ras Laffen, dans le nord du Qatar. Zeineb, mon épouse, nous avait préparé sa spécialité favorite : un plat de poissons frais accompagné de riz et assai-sonné à la mode orientale. Comment être plus à l’aise ? Au point d’en oublier tout protocole.

Comme la plupart des Orientaux, après m’être soigneu-sement lavé les mains, j’aime rouler mon riz avec les doigts pour en faire ces boulettes que nous mangeons bouchée après bouchée. Je savais que Zeineb n’allait pas apprécier. Et j’ai pris la précaution de demander à Jack d’intervenir auprès de mon épouse pour qu’elle tolère cette latitude qui, pour paraître familière, était aussi et surtout « familiale ». Difficile d’élire meilleur avocat : Jack expliqua à Zeineb que certains usages participaient de ce patrimoine immatériel d’une nation et qu’il importait de les sauvegarder. C’était donc là une mission sacrée

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pour le ministre de la Culture et du Patrimoine que j’étais. Mon épouse n’eut pas d’autre choix que de l’approuver. Ce qui, comme de juste, fut ponctué par un éclat de rire géné-ral. J’ai donc pu manger, à ma guise et avec mes doigts. Ce qui n’empêcha pas Zeineb, de temps à autre, de me décocher quelques regards désapprobateurs.

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CHAPITRE vI

Priorités régaliennes et « diplomatie culturelle »

La « puissance douce » peut donc se révéler une stratégie payante, car fondée, redisons- le, sur la persuasion, la séduction et l’éducation. « Puissance de l’autre. À quoi sert la diploma-tie culturelle ? », c’est sur ce titre qu’Antonin Baudry, conseiller culturel à l’ambassade de France aux États- Unis et professeur associé à la filière diplomatie de l’École normale supérieure, s’est distingué en passant au crible les objectifs de la diplomatie cultu-relle. Ses conférences, accessibles sur le site de l’ENS 1, sont une mine d’érudition et de pertinence. Iconoclaste, cet auteur de bandes dessinées satiriques à succès durant ses loisirs explique en effet sans ambages que les objectifs de la diplomatie culturelle ne sont paradoxalement pas culturels, mais seraient, en dernière ana-lyse, du ressort de la politique étrangère qui, pour parvenir à ses fins, s’appuie sur l’éducation, la recherche et l’action culturelle.

Nommer un ambassadeur dans un pays, précise Antonin Baudry, implique avant tout la reconnaissance d’une puissance

1. http://savoirs.ens.fr/conferencier.php?id=591.

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et l’instauration d’une relation d’État à État réaliste, voire cynique, tout en favorisant, de société à société, de peuple à peuple, une relation plus sensible, car esthétique, intellec-tuelle et finalement culturelle. Les divergences ou convergences d’intérêt, la pression, la mainmise, voire l’intimidation, sub-sistent. Et tout autant la volonté de coopérer sur des terrains ne relevant pas du pur régalien.

Puissance douce

Être en conflit avec une puissance donnée n’implique pas forcément, en effet, qu’un tel froid, transitoire ou plus, ait pour conséquence de bannir films et livres des écrans ou librairies d’un pays donné. Y compris dans des situations d’extrêmes tensions que le monde a connues à l’époque de la guerre froide. C’est ainsi qu’un ambassadeur soviétique, parce qu’il désespérait d’obtenir l’accord des autorités de son pays pour la distribution de grands classiques cinématographiques russes tels que le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein, Tchapaïev des frères vassiliev ou la Mère, inspiré du roman de Maxime gorki, de vsevolod Poudovkine, osa subtilement défier la cen-sure stalinienne. Déterminé à faire connaître au public local ces œuvres innovantes et susceptibles de servir l’image de l’URSS totalitaire, ledit ambassadeur décida de passer outre. Et c’est de son propre chef, si l’on en croit le témoignage du scénariste prosoviétique français René vautier, qu’il « oublia » de fermer la porte de ce local où, dans sa résidence, étaient entreposées les précieuses bobines de ces films cultes. volées les bobines, les films furent projetés dans les salles de cinéma les jours qui suivirent.

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La persuasion et la séduction ont, de tout temps et même aux pires époques de tensions, su primer sur la force et la coer-cition. Ce fut le cas dans l’Antiquité entre la grèce et Rome. Une situation portant le poète latin Horace à considérer que si « la grèce conquise avait conquis son farouche vainqueur ; elle avait fait régner l’art dans l’agreste Latium » (« Græcia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti latio »). Difficile d’exprimer plus clairement que la domination culturelle et civilisatrice de la grèce transcendait la conquête militaire de Rome. Les légionnaires romains avaient porté en grèce l’art du combat sanguinaire et la férocité de leurs guerriers. À l’inverse, les artistes et philosophes grecs avaient apporté les arts, tant la littérature avec son théâtre, ses poésies et ses épopées, que la philosophie, l’architecture et la sculpture aux agriculteurs rustiques qu’étaient encore les Romains à cette époque de l’agreste Latium.

Si les victoires militaires induisent, pour un temps donné, la géographie politique, il n’en apparaît pas moins que c’est pour des siècles que les victoires culturelles façonnent en pro-fondeur les comportements, l’art de penser, les mœurs et les mentalités. Ces victoires culturelles peuvent ainsi s’affirmer en toute splendeur et magnificence lors de rendez- vous mondiaux qu’il ne faut en aucun cas manquer en tant que fenêtre de tir prestigieuse. Ainsi en fut- il en 2008, dans ce remarquable numéro de « puissance douce » que fut la cérémonie de clôture des jeux Olympiques de Pékin. À cette occasion, la Chine a présenté une image de la grandeur en conjuguant le passé prestigieux d’une des plus grandes civilisations du monde et sa modernité explosive.

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Apothéoses olympiques

Conçu et mis en scène par le réalisateur chinois Zhang Yimou ; ce spectacle résume en tableaux successifs cinq mille ans d’histoire chinoise, et deux mille figurants scandant un proverbe de Confucius tout en martelant des tambours tradi-tionnels, avant qu’une série de tableaux illustrant les inventions de la boussole, de la poudre noire, du papier, de l’imprimerie et de la soie n’égrènent les contributions chinoises au progrès de l’Humanité.

Ce faisant, les Chinois n’ont fait que rivaliser avec ce qu’avaient initié plus tôt les Français lors des jeux d’hiver d’Albertville en 1992 et ce que feront plus tard les Britanniques lors des jeux d’été de 2012 : à savoir recruter des metteurs en scène géniaux pour exprimer leurs singularités et identités nationales sous leur meilleur jour. Somptueux, ce déferlement d’effets numériques sonores et visuels se voulait la vitrine de l’esprit collectif chinois et de l’esthétique urbaine asiatique. Magnifique et impressionnant !

Suscitant l’admiration et l’étonnement, ce spectacle n’avait rien de fortuit. Sa vocation était de traduire la magnificence de la culture chinoise, y compris en recourant à la force des clichés. Pour l’occasion, nous étions mis face à une nation qui ne pouvait se résumer à la seule puissance économique d’un pays inondant le monde avec ses technologies, ses inves-tissements et ses marchandises. Dans le même temps, c’est la même stratégie de « puissance douce » qui appelle la Chine à fournir des efforts considérables pour restaurer ses monuments archéologiques et mettre en valeur son immense patrimoine culturel en l’inscrivant sur la liste de l’Unesco.

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Conscients par ailleurs de la puissance cinématographique et audiovisuelle américaine tout entière vouée au rayonnement de l’American way of life, même si c’est là l’obsession première des producteurs hollywoodiens, les dirigeants de la diplomatie culturelle chinoise ont fait de leur industrie cinématographique, vouée à la diffusion de l’image d’une Chine belle et joyeuse, un vecteur de « puissance douce » majeur. Un exploit dans le pays natal d’écrivains que le jury du prix Nobel distingua à deux reprises. En 2000, un premier prix Nobel de littérature a été décerné à gao Xingjian, un prosateur prolixe et imagi-natif qui, lors de son discours d’intronisation, avait fait l’éloge de la liberté d’expression. Depuis, naturalisé français, il est devenu le citoyen du monde qu’il rêvait d’être. En 2012, avec Mo Yan, les Nobel élisent un écrivain qui, fils de fermier et tel un Faulkner asiatique, « unit avec un réalisme hallucinatoire, imagination et réalité, perspective historique et sociale ». Battus froids par le régime, autant que par l’Institut Confucius chargé de promouvoir la culture chinoise dans les grandes villes du monde, ces écrivains n’en contribuent pas moins, nolens volens, au rayonnement de la Chine. Rayonnement qui contribue peu ou prou à faciliter l’offensive, de plus en plus massive, des entre-prises et intérêts chinois en direction de l’Afrique en termes d’investissements industriels, d’achats de terres cultivables et de contrôle d’espaces miniers de plus en plus gigantesques.

Très exactement ce que nous initierons lors des festivités qui marqueront au Qatar les finales de la Coupe du Monde FIFA 2022. Cette manifestation sportive ne sera donc pas seulement un grand événement sportif, mais aussi, dans cet esprit de diplomatie culturelle qui est le nôtre, une kermesse mondiale visant à nous faire connaître, tels qu’en nous- mêmes, dans notre environnement de mers et de déserts. Non point

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exclusivement comme une « puissance pétrolière et financière » caricaturale, mais, délibérément et au grand jour, comme un pays héritier d’une prestigieuse culture arabo- musulmane qu’il porte fièrement.

la « puissance douce » des médias internationaux

Car si la diplomatie culturelle consiste, à en suivre le pro-fesseur de politologie Milton Cummings, en un « échange d’idées, d’informations, de valeurs, de systèmes, de traditions, de croyances et d’autres aspects de la culture dans le but de renforcer la compréhension mutuelle », cette mission ne sera en rien insurmontable. « Renforcer la compréhension mutuelle » deviendra, effectivement, le maître mot, clairement revendiqué, de ce processus complexe et sensible.

Que celui- ci implique la mobilisation d’un potentiel de moyens notables tombe sous le sens. Il est parfaitement légi-time qu’un État soucieux de son image et déterminé à plaire au monde puisse éveiller l’intérêt d’autrui en expliquant son Histoire, ses symboles et sa culture. Il en a été et il en reste toujours ainsi, où que l’on porte son regard sur la scène inter-nationale. Que serait l’image des États- Unis et du Royaume Uni sans la présence de leurs médias sur toutes les fréquences et bouquets satellitaires du monde qui, sous toutes les latitudes, se font obligation de proposer CNN ou BBC ?

Lancée en 1991, BBC World News, accessible par 281 mil-lions de foyers dans deux cents pays, attire, au nom du « putting news first » vingt- quatre heures sur vingt- quatre, soixante- seize millions de téléspectateurs par semaine. Financée par la

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publicité, elle se veut, sous le label de crédibilité et de fiabilité historique de la BBC, l’expression d’un regard britannique et plus globalement anglo- saxon sur l’actualité mondiale. De facto, BBC World News inscrit son action dans le sillage éditorial de son ancêtre radiophonique, le célèbre et prestigieux BBC World Service qui, avec la même vivacité depuis un siècle, entend, à en lire ses statuts, « être la voix la plus connue et la plus respectée au monde apportant par là un profit à la grande- Bretagne ». Ce que confirmera, au milieu des années 1980 et en toute clarté, le Premier ministre Margaret Thatcher, pour qui « chaque penny que nous injectons dans BBC Radio doit servir à promouvoir notre vision du monde et notre politique ; cela a été fait dans le passé et cela continuera à l’être dans le futur ». C’est dire à quel point ces médias anglo- saxons, partout dans le monde et généralement en vingt- huit langues, pèsent sur la hiérarchisation et le cadrage éditorial quotidien de l’actualité mondiale, dans une indépendance apparente que garantit un professionnalisme certain.

One way traffic

Ce fut le cas durant toute la durée de la guerre froide, mais également lors de crises comme celle du canal de Suez, de la guerre des Malouines ou du basculement de Hong Kong dans la sphère chinoise. Et c’est plus que jamais le cas aujourd’hui dans un monde où, en cas de catastrophes ou de déflagrations internationales, les rédactions des médias tout info en temps réel ne laissent aucune latitude d’adaptation aux chancelle-ries à l’ancienne de nombre d’ambassades et de ministères de grands comme de petits États. Ce qui ne signifie pas que,

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si professionnels et vertueux qu’ils soient, ces grands médias du news conquérant ne soient pas, eux aussi, débordés par les approximations, l’amateurisme de journalistes improvisés, dénonciateurs ou manipulateurs venus au journalisme au gré de l’usage éhonté d’un smartphone pouvant capter images et sons d’une qualité croissante, mais d’une pertinence, en tant que valeur de preuve, parfaitement contestable.

Nous vivons à cet égard, une crise d’adaptation d’ordre systémique majeure face à des modes de propagation de plus en plus viraux de l’information, qui plus est en capillarité avec les bruits de fonds des caisses de résonances livrées aux affects, aux émotions, aux manipulations, aux perversions et aux désin-formations des réseaux sociaux. Celle de sociétés débordées par les outils de confort cybernétique et soumises aux systèmes intelligents et artificiels que ses propres petits génies adolescents conçoivent.

Encore plus massive et pénétrante que celle des grands médias est aujourd’hui l’omniprésence mondiale télévisuelle, cinématographique et a fortiori sur Internet des séries et films américains. Ceux- ci, peu chers parce que leur coût de produc-tion a été amorti aux États- Unis, occupent la majeure partie de l’affiche en Europe. Et plus encore dans d’autres parties du monde, où la dominance de l’attractivité de l’entertain‑ment américain et la charge ludique des produits culturels de masse qu’il génère porteraient, selon certains critiques, à ce que l’univers entier finisse par se distraire à en mourir. Même plébiscite dans le secteur numérique né de la créati-vité de jeunes californiens Nike et Levi’s capables, entre deux visites alimentaires dans un Mac Donald’s, de développer des ordinateurs dans les garages de leurs parents. Pensez à Bill gates, Steve Jobs et autres gourous. Aujourd’hui, l’Amérique

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s’affirme technologiquement comme le haut lieu mondial des sciences de l’iconomie que sont l’informatique, la conception de logiciels, la maîtrise systémique des algorithmes et des moteurs de recherche.

Puissance douce à la française

Sur ces divers champs, des puissances moyennes européennes comme la France et l’Allemagne, manifestent des velléités de réveil, y compris en matière d’audiovisuel extérieur.

Mes amis me disent que, jusqu’alors, l’audiovisuel extérieur français était, sous l’égide de France Médias Monde, considéré comme le support du rayonnement culturel de la France à l’étranger. À travers RFI et France 24, il s’agissait, à un niveau de dépenses comparable à ceux de la BBC ou de la Deutsche Welle allemande, de valoriser le plus largement possible un regard français. À raison, il est noté à Paris que, depuis le 11 septembre 2001, le paysage médiatique international est dominé par deux grands types d’émetteurs : les chaînes de télévision internationales américaines et celles du golfe parmi lesquelles la chaîne qatarie Al- Jazeera, la chaîne saoudienne Al- Arabiya et d’autres. À ce paysage déjà encombré, il convient d’ajouter la BBC et de nouvelles puissances montantes, en particulier la Chine.

Dans ce contexte, la France, précise une note gouverne-mentale française de 2008, se doit de promouvoir un « regard spécifique sur l’actualité par une information rigoureuse et nourrie de la richesse des points de vue ». Plus question donc de propagande indifférenciée, mais d’un regard intellectuellement honnête sur l’actualité mondiale, sans pour autant renoncer

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à « faire valoir les valeurs politiques, économiques et philo-sophiques portées aussi bien par la francophonie que par la France : la résolution multilatérale des crises internationales, la démocratie et le pluralisme des opinions, le respect de la diversité culturelle notamment dans les échanges commer-ciaux, une économie mondialisée qui fait du développement solidaire et durable sa priorité, un rééquilibrage de la finance internationale entre le Nord et le Sud, une régulation raison-nable du système financier international par des institutions multilatérales ».

L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) fournit à cet égard de grandes possibilités de coopération ins-titutionnelles ou interpersonnelles afin que les pays membres diffusent leur culture. Historiquement, la France a été pion-nière sur ces terrains. Dès 1883, elle fonda l’Alliance française. Six années plus tard l’Italie suivit cet exemple en créant l’Ins-tituto Dante Alighieri. Avant qu’en 1934 la grande- Bretagne n’institue le British Council et que l’Espagne ne leur emboîte finalement le pas, dans des termes strictement comparables, en créant l’Instituto Cervantes en 1991. Indépendants et non gouvernementaux, ces organismes ont pour mission de pro-pager l’enseignement de la langue, de la culture et du style de vie du pays qui les finance, non sans omettre de promouvoir l’exposition et la vente des œuvres et découvertes des auteurs, artistes et scientifiques de ces pays. C’est très exactement le cas du programme américain Fulbright, d’une agence coréenne très active et tout autant de l’Agence d’échanges universitaires et de l’Institut goethe en Allemagne. Il est dit que ces agences coopèrent dans l’harmonie avec les ONg. On ne peut que le souhaiter afin d’éviter empiétements et redondances.

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Puissance douce et germanité…

Concernant l’Allemagne, il reste méconnu qu’elle fut long-temps, dans le courant du xixe siècle et avant de le redevenir après la Seconde guerre mondiale, une nation très experte en matière de « puissance douce ». Comment en effet ignorer que, dans ce cas d’espèce, l’immigration et le commerce aient été des vecteurs d’influence interstitiels très efficaces, en plus de l’école orientaliste allemande ? Qui se souvient que l’Allemagne a été industrielle, marchande et mondialisée avant d’être guerrière ? Et qu’elle est redevenue tout cela à la fois, sauf guerrière, pour se rappeler au bon souvenir de ceux qui l’avaient trop vite éli-minée du champ des possibles géopolitiques modernes ? Qui sait aujourd’hui que 16 % des Américains du Nord sont d’ori-gine allemande ? Ou que la première colonie sud- américaine allemande s’est implantée dès le xvie siècle sur le territoire de l’actuel venezuela ?

C’est en effet dès 1528 que de riches patriciens d’Augs-bourg obtinrent ce droit de l’empereur germanique Charles Quint. Débarquement, exploration de l’intérieur des terres à la recherche d’un Eldorado mythique, intronisation d’un gou-verneur : sur toute la ligne, l’expédition sera une catastrophe. L’or est rare, les Indiens rebelles, et les colons allemands y acquerront la réputation de monstres sanguinaires. À la fin du xviiie siècle, l’exploration de l’Orénoque et de l’Amazone par le naturaliste Alexander von Humboldt, fils d’un officier prussien et d’une mère huguenote, ouvrira une ère plus favo-rable. Et c’est une migration allemande d’essence libérale et démocratique qui, éclairée sur l’univers qui va être le sien par l’œuvre humaniste, géographique, géologique et botanique de

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Humboldt (trente volumes rédigés en français et publiés à Paris dans les trente premières années du xixe siècle !), s’établira dans les anciennes colonies espagnoles et portugaises.

Ces Allemands y feront merveille, tout particulièrement au Brésil où ils révolutionnent l’économie en créant des banques, des maisons de commerces et même des usines produisant du maté, le fameux « thé des Jésuites ». Dès l’époque et par contraste avec les ambitions civilisatrices et messianiques de la France et de l’Angleterre, cette démarche est empreinte de ce pragmatisme froid, conjugué avec ce soupçon de « puissance douce » qui est alors la marque des stratèges de Berlin. Elle l’est restée aujourd’hui. Le goethe Institute continue de briller de mille feux culturels, et l’école romantique allemande est reconnue dans tous les domaines de la créativité : musique symphonique, littérature, peinture…

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CHAPITRE vII

Restaurer la diplomatie du partage

« Offrez- vous les uns les autres des cadeaux et vous vous aimerez les uns les autres », recommande un hadith, message oral du prophète transmis jusqu’à nous par ses compagnons. C’est là une recommandation très sage, car susceptible de sus-citer rapprochements et mises en confiance mutuelles.

On en trouve trace au Moyen Âge, dans cette missive que le roi de Chine adresse au calife Mouawiya Ibn Abi Soufiène :

« Du roi des rois, au service duquel travaillent les filles de mille rois, dont la demeure est construite de briques d’or, qui a mille éléphants dans ses écuries, et qui possède deux rivières de santal et de camphre dont les senteurs se perçoivent à vingt milles de distance.Au roi des Arabes qui adore Dieu et ne Lui associe rien d’autre.Je vous ai envoyé un cadeau. En fait il s’agit d’un chef- d’œuvre plutôt que d’un cadeau. veuillez m’envoyer en retour ce qu’a apporté votre Prophète au sujet du licite et de l’illicite ; ainsi qu’une personne qui me l’explique. Salutations. »

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Ledit cadeau était un livre contenant les secrets d’une science chinoise qui, sur des registres tel que l’invention de la poudre noire, de la boussole ou du papier, était alors l’une des plus avancées du monde. On relate que cet ouvrage est parvenu aux mains de Khaled Ben Yazid Ben Mouawiya qui l’a « utilisé comme manuel pour produire des œuvres grandioses et d’autres objets 1 ».

Les échanges entre les hommes de pouvoir de diverses cultures durant le Moyen Âge revêtent un caractère particu-lier, parce que les cadeaux étaient un moyen de présenter les cultures et les savoirs par les significations et symboles inscrits dans la forme et le contenu des objets offerts. Par ce cadeau amical, par exemple, le roi chinois, intentionnellement ou non, présente les arts de son peuple dans le domaine de la reliure des livres et de la calligraphie. Dans le contenu de l’ouvrage et entre ses pages, il expose aussi les métiers et les industries de son peuple. En échange, le roi demande au calife de lui faire connaître cette religion monothéiste, différente de la sienne, par l’entremise de l’enseignant qu’il a demandé d’envoyer et dont la mission consistera à lui expliquer l’islam, tout en lui apprenant la langue arabe, l’écriture et l’art de la calligraphie.

Un processus complet d’acculturation

La diplomatie culturelle a pris durant le Moyen Âge des formes inédites et de très haut niveau dans ce que les historiens de l’art ont appelé l’« économie des cadeaux ». Les échanges ont

1. Qadi Arrachid Ben Azzoubayr, Kitab al‑ dhakhayer wa attouhaf (« Le Livre des trésors et des objets d’art »), édité par Mohamed Hamidoullah, révisé par Salaheddine al- Mounjed, Daerat al- Matbou’at wal Nachr, 1959, p. 9-10.

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pris une telle envergure et une telle diversité qu’ils ont produit ce que l’historien de l’art Oleg grabar a qualifié de « culture des objets communs » entre des civilisations diamétralement différentes. Cela démontre au reste que les divergences ne sont pas synonymes d’inimitié. Le terme « objets » indique dans ce contexte les œuvres d’art de toutes les origines et de tous les goûts, produites sur divers supports qui vont des poteries les plus simples aux pierres précieuses les plus raffinées ou aux matières premières de grande valeur comme l’ivoire des éléphants et des rhinocéros. Ces objets d’art, fonctionnels ou esthétiques, migraient d’une nation à l’autre par des échanges commerciaux, mais d’abord comme cadeaux entre les hommes de pouvoir. Dans le domaine politique, les cadeaux avaient essentiellement une fonction diplomatique. Mais dans leurs plis, ils portaient des messages, des composants et des charges culturelles par excellence. C’est ce qui nous permet d’avan-cer que les objets d’art ont constitué durant le Moyen Âge l’expression essentielle de la diplomatie culturelle.

Dans un esprit de compromis, certains disent que l’écono-mie des cadeaux et celle des marchandises sont deux économies symboliques dont l’une constitue l’autre et qui, dans beaucoup de cas, fondent l’une dans l’autre. La différence fondamentale entre le cadeau et la marchandise est probablement dans leurs origines. Alors qu’un commerçant peut acheter sa marchandise dans un pays et la vendre dans un autre, le cadeau présup-pose que son origine soit le pays de celui qui l’offre ou pro-vienne de sa culture. Ralph Emerson explique ce concept en termes lyriques : « Les bagues et autres bijoux ne sont pas des cadeaux mais plutôt des excuses de ne pas en offrir. Le plus cadeau que l’on puisse offrir est une portion de soi- même, et il faut saigner pour lui. C’est pour cela que le poète offre son

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poème, le berger son agneau, l’ouvrier des mines une pierre précieuse qu’il a extraite, le marin son corail et ses coquilles, le peintre son tableau et la jeune fille un mouchoir qu’elle a brodé de ses propres mains. C’est ainsi que les choses sont à leurs places et deviennent agréables parce qu’elles renvoient la société à ses fondements premiers lorsque le cadeau d’une personne exprimait le parcours de sa vie, et lorsque la fortune de toute personne indiquait son mérite et ses vertus. » Il n’est pas étonnant de ce point de vue que le roi de Chine offre le livre des arts et métiers de son peuple et qu’il attende du calife des musulmans une copie du Coran.

Ce commerce diplomatique, hier comme aujourd’hui, nécessite tact, savoir- vivre et finesse. Afin d’éviter tout impair dans le choix d’un cadeau, il convient, à vrai dire, de connaître la nature de celle ou de celui auquel il s’adresse. Surtout ne pas heurter ses sentiments ou attenter à sa pudeur ! C’est là très exactement ce à quoi le calife Al- Mamoun veillait avant d’accepter tout présent ou cadeau. Ainsi en fut- il ce jour de car-naval où il réceptionna celui de son ami Abou Doulaf al- Qacem Ben Issa al- Ejly. Il s’agissait de cent sacs de précieux safran portés par cent onagres femelles domestiquées. Le cadeau arriva, et Al- Mamoun était en compagnie de ses courtisanes lorsqu’on l’informa de cette livraison. Craignant que des ânes en période de rut ne manifestent leur chaleur animale de manière intem-pestive et que ses femmes s’en offusquent, il s’enquit du sexe des animaux : mâles ou femelles ? Ouf ! Il ne s’agissait que d’onagres femelles domestiquées et aucun mâle ne troublait leur quiétude. Al- Mamoun s’en réjouit : « Je savais que notre ami était plein de sagesse et qu’il n’aurait jamais envoyé que des femelles. »

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le cadeau, vecteur noble de savoir ou piège à charge nuisible

Les sources historiques rapportent des récits relatifs à des cadeaux devenus célèbres pour diverses raisons. Nous en avons choisi trois pour ce chapitre : le cheval de Troie, le cadeau de la reine de Saba au roi Salomon et celui d’Haroun al- Rachid à Charlemagne au Moyen Âge.

En utilisant une expression relativement courante, nous pourrons définir le cheval de Troie comme un « cadeau empoisonné ». Alors que le cadeau est dans son essence une expression d’amour et de respect, il apparaît dans le cas de Troie comme un piège mortel. La première allusion au che-val de Troie est apparue dans l’iliade d’Homère, une des plus grandes épopées de la littérature grecque. Troie était une ville concurrente que les grecs ont essayé de conquérir pendant dix années sans y parvenir en raison de la force de ses défenses et fortifications. Alors, « à la guerre comme à la guerre », Ulysse décida d’opter pour la ruse plutôt que pour la force militaire restée inefficace. Les grecs firent mine d’admettre haut et fort leur incapacité à s’emparer de Troie et décidèrent d’offrir aux Troyens un imposant cadeau sous la forme d’un gigantesque cheval en bois et de commencer une ère de paix et de bon voisinage. Troie accueillit la nouvelle avec joie. Les gens organisèrent une grande fête pour célébrer la paix et la nouvelle amitié, et ouvrirent leurs portes pour recevoir le cadeau. Cependant, le cheval de Troie cachait en son sein les meilleurs combattants grecs qui se faufilèrent alors qu’il faisait nuit dans la ville et ouvrirent les portes à leurs

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partisans qui tuèrent les Troyens, libérèrent leurs prisonniers et s’emparèrent de la ville fortifiée.

La reine de Saba, héroïne du Coran autant que de l’Ancien Testament 1, règne sur un royaume extrêmement riche cou-vrant un espace du Yémen au nord de l’Éthiopie. Femme sublime et très intelligente, elle veut savoir qui est véritable-ment le roi Salomon : un simple roi ou, bien plus encore, un prophète inspiré ? Un idolâtre du pouvoir et de ses ors, ou un homme de vertus ? Elle veut en avoir le cœur net. Mobilisant délibérément sa « puissance douce », elle inonde de cadeaux le roi Salomon.

Elle vint donc à Jérusalem, souligne le Livre des rois, « avec un équipage très considérable, des chameaux portant des aro-mates, de l’or en très grande quantité et des pierres précieuses. Elle se rendit près de Salomon et lui dit tout ce qu’elle avait dans le cœur. » Le Coran, dans deux de ses versets, ne donne aucun détail sur la nature de ces cadeaux, mais il est nettement plus précis sur les intentions de la reine : « En vérité, dit- elle, quand les rois entrent dans une cité, ils la corrompent et font de ses honorables citoyens des humiliés. Et c’est ainsi qu’ils agissent. Moi, je vais leur envoyer un présent, puis je verrai ce que les envoyés ramèneront 2. »

Certains exégètes, dont Tabari, historien du Coran du ixe siècle, rapportent toutefois que, selon d’autres textes, ces cadeaux consistaient à mettre au service de Salomon un contingent de six mille jeunes hommes et jeunes femmes de taille égale, tous nés à la même heure et habillés de vêtements pourpres. Salomon enjoint les jeunes hommes désignés de faire

1. Livre des rois, chapitre 10, traduction en français du chanoine Crampon.2. Coran, sourate « Les Fourmis », verset 27, 34-35.

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leurs ablutions du coude vers l’épaule, alors que les jeunes femmes doivent les faire du coude vers les mains afin de pré-server leur pudeur.

En tout état de cause, les deux versions, l’hébraïque et la coranique, s’accordent sur l’intention qui a présidé à l’envoi des cadeaux : s’assurer des véritables objectifs de Salomon et trancher sur la question de savoir s’il s’agissait d’un roi assoiffé de pouvoir ou d’un prophète soucieux de diffuser la religion de Dieu. La reine de Saba peut alors prendre sa décision en connaissance de cause : si elle est face à un prophète, elle n’aura pas les moyens de l’affronter, et s’il s’agit par contre d’un roi, elle n’obtempérera pas et il ne sera pas plus puis-sant qu’elle.

Poussant plus loin la recherche, Avinahom Shalom, de l’Université de Munich, considère que la méthodologie de l’inter prétation du mouvement des cadeaux permet de suivre le mouvement de l’information historique, qu’elle soit réelle ou inventée. Il appelle les cadeaux et autres objets d’art « réminis-cences du passé », pointant du doigt ces objets particuliers qui ont la fonction de stimuler la mémoire et de permettre à des événements donnés de rester vivants dans la mémoire collec-tive, de manière à perpétrer un mythe ou un récit historique. Il considère que la migration de ces réminiscences du passé d’une sphère culturelle à une autre est particulièrement inté-ressante, parce que ces pièces sont porteuses de connaissances et de savoirs culturels.

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le calife Haroun al‑ Rachid et l’empereur Charlemagne

Plus proche de notre temps, l’épisode narrant l’accueil réservé, voire paranoïaque, de l’entourage de Charlemagne aux cadeaux que lui fit parvenir le calife Haroun al- Rachid que les Carolingiens, impressionnés, désignaient avec respect comme Aaron, roi de Perse. Nous sommes ici au cœur d’un échange tout à fait caractéristique de la « diplomatie des cadeaux ». Celle- ci, bienveillante dans ses termes, n’en inspire pas moins méfiances et préventions au sein de la cour impériale. Ce qui est remarquablement raconté dans les Annales royales franques couvrant la période 797-806 après J.- C. :

« Ils arrivèrent devant l’empereur et délivrèrent les présents que le roi de Perse lui avait envoyés et consistant en une tente et des rideaux pour le dais, de diverses couleurs et d’une taille et d’une splendeur inégalables. Ils étaient tous fabriqués des meilleurs tissus, aussi bien les rideaux que les cordes, et teintés en différentes couleurs. Les présents du roi de Perse comprenaient, outre cela, plusieurs robes en soie, des parfums, des huiles parfumées et du baume, il y avait aussi une horloge en laiton, une merveilleuse invention mécanique, dont le cours des douze heures était régi par un système à eau avec des petites boules en cuivre qui tom-baient à chaque heure sur une plaque provoquant un son de cymbale. Elle était également dotée de douze statuettes de cavaliers qui apparaissaient à la fin de chaque heure, sor-tant de douze fenêtres qu’ils refermaient par un mouvement derrière eux. D’autres détails si nombreux qu’il serait trop long de les énumérer ornaient cette horloge. Il y avait aussi

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parmi les cadeaux deux candélabres de taille et de hauteur incroyables. Tous les présents furent amenés à l’empereur à son palais à Aix- la- Chapelle 1. »

La réaction d’émerveillement et de surprise fut à la mesure des trésors exposés :

« L’horloge, rapporte Mansour Abdelhakim dans sa biographie du calife Haroun al- Rachid, provoqua l’étonnement du roi et de sa cour ; les prêtres crurent qu’elle était hantée et habitée par un mauvais esprit qui la dirigeait de l’intérieur. La nuit, ils s’armèrent furtivement de pioches et se faufilèrent jusqu’au palais pour la détruire. Ils ne trouvèrent à l’intérieur que des mécanismes et des pièces d’horlogerie. Lorsqu’il le sut, Charlemagne fut pris de tristesse et invita plusieurs hommes de savoir et ses plus habiles artisans pour tenter de réparer l’horloge et la remettre en marche. Lorsque la tentative fut vouée à l’échec, ses proches conseillers lui suggérèrent de demander au calife Haroun d’envoyer une équipe d’experts arabes pour la réparer, mais l’empereur répondit qu’il se sen-tirait encore plus triste si le roi de Bagdad venait à savoir que nous avons commis un acte honteux au nom de la France tout entière 2. »

De l’usage du cadeau en vue de pénétrer les secrets de l’âme d’un puissant voisin ? Ces divers intermèdes sont exem-plaires. Ces récits relatifs aux échanges de cadeaux de nature artistique ou relative à des sciences et savoirs ne sont pas que

1. Scholz B. W., Carolingian Chronicles : Royal Frankish Annals and Nithard’s Histories, University of Michigan Press, 1970, p. 87 (traduit de l’anglais).2. Mansour A., le seigneur des rois de Bani Abbas. Haroun al‑ Rachid dont l’his‑toire fut intentionnellement altérée, Beyrouth, Dar Al- Kitab al- Arabi, 2011, p. 292 (traduit de l’arabe).

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banales « réminiscences du passé ». Restées vivantes dans nos mémoires collectives, les péripéties entourant l’envoi de ces cadeaux, qu’ils aient été d’une haute valeur monétaire ou hau-tement symboliques quant au message qu’ils transportaient, illustrent l’importance que pourrait avoir l’« acclimatation » de ces pratiques dans les cadres des stratégies de paix modernes en voie de formulation.

Tout spécialement dans le cadre de l’ONU ou de l’Unesco, organismes au sein desquels se développent des approches méthodologiques et des modélisations qui, en contrepoint d’un « art de la guerre » très daté qui continue de n’être perçu qu’en « prolongement de la politique par d’autres moyens », posent la « diplomatie des cadeaux » en alternative dialectique inéluctable.

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CHAPITRE vIII

Les industries créatives

Tout au long des précédents chapitres, j’ai exprimé ma convic-tion que la « solution culturelle » était la seule réponse viable aux innombrables maux dont souffre aujourd’hui l’Humanité. S’inscrivant dans une logique de développement durable, cette démarche n’est pas celle d’un rêveur, mais du pragmatique convaincu que je suis. Honorable sur le plan de l’éthique, cette « solution culturelle » est également, pour le bien commun et la prospérité des plus humbles d’entre les peuples de la terre, indis-sociable d’une formidable promesse de croissance économique.

D’ores et déjà, dans nombre de pays, des dizaines de milliers d’opérateurs des industries dites « culturelles » brassent annuel-lement des milliards de dollars. Il y a là, ce qui se sait peu, un secteur en forte croissance et qui a ouvert largement ses portes aux pays en développement. Ce processus a naturellement le soutien de la Cnuced, un organisme d’aide au développement dont je connais bien le fonctionnement interne.

En 2012, il est revenu à un pays du golfe Arabique, d’accueillir le sommet rituel de la Conférence des Nations Unies sur le com-merce et le développement, ou Cnuced, créé en 1964 et dont la

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vocation est de favoriser l’insertion des pays en développement dans l’économie mondiale.

Il incombait donc au pays d’accueil de nommer le président de cette conférence : rien moins que le ministre de la Culture et du Patrimoine dudit pays. Surprise au sein du comité préparatoire du sommet : qu’allait donc pouvoir faire, un « culturel » parmi les forts en thème de l’économie et du commerce qui allaient se rencontrer ?

Erreur ou inadvertance ? Le gouvernement concerné fut dis-crètement sollicité pour répondre à cette question très délicate. Immédiate, la réponse fut transmise sous la forme du curriculum vitae du ministre de la Culture désigné. Et d’évidence son par-cours d’ancien ambassadeur dans plusieurs capitales et institutions internationales prestigieuses dont les Nations unies et l’Unesco remporta une adhésion tout aussi immédiate.

vous avez bien sûr déjà deviné que ce pays était le Qatar et que j’étais le président qu’avait désigné mon pays pour présider ce seizième sommet de la Cnuced. Partant de cette expérience et tout en veillant à être le moins technique possible, il m’importe de vous décrire les incroyables potentialités de ce marché des biens que l’on désigne aujourd’hui sous le nom d’industries créatives.

Mais revenons d’abord aux fondamentaux du genre : la diplo-matie culturelle relève d’une influence de bon aloi, car motivée par le souci de bien comprendre ceux à qui l’on s’adresse, tout en s’aimant un peu soi- même, car il faut s’aimer un brin pour comprendre les autres et finir par les apprécier. « Quand un pays, estimait déjà Lao- tseu, le sage de l’ouest proche de Confucius, est plus soucieux de son attitude que de son garde- manger, c’est ainsi, seulement, de par la gratuité même de cette attitude, qu’il se donne les moyens d’exercer une influence sensible sur la marche du monde. » Avant d’agir, il nous faut écouter le monde tel qu’il

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bruit, penser à nos intérêts, mais également à l’universalité que nous portons. Je souscris à cette manière d’être et de faire. Mais doit- on pour autant ignorer que nombre de « garde- manger », dans de multiples pays défavorisés, pourraient être bien mieux garnis, si les industries créatives y étaient promues de manière plus volontariste ?

La promotion des « industries culturelles » est indissociable de la diplomatie culturelle. Et celui- ci comporte d’évidence un indis-soluble versant marchand. Notre démarche doit donc également justifier, à la française, d’une « exception culturelle » impliquant qu’il devienne impensable que les « biens culturels » résultants de ces activités artistiques ou intellectuelles relèvent d’un commerce usuel, tout en sachant que dans les pays développés, les indus-tries culturelles représentent aujourd’hui, selon plusieurs études internationales, plus de poids que… l’industrie automobile et bien d’autres secteurs économiques. Ce constat donne la mesure, très concrètement de la « puissance douce » que l’action culturelle représente.

La culture ne produit certes pas des « marchandises ordi-naires ». voie d’accès vers le surnaturel et le spirituel, distraction noble par excellence, elle s’avère également, sacrifiant au prosaïsme du genre, un secteur économique ayant ses codes, ses identifica-tions sectorielles et ses performances. Au milieu des années 2000, les « industries de la création » désignaient des secteurs clefs ou des domaines d’activité tels que l’industrie phonographique, la production musicale et théâtrale, l’industrie cinématographique, le secteur de l’édition du livre et du disque, etc. Déjà, les experts de l’époque estimaient à 1 300 milliards de dollars le chiffre d’affaires mondial de ces activités dont le taux annuel de croissance annuel était de l’ordre de 7 %. Stimuler ces marchés dans les pays en développement et mettre ceux- ci en liens avec ceux des pays

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développés semblait alors un handicap insurmontable, tant les problèmes inhérents à la commercialisation, puis la mise en place des logistiques de transport de ces biens sur les marchés des pays développés bloquaient cette démarche.

Depuis, dix ans ont passé. Une période durant laquelle, la révolution de l’iconomie a modifié cette donne initiale de manière spectaculaire. Dans l’intervalle, en effet, le commerce mondial des industries créatives a plus que doublé entre 2002 et 2011, pour atteindre 624 milliards dollars, un record, en 2011. L’occasion pour Irina Bokova, directrice générale de l’Unesco, de rappeler que ce type d’économie est devenu un facteur de « bien- être global au sein des communautés humaines ». Ce disant, elle accré-dite l’idée que l’activité créative, dans la mesure où elle renforce l’estime de soi et la qualité de vie, est assimilable à une forme privilégiée de développement durable.

Il est relevé que ces industries culturelles et créatives emploient déjà trois cent mille personnes en Argentine. Au Maroc, l’édition et l’impression génèrent un chiffre d’affaires de plus de 370 mil-lions de dollars, alors qu’à Bangkok, plus de vingt mille entreprises se développent dans le seul secteur de la mode. Toujours en Thaïlande, à Chiang Mai, s’est développée une activité de mise en réseau des organismes de promotion de cette région. Objectif : rendre cette ville plus attrayante afin d’y favoriser l’investissement dans les domaines de l’art et du design. À Pikine, au Sénégal, l’association Africulturban a, quant à elle, créé une Hip Hop Academy ayant pour vocation la formation de jeunes locaux dans des disciplines aussi diverses et innovantes que le graphisme numérique, l’illustration musicale et la vidéo.

Partout dans le monde, mais plus spécialement dans l’univers anglo- saxon, nous assistons à un développement impressionnant des industries créatives que sont le cinéma, la télévision et le

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monde de la musique. Sans oublier le jeu vidéo, secteur de créa-tion en passe de devenir le premier au sein des industries créatives. La créativité des jeunes concepteurs et développeurs y est phéno-ménale. Car désormais, en termes d’investissements, la conception et le lancement d’un jeu vidéo à vocation mondiale atteignent, voire dépassent les niveaux de financement des blockbusters du cinéma américain.

L’ensemble de ces pays anglophones jouit certes, à la base et depuis un siècle, d’une solide tradition et réputation dans ces domaines. Mais, en réponse au déclin des activités indus-trielles classiques observées depuis un demi- siècle dans des pays où des villes entières étaient devenues des ruines industrielles, c’est l’exemplarité britannique qui me semble la plus parlante. La grande- Bretagne, en pointe dans ce secteur, a connu un double-ment de ses exportations de biens culturels entre 1996 et 2005. Et, sur ce registre, la croissance a, entre 2000 et 2015, atteint les huit points. L’Asie, donc la Chine, figure en bonne place parmi les pays exportateurs de ce type de productions culturelles. Et on notera l’absence incompréhensible de l’Afrique sur ces espaces.

Il serait bien sûr faux de prétendre que ce phénomène est en voie de généralisation, mais, tout de même, que de belles perspec-tives et réserves de croissance dans ces domaines où ces activités ne représentaient en 2005 que 3,4 % des échanges mondiaux, soit 424 milliards de dollars. En Angleterre, le secteur de l’« économie créative » représente aujourd’hui près de 2 millions d’emplois, soit 6 % du total. Son chiffre d’affaires global a été 71,4 milliards de livres en 2012. Et en grande- Bretagne chaque heure travaillée dans ces domaines génère ainsi 8 millions de livres.

Il est significatif que ce segment d’activités (5,2 % du PIB bri-tannique) ait enregistré une augmentation de 9,4 % de sa valeur ajoutée brute entre 2011 et 2012. Même s’il nous faut noter

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que, sur ce registre et durant le même laps de temps, l’emploi a augmenté de 8,6 % dans ce secteur, un taux bien plus élevé que celui de l’économie britannique dans son ensemble (0,7 %). Cette performance, éloquente bien qu’un peu datée, n’est évidemment pas transposable à très court terme dans nombre de pays en déve-loppement. Mais c’est là une indication de tendance irréversible et tout indique qu’elle sera accélérée par les capacités qu’auront, dans le monde entier, de plus en plus d’internautes créateurs à augmenter la visibilité de leurs industries créatives.

Redisons- le : l’accélération du tempo de nos nouveaux « temps modernes » a bien précipité les choses. Portés par des modes de transports de plus en plus rapides, nous naviguons dans un patchwork multiculturel dont les éléments composites nous font changer d’âges, d’époques et de cultures à la vitesse de la lumière qui nous éclaire. Aucun peuple au monde, en quelque endroit du monde que ce soit, n’est plus limité, pour valoriser ses créations artistiques, aux fièvres acheteuses des seuls touristes qui visitent ses villes, monuments, musées et autres curiosités, ou contraint, pour exporter ses créations artistiques dans d’autres pays du monde, à se mettre sous la coupe d’intermédiaires commerciaux écrans. La visibilité des talents artistiques est désormais planétaire. Et le peintre ou le sculpteur vivant au plus profond des jungles urbaines ou tropicales peut, du jour au lendemain et pour peu qu’il ait exposé ses œuvres sur l’Internet, connaître un succès notable.

grâce aux nouvelles technologies et aux techniques de ventes en ligne promues par l’iconomie, des formes de créativité jusqu’alors isolées et donc réduites au silence, émergent de leur néant et enrichissent une offre de plus en plus lisible et visible par le plus grand nombre. Oui, partant de l’expérience passionnée et passion-nelle que j’en ai, l’« agitation » artistique, littéraire, philosophique et finalement culturelle, est une priorité absolue. Car autant les

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techniques d’agitation- propagande du passé furent des ferments de discordes et de haines, autant ce mode de mobilisation esthé-tique sollicite la meilleure part de nous- même.

Oui, la culture doit redevenir le paillis sur lequel devrait pros-pérer l’art diplomatique. Avec pour conséquence une gestion plus tempérée, plus éclairée et pour tout dire enfin civilisée, des rela-tions internationales.

Comment nier le lien profond entre culture, créativité et déve-loppement des conditions de subsistance et d’élévation morale et spirituelle des humains ? Cette présidence de la conférence de 2012 au titre de la Cnuced a été une occasion supplémentaire de me convaincre de cette réalité, et de l’évoquer à de nom-breuses reprises, dans la continuité d’une action que j’avais déjà entreprise en 1999, à l’occasion de l’Année internationale de la culture de la paix.

La juxtaposition du mot « économie » et de celui de « culture » n’avait rien d’évident. Et je crois même qu’elle choquait nombre d’entre nous. Autant d’ailleurs que la formule « industrie cultu-relle ». Comment, se disait- on, oser rapprocher l’industrie, pro-cessus mécanique répétitif s’il en est, à cet espace d’activité, tout en raffinement et en créativité où s’exprimait la culture ? Nous étions, trois quarts de siècle après la sortie du film les Temps modernes, à une époque où l’industrie n’avait pas bonne presse. Cette satire de Charlie Chaplin sur le travail à la chaîne, en même temps réquisitoire contre le chômage et les conditions de vie d’une grande partie de la population occidentale lors de la grande Dépression, continuait en effet de marquer les esprits.

Le débat entre culture élitaire et culture populaire, entre culte des beaux- arts d’un côté et entertainment commercial de l’autre, persiste de nos jours. Mais il est arbitré de manière moins tran-chée par tous ceux qui considèrent que les industries culturelles

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ne sont jamais que des industries dont la vocation primordiale est de produire des biens et services variés, à des niveaux de qualité et d’ambition eux aussi variables.

Bien inspirés, les experts de l’Unesco ont choisi plus sobrement de définir les « industries culturelles » comme les industries qui conjuguent création, production et commercialisation de conte-nus – biens ou services – à vocation culturelle. Protégées par copyright, ces prestations ont pour particularité de promouvoir la « diversité culturelle et favoriser l’accès démocratique à la culture ».

La créativité est- elle réservée aux gens talentueux, ou est- elle accessible à tout un chacun ? Un vaste sujet que les experts en psy-chologie esquivent quelque peu en distinguant entre trois formes de créativité : la créativité culturelle et artistique, la créativité éco-nomique et la créativité scientifique et technologique. La créativité artistique ferait appel à l’imagination et relèverait de la capacité à générer le texte, le son et l’image, les idées originales et de nou-velles façons d’interpréter le monde. La créativité économique se manifesterait dans les technologies, les pratiques commerciales, le marketing par une force d’innovation et d’esprit de compétition économique et commercial. Impliquant la curiosité et la volonté d’expérimenter et de créer de nouveaux liens dans la résolution de problèmes complexes, la créativité scientifique serait, portée à un summum, une capacité exceptionnelle d’éclairer les mystères de la matière ou du vivant.

Au total, nous sommes face à un véritable maquis d’inter-prétations, variables selon les continents et cultures concernées. Retenons néanmoins que le terme « économie créative » est apparu en 2001 dans le livre de John Howkins sur la relation entre la créativité et l’économie. Pour Howkins, « la créativité n’est pas plus nouvelle que l’économie. Mais la nouveauté tient dans la nature, l’étendue et la profondeur de la combinaison

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qu’elle forme en vue de créer de la valeur et de la richesse à des niveaux extraordinaires ».

Doit- on se perdre dans ce débat d’experts ? Je n’y suis pas tenté. Mais il n’est toutefois pas inutile que quelques repères soient enfin posés, ce qui est aujourd’hui le cas de manière exhaus-tive dans le cadre de la Cnuced et de l’Unesco, organismes sur les sites desquels toute référence utile est aisément accessible.

Une certitude : c’est désormais la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitif essentiel. Au capital matériel a succédé, dans les cri-tères essentiels du dynamisme économique, le capital immatériel. La mondialisation et le tissage de connectivités de plus en plus denses ont profondément changé les modes de vie et les liens producteurs/consommateurs et fournisseurs/clients. C’est là une révolution systémique qui, sur le champ de l’économie créative et dans un monde avide d’images, de sons, de textes et de sym-boles nouveaux, a pour effet de désenclaver tout un potentiel de biens culturels, jusqu’alors sans débouchés identifiables. On voit donc bien que l’essentiel, dans ces domaines, ne relève plus d’une discussion sémantique ou systémique, mais d’avancées qui, en la matière, ouvrent des opportunités sans précédent aux acteurs de l’« économie créative ».

À en croire une toute récente étude de l’OCDE 1, si dictature de l’urgence il y a, ce sera celle de libres consommateurs prescrip-teurs de modes et d’engouements, avec un intérêt premier pour la santé, l’argent et la famille, sur fond de préoccupations envi-ronnementales (développement durable !) et culturelles (ouverture sur la créativité dans l’échange entre les peuples) dans un contexte

1. Lalleman M., Comportements économiques et consommations en 2015 : quelles tendance structurelles ?, OCDE, 2015.

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d’affirmation de la femme en tant que clef d’accès au processus d’humanisation actuel.

« Creative clusters » : cette appellation est nouvellement appa-rue pour désigner les réseaux et districts de certaines villes et communautés. Il s’est même constitué un « réseau des villes créa-tives » composé de soixante- neuf villes membres issues de trente- deux pays. Sept « domaines créatifs » sont impliqués : artisanat et folk art, design, film, gastronomie, littérature, musique et arts médiatiques. Parmi ces villes, figure Édimbourg en tant que « ville Unesco de la littérature », Bologne et Séville au titre de « villes Unesco de la musique », Buenos Aires, Montréal et Berlin comme « villes Unesco du design », Santa Fe et Assouan comme « villes Unesco du folk art » et Popayan en Colombie en tant que « ville Unesco de la gastronomie »… Ce sont là autant d’initiatives qui augurent bien du futur. Elles procèdent de l’internationali-sation de ces industries créatives qui, en réseau, joueront un rôle de plus en plus éminent dans l’expression des cultures du monde, de la liberté d’expression et de la diversité culturelle.

Je vois dans ce mouvement d’ensemble l’affirmation d’une forme de « citoyenneté » créative et culturelle de bon aloi. J’entends naturellement y impliquer un maximum de créateurs et de créatifs des espaces culturels du monde arabe. Non point dans l’affirmation intempestive d’une identité spécifique, mais tout simplement pour qu’en regard des richesses d’une culture séculaire, le génie spécifique des artistes et des créateurs de cet univers très méconnu puisse exister à la fois culturellement et économiquement.

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CHAPITRE IX

L’expérience du Conseil de sécurité

En charge des affaires culturelles de mon pays au poste de ministre de la Culture, des Arts et du Patrimoine, je suis resté un diplomate. À Paris ou New York, en tant qu’ambassadeur, une seule question, souvent et presque toujours, m’occupait l’esprit : comment, dans telle circonstance, face à tel interlo cuteur, trouver les dénominateurs communs sur lesquels je pouvais fonder une relation constructive et de qualité ? Comment devenir proche tout en étant autre ? Et rester autre après avoir été proche ? C’est la recherche de ce point d’équilibre en soi et chez l’autre que l’on nomme consensus ! Comment transcender objectifs et intérêts politiques légitimes et élargir cet espace de consensus ? voilà tout un art dont les limites ne cessent de s’éloigner, pour la plus grande satisfaction de ceux qui s’y adonnent. Tel était le défi permanent auquel je faisais face. Avec une passion non feinte.

Je reste obsédé par mon souci de nouer des relations de qualité avec mes semblables. Pour moi, c’est une nécessité vitale, et je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je peux orienter un débat, aussi polémique qu’il puisse être, vers un début de convergence, une perspective de conciliation, ou une volonté de coopération constructive. « Iréniste », me taxeront quelques amis !

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solidarités paradoxales

Représentant permanent de mon pays à l’ONU après l’avoir été à l’Unesco, j’ai vécu à longueur de journée, dans le cadre de ce qu’on appelle communément la diplomatie multilatérale. J’ai aimé être utile de cette manière, y compris aux pires moments de la guerre Iran/Irak qui déchirait alors ces deux nations.

Divergences des intérêts, technicité des interventions d’experts militaires ou géostratégiques : tout prêtait à tensions, découragements et même, aux moments les plus pénibles, à un zeste de résignation. Avant de revoir le jour se lever et des lignes de négociation jusqu’alors figées se mettre à bouger dans un esprit positif et constructif. Souvent la clef de ces succès était liée au fait que si les débats, souvent âpres et tenus dans un contexte de solidarité paradoxale, avaient lieu à visages ouverts, le vote était finalement secret.

Il n’y a guère lieu, dans ces circonstances et quelle que soit la force de son argumentation, d’imposer massivement son point de vue. Il suffit de se concentrer sur ses capacités de persua-sion et sur son sens logique pour convaincre. Nous sommes dans ce que je qualifie de diplomatie créative par excellence. Multilatérale, celle- ci bénéficie d’une continuité de bon aloi. Nous nous connaissions parfaitement entre représentants res-pectifs de l’un ou l’autre État. Et notre tâche consistait, en par-tant d’un bouillonnement initial de divergences objectives, ou d’intérêts géopolitiques et stratégiques a priori inconciliables, à faire jouer les affinités entre États voisins, relations personnelles confiantes entre diplomates de pays normalement antagonistes, à privilégier un maximum de rationalité. Y compris dans les plus hautes sphères de la diplomatie mondiale, j’ai appris,

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effectivement, que le pire n’est jamais sûr, et que les grands fauves qui y chassent sont capables de mesure et de sagesse.

La création de l’Organisation des Nations unies est la consé-quence d’une première partie de xxe siècle cataclysmique. Deux idéologies, laïque et athée, dominantes – stalinisme et nazisme – s’y étaient affrontées, transformant le monde en charnier, avant que ces massacres ne se terminent par une victoire providen-tielle du camp occidental. Débattre avant de s’entre- tuer : après de telles années d’horreur, la rationalité s’imposait en tant que référence suprême. Le changement de cap était radical et il serait peu honnête de considérer aujourd’hui que les différents timoniers appelés depuis soixante- dix ans à piloter ce navire multinational se soient fourvoyés.

Bilan

Après la guerre de 1914-1918, la Société des Nations s’était voulue un lieu de dialogue policé et civilisé. Mais, plutôt qu’une société digne de cette appellation, elle se révéla une jungle bien-tôt indéchiffrable. Quant à l’Organisation des Nations unies, je dirai bien simplement que, quelles que soient ses imperfections, le monde est meilleur avec que sans l’ONU. Je me risque même à avancer que Roosevelt, Churchill et Staline ont, quoi qu’on en dise, bien mérité un satisfecit posthume.

La création d’un Conseil de sécurité fut donc une bonne idée. Qu’il se soit ajouté un droit de veto pour ses membres est peut- être regrettable. Mais je comprends que cela ait été et soit encore de nos jours, peut- être, la condition sine qua non d’un consensus a minima entre les puissances. Tout en spécifiant que, complémentairement aux disciplines dures qui

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dominent rituellement ce type de concertations au sommet, il conviendrait que soit initiée massivement, sous l’égide de l’Unesco et au titre de la diplomatie des échanges culturels, une relance massive des coopérations en matière d’éducation, de culture et de développement durable. Et quand bien même d’aucuns estimeraient que le bilan de l’ONU prêterait à débat, on ne voit pas quelle institution, où et comment, serait sus-ceptible de la remplacer. Et encore moins cette sœur culturelle que l’on peut identifier dans l’Unesco, une organisation dont la mission explicite est de « contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations ».

Échapper aux carcans des cultures locales et nationales et ouvrir l’horizon à une convergence mondiale des cultures n’a rien d’une sinécure. Aucun autre espace que celui de l’Unesco ne se désigne mieux pour débattre de l’avenir de l’Humanité. Aucun autre n’agit pour sauver et restaurer les lieux de mémoire ou de culture à travers cette idée géniale et plébiscitée dans le monde entier qu’est l’inscription d’un lieu de culte, d’un site naturel ou d’une activité humaine sur la liste du patrimoine mondial matériel et immatériel de l’Humanité.

Coupler l’action économique avec des programmes d’édu-cation, principalement dans les zones les plus déshéritées du monde, est une autre mission absolument remarquable. Des millions d’enfants ont ainsi fréquenté une école, découvert des savoirs élémentaires, appris à lire, écrire et s’exprimer. Rien de moins, end open, qu’exister intellectuellement et sociale-ment. Les moyens consacrés à ces missions ont- ils toujours été à la mesure des besoins ? Évidemment que non ! Mais plaie d’argent n’étant jamais mortelle, tout indique que cette dimension financière méritera solution, très précisément dans

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l’esprit de cette diplomatie de l’échange permettant une action culturelle conjuguant l’apprentissage des disciplines scolaires et universitaires de base avec une ouverture au vrai et au beau.

Une mise en synergie des responsables de ces programmes avec les ONg déjà très actives sur ces terrains me semble non seulement indispensable, mais inéluctable. Une coordination minimale devrait, dans un premier temps, s’instaurer entre toutes ces bonnes volontés qui agissent encore trop, avouons- le, en ordre dispersé, alors même que très souvent agences d’État et ONg se retrouvent sur les mêmes terrains d’action, avec, de plus en plus, des différentiels de performances patents. C’est ainsi, par exemple, que la Fondation Bill et Melinda gates fonctionne bien mieux que nombre d’agences d’État qui devraient être réformées quant à leur management et à l’utilisation des fonds dont elles disposent. Comment ima-giner, en regard de ce que les stratèges appellent des « ten-dances lourdes », qu’« instances politiques et diplomatiques » et « sociétés civiles » ne coopèrent pas mieux et plus dans le futur ?

les vertus du multilatéralisme

Le multilatéralisme est indéniablement un facteur de com-plexité chronophage pour qui le pratique. Mais force est d’avouer qu’il est, pour la bonne cause, inévitable et sans alternative cré-dible. Il s’agirait, en quelque sorte et dans la continuité d’une œuvre méritant intensification et professionnalisation, de mieux coordonner les énergies entre ONg, initiatives volontaristes des « sociétés civiles » et celles des instances étatiques chargées de ces missions dans une logique diplomatique.

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On ne peut se cacher que, durant l’après- guerre, ces tâches relevaient principalement, dans une certaine improvisation, de généreux francs- tireurs tels qu’artistes, explorateurs et ou même conquérants improvisés. Il ne peut être question d’éconduire ces très sympathiques et efficaces pionniers. Mais dans l’intérêt de la démarche dans son ensemble, cette action que Jessica C. E. gienow- Hecht et Mark C. Donfried 1 ont qualifié comme rele-vant d’une « prédiplomatie culturelle » au sens fort du terme, il me semblerait très utile qu’elle soit harmonisée et organisée.

Déjà, concernant la mise en place d’initiatives opération-nelles, les liens entre les diplomaties culturelles d’État et les ONg se sont considérablement améliorés. C’est ainsi que le British Council, dont la vocation est de promouvoir l’usage de la langue anglaise et d’accentuer l’influence de la grande- Bretagne dans le monde, concerte étroitement son action avec le gouvernement. Celui- ci détermine les pays cibles. Mais c’est aux dirigeants du British Council de mettre en œuvre leurs actions en coopérant avec des opérateurs privés ou les ONg les plus qualifiées. Même orientation côté allemand où le gouver-nement fédéral dicte les grandes lignes de son action culturelle incluant formation et éducation, tout en laissant libre cours aux experts de l’Institut goethe en matière d’application et de sous- traitance des missions.

Il m’est revenu que les responsables de nombre d’ONg estiment que leurs actions seraient incompatibles avec certaines formes de coopérations avec des États. Je crois comprendre que cette opinion a pu naître d’un interventionnisme plus ou moins heureux, dans un sens comme dans l’autre, et sur des

1. C. E. gienow- Hecht et M. C. Donfried, searching for a Cultural Diplomacy, Bergham Books, 2010.

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terrains de guerres ou de catastrophes sensibles. Je comprends que ces responsables d’ONg puissent craindre une mise sous tutelle étatique compromettante et finalement dangereuse pour leurs équipes. Il devrait néanmoins être de bonne diplomatie de rechercher, chaque fois possible, sinon d’impossibles consen-sus, tant les missions et implications d’une ONg peuvent être complexes, mais un modus vivendi qui permette, a minima, une coopération raisonnable.

L’Unesco est, en la matière et sur ces champs d’action, un modèle enviable, facilité, il est vrai, par la supranationalité, déjà « citoyenneté universelle » de ses agents.

L’EXPÉRIENCE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ

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CHAPITRE X

L’art tout en complexité des concertations

En 1984, j’ai quitté Paris, l’une des capitales culturelles et artistiques comptant parmi les plus séduisantes du monde pour rejoindre New York qui ne l’était pas moins. New York n’est pas une ville qui se livre aisément. Découvrir ses trésors a un prix et j’ai dû fournir maints d’efforts et dépenser beaucoup de mon temps pour que la « grosse Pomme » me livre quelques- uns de ses secrets.

À Paris, j’avais tenté de poursuivre mes études de troisième cycle et de m’inscrire en doctorat, mission impossible, tant mes obligations professionnelles étaient lourdes. Parfaire mon anglais, m’inscrire en troisième cycle à l’Université de Stony Brook, en périphérie de New York, sera mon premier souci dès mon arrivée aux États- Unis.

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la guerre iran‑ irak

Dire que mes contraintes professionnelles étaient plus légères serait inexact. Assurer les tâches du délégué permanent d’un pays du Moyen- Orient auprès des Nations unies dans un contexte international délicat fut une mission écrasante. La guerre entre nos deux grands voisins, l’Irak et l’Iran, battait son plein et il me fallait être au four et au moulin : poursuivre mes recherches et veiller de près aux péripéties, faites d’une alternance d’avancées et de régressions, d’un conflit qui mena-çait d’embraser la région et risquait de faire tache d’huile sur le reste de la scène internationale. Tous les ministres des Affaires étrangères des pays du golfe Arabique étaient aux aguets, mon ministre autant que les autres et il suivait comme lait sur le feu l’évolution de ce conflit. C’est dire s’il me sollicitait inten-sément.

J’avais la chance, à l’université, de dépendre d’un directeur de thèse compréhensif et subtil. Et nous avons convergé sur le choix d’une thématique qui, compte tenu de ma situation et des savoirs et compétences diplomatiques que j’étais en train d’acquérir, tombait sous le sens. C’est ainsi que s’est imposé le sujet suivant : « La prise de décision au Conseil de sécurité. Étude de cas de la guerre entre l’Irak et l’Iran ». J’ai dû, soumis au stress de ma fonction principale, prendre mon temps pour soutenir cette thèse de doctorat, soit tout le temps que j’ai été en poste aux Nations unies, avant d’obtenir mon titre en 1990 alors que j’étais devenu ambassadeur du Qatar à Washington.

L’interaction entre thèse de doctorat et activités profession-nelles dans un domaine connexe facilite- t-elle la tâche ? Pas forcément, car je devais tout créer à la base, dans la mesure

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où, partant de la nouveauté de la thématique choisie, soit un conflit en cours, aucune base documentaire sérieuse n’était accessible. Il reste que la version anglaise de mon étude a été utile pour révéler et éclairer les processus décisionnels du Conseil de sécurité.

Dans une carrière de diplomate, l’idée de pouvoir dissocier, partout et toujours, activités professionnelles et émotions per-sonnelles est un vœu pieux. Surtout lorsqu’il arrive que l’on ait charge d’âme. À commencer par celle, précieuse, d’un secrétaire général de l’ONU. À cette époque, Javier Pérez De Cuéllar occupait cette fonction et c’est à ce titre qu’il fit escale au Qatar à une période d’embrasement extrême entre l’Irak et l’Iran.

sur le fil du rasoir

La première rencontre, à laquelle j’assistais, entre De Cuéllar et l’émir du Qatar de l’époque qu’était Son Altesse Cheikh Khalifa bin Hamad Al Thani, porta sur l’opportunité qu’il y aurait à ce que le secrétaire général de l’ONU fasse la tournée des capitales belligérantes en se rendant à Téhéran et Bagdad. L’émir y était favorable et conditionnait toute avancée sur ce dossier au succès d’une telle tournée. Il demanda au secré-taire général s’il avait l’intention de visiter Bagdad et Téhéran. Celui- ci argumenta qu’il ne lui était guère loisible d’effectuer de telles visites sans avoir la garantie de parvenir à un cessez- le- feu au risque de provoquer une grande déception auprès de l’opinion publique internationale. L’émir objecta que même si les visites n’amenaient pas de résultats directement tangibles, elles constitueraient sans doute un pas important vers l’appli-cation du cessez- le- feu.

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À mesure que la réunion approchait, le secrétaire général semblait disposé à accepter la proposition de l’émir. Mais com-ment visiter l’Irak et l’Iran sans que les deux pays n’acceptent d’arrêter les hostilités durant son périple. Et quel moyen de transport sécurisé mobiliser ? L’émir lui proposa de disposer de son avion personnel. Sur intervention de l’appareil diplo-matique new- yorkais de l’ONU, l’Irak et l’Iran s’engagèrent à respecter un cessez- le- feu impératif durant la visite. Bilan : cette visite fut d’une importance capitale pour parvenir au cessez- le- feu tant souhaité, puis à la fin des hostilités.

On devine que je fus sur des charbons ardents tout le temps que dura cette tournée. Nous avions forcé la main au numéro un de l’ONU, le portant à prendre le risque que son avion se fasse abattre. Je n’ai connu de paix que quand son avion s’est posé à l’aéroport de Doha. Il me semblait qu’il revenait à la vie. Et me concernant, tout autant !

L’art de la concertation en milieu miné relève d’un véri-table sacerdoce. Réduire la virulence des conflits modernes implique, plus que jamais, la mobilisation impérative, en tant que disciplines non seulement nouvelles, mais éminemment innovantes, de la diplomatie culturelle de l’échange et une maîtrise éclairée des techniques et mécaniques de concertation. J’ai eu, à cet égard, tout loisir de m’en convaincre durant toute la durée de la guerre irako- iranienne, période à laquelle j’ai compté parmi les agents de l’appareil diplomatique du Conseil de sécurité de l’ONU. Et alors que tout semblait perdu, j’eus l’occasion de découvrir et de théoriser les voies et moyens permettant d’identifier et de neutraliser les inhibitions et handicaps culturels susceptibles de miner un dialogue et de « pourrir » un débat.

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Tractations secrètes

Dans le cadre de l’ONU, la règle veut que trouver une solution à une situation de crise aiguë présuppose un accord entre les parties directement concernées suite à des pourpar-lers officiels, et avant que l’ensemble des membres ne soit informé. Il est cependant rare qu’une solution donnant lieu à une résolution formelle soit trouvée lors des débats publics ouverts à la presse.

Manque de temps, tensions diverses, complexité du sujet, volonté réciproque de marquer des points sont autant de facteurs de blocage empêchant tout compromis. Dans ce type de circons-tances, tous les experts en la matière partagent mon point de vue : seules des concertations, et autres médiations secrètes permettent de trouver une issue. Le risque de surenchère est alors moindre. Loin de la pression médiatique et des opinions publiques, les tentations de surenchère sont réduites, et une certaine proximité s’installe entre les négociateurs des différentes parties.

C’est à ce phénomène des concertations, de leur nature et de leur signification que j’ai, en son temps, choisi de consacrer un chapitre de ma thèse de doctorat. Une tâche ardue car, dans la littérature diplomatique, aucune analyse ou référence notable n’existait. J’étais donc totalement livré à mes propres expériences de terrain. Ce statut de doctorant diplomate était ainsi un réel atout dans la mesure où, en regard de ma thèse, j’étais, en coulisse, le témoin direct, au plus haut niveau, des délibérations et des décisions du Conseil de sécurité et des Nations unies.

Fondées sur des conflits d’intérêts objectifs d’ordre poli-tique, économique, social et culturel, ces délibérations, pour

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avoir le moindre succès, devaient être conduites en tenant compte des codes et cryptes de comportement des belligérants dont il importait de rapprocher les points de vue.

Ces concertations non officielles du Conseil de sécurité se caractérisent par leur flexibilité et leur confidentialité. Aucun ordre du jour officiel, absence de numéro de registre, huis clos absolu, pas la moindre caméra en batterie : l’opinion publique ne pèse en rien sur les débats. En amont, c’est le président du Conseil de sécurité en personne qui émet les invitations, choisit la date de la réunion et se charge de son organisation et sa logistique. L’usage et l’impératif de confidentialité font que le lieu de réunion peut changer d’une séance à l’autre. Comme de juste, ces concertations globales non officielles ne peuvent débuter qu’en présence des quinze membres du Conseil. Le secrétaire général et ses assistants sont présents, ce qui n’est pas évident. Mais depuis que l’ONU existe, personne ne s’est manifesté pour les en éloigner.

Certains rapports secrets mentionnent que, dans l’un ou l’autre cas, certains membres du Conseil de Sécurité auraient, en préalable de ces conciliabules, initié des pourparlers bilaté-raux. Tant il fut possible que de telles concertations, limitées à quelques membres, aient pu se dérouler de manière plus franche et spontanée, qui plus est, en présence de personnalités issues de parties et mouvements régionaux, de résistance ou de libération, non représentés au sein du Conseil de sécurité. Non officielles, ces concertations peuvent, selon les contextes et les urgences, précéder la réunion du Conseil afin d’étudier une question précise, ou avoir lieu entre les séances du Conseil, après celles- ci, ou même simultanément.

Dans la plupart des cas, il est difficile de faire tenir dans un même temps une réunion officielle et une autre non officielle.

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Mais certains experts, considérant qu’une mise sous pression des négociateurs n’est jamais une mauvaise chose, arguent que cette simultanéité dans la négociation est un facteur qui a souvent permis, in extremis, l’émergence de solutions diplomatiques et de compromis intelligents, car équilibrés. Aucun rapport écrit officiel n’existe évidemment au sujet de ces concertations non officielles, alors même que les membres du Conseil ont toute latitude pour prendre des notes en cours de négociation. Quant à la communication des conclusions de celle- ci, c’est à chaque partie concernée d’y veiller séparément, en fonction de jeux et considérations tactiques relevant de leur totale souveraineté. L’usage veut néanmoins que le président du Conseil publie un communiqué officiel lorsqu’il s’agit de négociations notoires et à ciel ouvert. Une moindre prudence, car il est toujours préférable de communiquer de la sorte plutôt que de laisser libre cours à l’imagination des journalistes.

Distance critique

Parvenir à « des accords publics auxquels les membres par-viennent en public » : au Conseil de sécurité de l’ONU, cette tradition s’appuie sur des principes énoncés, en 1914, par le président démocrate américain Woodrow Wilson. C’est dire si les négociations non officielles que je viens d’évoquer largement sont en contradiction avec ce principe.

Bien que nécessité fasse loi, il me semble légitime que l’on craigne, ici ou là, que le Conseil de sécurité ne se transforme en un club fermé, fréquenté exclusivement par l’élite des grandes puissances qui ne trouveraient jamais d’accord sans recourir à des concertations secrètes. Déjà, Dag Hammarskjöld, le

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secrétaire général des Nations unies assassiné en 1961 parce qu’il se considérait comme le défenseur des droits des petits pays, s’était exprimé à ce sujet. Il n’est pas le seul. Ancien haut fonctionnaire des Nations unies, Brian Urquhart a exprimé le même type de réserves. Il n’a cessé de dénoncer l’usage de procédures non officielles permettant aux parties de camper sur leurs positions et de rendre incertain, voire inopérant, le recours à des réunions officielles ouvertes du Conseil. Il s’inquiète donc de pratiques qui, au fil du temps, transforment insensiblement, « sur des sujets qui touchent la paix et la sécurité mondiales », l’exercice du Conseil en « chuchotements derrière des portes closes ». À ce propos, un rapport du secrétaire général Javier Pérez De Cuéllar datant de 1982, mais dont l’esquisse avait été rédigée par son prédécesseur Kurt Waldheim, pointait le recours grandissant aux concertations utiles. « Ce mécanisme, y est- il noté, pourrait se substituer au travail du Conseil de sécurité, ou pourrait même devenir prétexte à ne plus le solliciter. »

En dépit de ces remarques et alarmes, les diplomates et les fonctionnaires des Nations unies considèrent généralement que, concernant les modes de travail et d’arbitrage du Conseil de sécurité, l’élargissement des concertations non officielles est un développement plutôt positif. Quant à ceux qui voient dans ce type de concertations l’origine de l’immobilisme onusien, la question leur est posée de savoir comment il serait possible de parvenir à des accords dans un cadre officiel si de tels accords étaient impossibles dans le cadre de rencontres non officielles. Ma conviction est finalement que les « chuchotements der-rière les portes fermées » sont plus efficaces et plus productifs que les « hurlements à portes ouvertes ». Rappelons à ce sujet que dans bien des cas, il ne s’agit guère de satisfaire l’orgueil de tel ou tel qui aurait raison, mais plutôt de prendre des

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décisions qui épargnent des milliers de vies humaines. Je pense également que les experts « des négociations à portes fermées » ont raison de noter que l’Histoire démontre que les décisions du Conseil de sécurité prises par la voie officielle n’aboutissent pas toujours à des mesures concrètes. Trop souvent, sans fon-cièrement convaincre les parties concernées, elles ne servent qu’à sauver la face.

Le risque d’instrumentalisation des concertations non offi-cielles est indéniable. Mais aucune étude approfondie n’existe pour le qualifier de manière irréfutable. Il est pourtant des avis qui, sur ce registre, ne manquent pas de sagesse : « si le Conseil de sécurité ne parvient pas à un accord lors des réunions à huis clos, note l’expert onusien g. R. Berridge 1, il serait vain, d’un simple point de vue diplomatique – celui- ci ne pouvant relever de la simple propagande – de déclarer publiquement des divergences. Avec pour résultat que tout le monde camperait sur ses positions et que l’atmosphère n’en serait que plus empoisonnée. D’autant que le Conseil se devrait de reconnaître son impuissance avec la même loquacité que s’il avait dû reconnaître son incapacité à réussir dans le cadre d’une concertation officielle ». À vrai dire et pour conclure sur le sujet, il me revient que la majorité des diplomates pensent que « l’opinion prépondérante est que s’abstenir de prendre des mesures est bien plus préférable que de prendre des mesures mal étudiées 2 ».

1. g. R. Berridge, Return to the U.N. : U.N. Diplomacy in Regional Conflicts, St. Martin’s Press, 1991. p. 5.2. ibid., p. 88-93.

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Complexité

Ces processus de prise de décision sont marqués d’une extrême complexité. A fortiori lorsque le décisionnaire final est un organisme lui- même pluriel. Ce qui est le cas du Conseil de Sécurité qui, comme tout le monde sait, se com-pose d’entités décisionnaires dites « multilatérales ». Il suffit d’ajouter le recours au droit de veto, dont jouissent les cinq membres permanents du Conseil, pour comprendre dans toute sa mesure la complexité de cette trame. La nécessité d’obtenir l’accord des cinq membres permanents ou, a minima, l’absence d’opposition de leur part a constitué un sérieux handicap pour le Conseil qui, parfois, n’a pu remplir toutes les missions qui lui sont dévolues en vertu de la Charte des Nations unies. En termes diplomatiques, on pourrait dire que l’utilisation du droit de veto n’a pas toujours été compatible avec la responsabilité qui incombe au Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de la sécurité mondiale.

On ne peut douter qu’afin d’assurer la paix et la sécu-rité mondiales, le recours au droit de veto ait souvent été ce « fusible » qui, dans la « boîte à outils » dont dispose l’ONU, ait permis d’éviter l’escalade d’affrontements potentiellement très dangereux, car se jouant aux limites du point de non- retour, entre les grandes puissances. Force est par ailleurs de reconnaître que ce droit de veto a aussi bien souvent été hon-teusement utilisé au service d’intérêts nationaux étroits. Ce qui amenuise épisodiquement la capacité du Conseil à prendre, au nom de la simple humanité, ces décisions de fermeté qu’espérait l’opinion publique internationale.

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Sur la scène politique internationale, la gestion des tensions actuelles par l’ONU nourrit l’espoir de tous ceux qui espèrent que la communauté internationale protège les faibles contre les visées injustes des forts. Mais rien, néanmoins, n’exclut qu’une puissance hégémonique puisse jouir d’une position de force qui la conduise à imposer aux maillons faibles que sont bon nombre de zones continentales, sa propre vision du nouvel ordre mondial.

D’où la nécessité, en cette deuxième décennie du xxie siècle, de rappeler que, dans l’article Ier de la Charte qui définit ses buts et ses principes, l’objectif central des Nations unies a été décrit en ces termes : « Maintenir la paix et la sécurité inter-nationales et à cette fin : prendre des mesures collectives effi-caces en vue de prévenir et d’écarter les menaces envers la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix. » Nous comprenons la difficulté inhérente à la mise en œuvre d’une telle ambition par les Nations unies et le Conseil de sécurité. Mais dans le même temps, c’est avec vigueur et passion que nous redisons qu’outre l’exploration exhaustive des voies et moyens des diplomaties traditionnelles à la Sun Tzu ou à la Clausewitz, c’est la promotion des « industries culturelles », la « philosophie du partage » et la « diplomatie culturelle » qui feront avancer les choses.

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Placer la culture au centre du jeu

Déjà, des pistes ont été tracées dans ce sens. Publié en 1953 sous l’égide de l’Unesco, un rapport inventorie les termes des ressources que serait la mobilisation des cultures du monde au service de la paix mondiale : « Le problème de l’entente internationale, que mentionne ce texte fondateur datant de plus de soixante ans, est un problème de relations entre les cultures. À partir de ces relations, devrait émerger une nouvelle communauté internationale fondée sur l’entente et le respect mutuels. Cette communauté devrait présenter une nouvelle image humaine qui puisse réaliser son humanisme à travers la reconnaissance des valeurs partagées par les différentes cultures 1. » Autant dire que cette proclamation n’a pas pris une seule ride.

Je n’ai jamais rencontré, où que ce soit, un négociateur capable de s’extraire de ce qui a fait ce qu’il est : son lieu de naissance, les couleurs de son enfance, l’ombre tutélaire du père, sa langue maternelle, ses lectures, son éducation, son style, son art de communiquer et, somme toute, sa Culture avec un grand C ! Mais, et ceci est un fait, négocier, c’est aussi faire partie intégrante d’un cercle international pluriel plus large et, donc, dans un même temps, à jamais, être issu d’un enracinement identitaire inaliénable.

Comment imaginer que ces données ne puissent peser sur une négociation ? Et que l’on puisse, convaincu que cela est le cas, ne pas tout faire pour que, sur la base d’une prise en

1. Comité d’experts Unité et diversité culturelles, interrelations of Cultures : Their Contribution to international Understanding, Unesco, 1953.

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compte subtile de ce que peut consentir l’autre, celui qui est de l’autre côté de la table, tenir compte de ce facteur d’alté-rité ? Là réside le point pivot voulant qu’un dialogue de sourds potentiel puisse, bien négocié, se transformer en un dialogue à cœurs ouverts et changer radicalement la donne. Négocier, marchander, ouvrir l’espace dans un contexte interculturel avéré et assumé est une révolution qui nous attend et elle est inéluctable.

Quiproquos

Dans cette logique, revenons- y, l’art de la traduction, jadis essentiel dans ce qui fut l’âge d’or intellectuel de la Maison de sagesse à Bagdad, sera un facteur déterminant. Car bien traduire, c’est percevoir non seulement le sens, mais l’esprit autant que la saveur affective des mots que véhicule la langue de l’étranger que nous avons face à nous. Et c’est seulement lorsque cet art de traduire est à son summum que sont gom-més ces malentendus et autres quiproquos pouvant, au cours de pourparlers sensibles, freiner la compréhension mutuelle.

Ce risque est permanent. Ainsi en fut- il lors d’une réu-nion qu’avait notre ministre des Affaires étrangères, Cheikh Ahmed bin Saif Al Thani, avec son homologue soviétique. Nous étions au pire moment de la guerre entre l’Irak et l’Iran et notre diplomatie entendait servir, comme nombre d’autres, à promouvoir une politique de paix entre les belli-gérants. Un traducteur russe était à la manœuvre. Mais stu-péfaction, nous l’entendirent dire en arabe que « les Irakiens et les Iraniens devraient échanger leurs lits… ». Interloqué, mon ministre se tourna vers moi : « Tiens, me sourit- il, que

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viennent faire des lits dans notre affaire ? » Déjà pourtant, le traducteur russe avait réparé sa bévue en admettant que plutôt que d’« échanger des lits » (acirra en arabe), c’est bien, toute la nuance était là, un « échange de prisonniers » (asra en arabe) qu’il avait voulu évoquer. La presque similitude phonétique des deux termes avait porté à confusion à notre brave interprète.

En l’espèce, tout indique que l’on a tout lieu d’être aussi prudent que modeste. Un jour, alors que je venais de féliciter un autre traducteur russe pour la qualité de son arabe, celui- ci, malicieux, me répondit avec un sourire : « Merci pour votre compliment. Mais sachez bien que mes connaissances sont bien modestes comparées à celles de Sibawayh, l’un de vos plus illustres grammairiens. Durant ses voyages, il mobilisait dix chameaux pour transporter sa cargaison de livres. Me concer-nant, sachez bien qu’une seule caisse de livres, sur un seul chameau, suffirait amplement. »

D’autres échanges sont un peu moins anodins. Tel celui qui eut lieu entre george Bush et Mikhaïl gorbatchev lors d’une négociation portant sur la limitation des armements nucléaires. Comment, au titre des mesures de confiance, faire en sorte que les signataires d’un accord (Strategic Arms Limitation Treaty, SALT) puissent réciproquement contrôler leurs arsenaux res-pectifs ? Les Américains voulaient que ce soit les avions du pays demandeur qui se chargent d’effectuer l’opération de contrôle, alors que les Soviétiques souhaitaient que ce soient ceux du pays qui allait être contrôlé. À ce point de l’échange, l’interprète Igor Korchilov, ayant mal entendu la phrase de gorbatchev, commit un contresens absolu en traduisant l’opposition du chef du Kremlin à tout contrôle comme un consentement, c’est- à- dire une adhésion à la version américaine.

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L’étonnement est général. Et personne ne comprend ce revi-rement éclair des Soviétiques. Tous les regards se tournent alors vers l’interprète. Confus, Igor Korchilov ne sait que se confondre en excuses. Avant de corriger son erreur. « À cet instant, raconte l’interprète de gorbatchev, j’aurais voulu que la terre s’ouvre et m’engloutisse tout entier. Une bonne traduction doit avoir la transparence de l’air. Personne ne la remarque jusqu’au moment où un incident en pollue le flux. L’interprète, tant qu’il fait convenablement son travail, est un homme invi-sible, mais à peine commet- il une erreur qu’il devient la cible de tous les regards. »

En fin de séance, le Russe s’approcha de george Bush pour s’excuser de son impair. « Ne craignez rien, lui sourit le pré-sident américain, ce n’est pas encore aujourd’hui que vous serez la cause du déclenchement de la Troisième guerre mondiale ! » « Ne vous en faites pas, renchérit Mikhaïl gorbatchev, car si vous vous êtes trompé, c’est parce que vous avez travaillé. Et seul celui qui ne travaille pas ne se trompe jamais 1. »

1. I. Korchilov, Translating History : Thirty Years on the Front lines of Diplomacy with a Top Russian interpreter, Simon and Schuster, 1999.

L’ART TOUT EN COMPLEXITÉ DES CONCERTATIONS

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CHAPITRE XI

Dialogue des cultures et citoyenneté universelle

Acquis issus de ma fréquentation assidue des majlis, où l’on m’avait conté les « voyages de Sindbad le marin », ou découverte de la richesse inventive des mathématiciens pion-niers de l’observatoire astrologique de Bagdad, passion pour la vocation culturelle fondatrice de l’Académie de Platon, j’ai toujours mis les navigateurs et les savants au même pinacle. J’ose ainsi affirmer qu’à leur manière, les pionniers intellec-tuels, grands voyageurs et autres sages du monde arabe étaient déjà, en leurs temps, des acteurs de la diplomatie culturelle. Leurs écrits, me semble- t-il, sont à la base de tout un système d’échanges voulant que la caractéristique centrale de la culture arabo- musulmane entraîne le respect des religions antérieures et le non- affrontement avec les croyances différentes 1, mais aussi, tel un leitmotiv immanquable, l’affirmation d’une appartenance commune à la même famille humaine 2.

1. Coran, sourate Al- Kafiroun, 6.2. Coran, sourate Al- Hujurat, 7.

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la « raison arabe »

L’historien et penseur marocain Mohamed Abed al- Jabri a consacré de nombreuses années à en qualifier les contours dans un livre- somme qui continue de faire référence la structure de la raison arabe : étude analytique critique des systèmes de savoir dans la culture arabe 1. À l’heure où la pensée philosophique arabe paraît déchirée entre un fondamentalisme qui entend écrire l’avenir sur le modèle d’un passé idéalisé, ou se livrer à un modernisme importé rejetant la tradition, il n’est pas sans profit de rappeler que cette « raison arabe » est une réalité humaniste.

Cette problématique a certes généré polémiques et blocages du xe au xxe siècle, mais c’est néanmoins dans l’Andalousie d’Averroès que s’est exprimé un rationalisme arabe à la fois ouvert et enraciné, en laissant un héritage méthodologique de la pensée andalouse qu’on retrouvera au xive siècle à la source de la pensée historique novatrice d’Abderrahmane Ibn Khaldoun. Arabe andalou, ce philosophe du xive siècle est crédité par Arnold Joseph Toynbee d’avoir « conçu et formulé une philosophie de l’histoire qui est, sans doute, le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays ». Un éloge mérité lorsqu’on lit tout ou partie de cette forme de « discours de la méthode », cartésien bien avant Descartes, qu’écrivit cet encyclopédiste arabe entre 1375 et 1378 : « L’Histoire, argue- t-il, consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à expliquer avec

1. Centre des études de l’Union arabe, Benyat al‑ aql al‑ arabi (plusieurs éditions à ce jour).

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finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements. L’Histoire prend donc racine dans la philosophie dont elle doit être comptée comme l’une des branches. » On sait peu que c’est grâce à des érudits de la Sorbonne que l’on doit la découverte de l’œuvre monumentale d’Ibn Khaldoun, méconnu dans son propre univers, grâce à la première traduction française de ses « Prolégomènes », ou Al‑ Muqaddima. Il est désormais égale-ment reconnu, bien avant Karl Marx, Max Weber et Émile Durkheim, comme le père fondateur de la sociologie moderne.

Les thèses de Mohamed Abed al- Jabri ont été critiquées par georges Tarabichi 1, mais la plupart des chercheurs du domaine ne s’en s’accordent pas moins sur le fait que la culture arabe, dans sa rationalité proclamée, est la résultante d’interactions complexes entre de nombreux courants philosophiques et reli-gieux, et que la civilisation arabe a donné au monde, durant sa longue période de créativité et de prospérité, une somme considérable de connaissances techniques, philosophiques et littéraires.

Les récits des voyageurs arabes du Moyen Âge l’attestent. Ils ont su offrir leur culture aux autres nations, tout en com-mentant généreusement celles des autres dans leurs livres. Ce fut le cas au xive siècle d’Ibn Battouta, globe- trotter avant l’heure, qui partit de Tanger à 22 ans pour effectuer l’un des plus extraordinaires périples de tous les temps vers La Mecque, la Sardaigne, l’Espagne, le Niger. À la fois pèlerin, explora-teur, ambassadeur, jurisconsulte et courtisan, ce lettré curieux et ouvert sur le monde parcourra durant près de trente ans, et

1. g. Tarabichi, ichkaliyyat al‑ aql al‑ arabi (en arabe) (« Problématiques de la raison arabe. Critique de la critique de la raison arabe), Dar Assaqi, 2002.

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deux siècles avant le Portugais Magellan et le vénitien Marco Polo, quelque cent mille kilomètres qui le conduiront ensuite jusqu’à Zanzibar en longeant la côte de l’Afrique orientale, avant l’Inde et la Chine.

S’appuyant sur les savoirs géographiques de l’Antiquité, ce savant fera progresser la cartographie, l’astronomie et les mathé-matiques. À son retour au Maroc, le sultan mérinide Abou Inan lui ordonnera de dicter ses souvenirs à son secrétaire personnel. Intitulé Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages, une copie du manuscrit arabe de ce récit de voyage est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France à Paris.

Transversalités

Lorsque nous atterrissons dans un aéroport, ou lorsque nous nous promenons sur les avenues d’une grande métro-pole, nous ne réalisons généralement pas à quel point, malgré leurs différences culturelles ou le regard lourd de préjugés que certains portent sur d’autres, les humains que nous croisons se ressemblent. Et qu’ils nous ressemblent. Car « en ville comme à la campagne, énonce un proverbe arabe, les gens sont tous au service les uns des autres, même s’ils ne s’en rendent pas compte ». Est- ce suffisant pour évoquer une forme de frater-nité instinctive ? Idéalisme, dirons d’aucuns, mais qu’importe !

Ce qui est sûr, c’est que nous prenons tous un jour le même type d’avion pour nous affranchir des chaînes de la gravité terrestre, ou de train pour filer à trois cents kilomètres à l’heure d’une cité à une autre. Avant de nous retrouver, lorsque tout va bien dans 99,99 % des cas, dans le même musée ou

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restaurant romain ou madrilène, au jardin des Plantes à Paris, dans Central Park à New York, au parc de Tiergarten à Berlin, parmi les aigrettes et hérons du parc Al- Azhar au Caire, ou perdus dans l’entrelacs de béton et de végétation imaginé par gaudi dans le parc güell de Barcelone.

Ces extraordinaires latitudes distractives, touristiques ou culturelles ne suscitent plus aucun étonnement et ne pro-voquent plus de questions. Elles relèvent d’une normalité ordinaire, de laquelle toute magie s’est dissipée. Mais quel parcours, complexe, sinueux et interminable pour en arriver là ! « Faible créature s’il en est, l’être humain, nous enseigne la sagesse arabe, serait capable d’arriver au- delà du trône de Dieu grâce à sa volonté et à sa sagacité. » Mais gare aux tentations démiurgiques !

l’ivresse d’icare

Comment, en effet, oublier l’alerte que constitue, au hui-tième chapitre des Métamorphoses d’Ovide, la légende d’Icare fils de Dédale ? Je goûte le plaisir de la relire de temps à autre.

Souvenons- nous : Minos, roi fils de Zeus, a enfermé Dédale, rejoint par son fils Icare, dans le piège de son propre laby-rinthe ! Aucune chance de s’en échapper, sauf à tenter la voie des airs. Disposant de cire fraîche et d’un paquet de plumes, Dédale se mit à confectionner pour lui et son fils ces ailes de géant capables de les soulever de terre, non sans avertir Icare : « Lorsque tu seras transporté par les airs, surtout ne t’avise pas de prendre trop d’altitude, la chaleur du Soleil risquerait de te brûler les ailes. De même, ne t’approche pas trop de l’océan, car de hautes vagues pourraient t’engloutir. »

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Père et fils volèrent de longues heures, mais au moment de franchir le détroit qui les séparait de l’Asie Mineure, Icare ne sut résister à l’ivresse de la liberté. S’élançant à l’assaut de l’azur, il s’approcha dangereusement du Soleil, au point que la cire permettant l’adhérence de ses ailes de plumes se mit à fondre. Sans portance, précipité dans le vide, Icare s’abîma dans la mer qui porte aujourd’hui son nom.

Mon intuition est que l’humanité connaît aujourd’hui une tentation comparable à celle d’Icare, mais qu’il n’est pas trop tard pour que le pire soit évité. C’est donc avec une certaine perplexité que j’ai noté, chez nombre de philosophes européens des xixe et xxe siècle, une forte réserve envers la domination galopante des techniques, de la mécanique, du numérique et du systémique industriel ou technocratique. Manifestation de la volonté de puissance de l’homme sur la nature chez Friedrich Nietzsche, la suprématie technicienne devient, chez son com-patriote Martin Heidegger, la dernière étape d’un processus de dépossession fatal. Ainsi, selon ce dernier, plus il se prendrait pour le « seigneur de la terre » et plus l’homme se condamnerait à ne devenir qu’un simple rouage de la machinerie technicienne moderne.

Je ne suis guère attiré par cette lecture pessimiste de notre marche des siècles et je ne suis pas tenté de céder au pessi-misme ambiant. Ceci d’autant moins que ce déluge technicien qu’il est à la mode de dénigrer a tout de même permis aux humains d’accéder, à une élévation, inimaginable il y a à peine une décennie, de leur degré de conscience, mais surtout de ce sentiment, de moins en moins diffus, de compter, au sens large, parmi le peuple des Terriens. Quelques mots simples et accessibles tels que « voyage » et « passage » soulignent cette révolution en lettre de feu.

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Le « voyage », c’est partir vers l’inconnu. L’« ailleurs » est désormais accessible. Ce moyen d’évasion nous affranchit transitoirement de nos particularismes culturels, de nos habi-tudes sociales, de notre héritage linguistique et des paysages trop familiers auxquels nous sommes habitués. Nous restons nous- même, mais ailleurs, à quelques heures d’avion de nos terroirs. Le « passage », c’est le privilège de devenir « passager », de s’exposer au risque d’un crash aérien. Un danger virtuel auquel on s’habitue bien vite. Ainsi qu’aux contraintes que sont l’achat de billets et les contrôles de passeports. Nous devenons les compagnons de voyage de ces autres nous- mêmes inconnus qui, côté couloir ou côté hublot, s’installent à nos côtés dans un avion au sein duquel se confondent races, croyances, obédiences et idéologies comme jamais dans l’histoire de l’Humanité.

inégalités

Pour Samir Amine, chercheur franco- égyptien qui vit à Dakar, il n’est pas évident que la mondialisation libérale, sur le modèle duquel s’est réglé le fonctionnement de l’économie mondiale, entraînera mécaniquement le développement éco-nomique des autres pays du monde. Comme d’autres alter-mondialistes, Amine remarque que, dans les pays développés, une hausse des salaires est liée à la hausse de la producti-vité des employés, alors que les salaires restent dissociés de la hausse de la productivité dans les économies plus faible-ment industrialisées. Avec pour résultat que les bénéfices de la hausse de la productivité sont systématiquement accapa-rés par les pays développés. Pour cette école de pensée, le « sous- développement » de nombreux pays ne serait donc pas

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le résultat d’une arriération de cette partie de l’humanité, mais le produit moderne d’une expansion capitaliste mondiale qui se prolonge depuis le xve siècle. À l’heure actuelle, l’économie mondiale se structurerait en pôles dominants autour desquelles gravitent des entités périphériques dominées qui participeraient à l’enrichissement desdits pôles dominants. Ce constat, indis-cutable en termes purement économiques, l’est plus encore au vu de l’inventivité qui s’observe dans le domaine des technolo-gies de la communication et de l’iconomie, à savoir l’économie de l’information. Le tout – c’est un facteur moins agréable à noter – sur fond de « fracture numérique », ou « fracture numérique géographique 1 » inégalitaire, au sein même des pays développés et entre pays en développement et pays développés. Ce sont là des évolutions systémiques qui, plus que jamais, méritent la vigilance des futurs acteurs et experts de la diplo-matie culturelle.

« identités meurtrières »

Partant de cette imbrication interstitielle des cultures sous les effets conjugués du jet, de l’Internet et du numérique, les humains ne se sont jamais autant entremêlés. Ce qu’illustrent, aux prix de souffrances indicibles et dans l’impuissance rela-tive des États, ces assauts de migrants proche- orientaux que l’Europe peine à accueillir. Ce sont là autant de remises en cause dramatiques des frontières physiques, policières, douanières

1. voir N. Ali et N. Hijazi, « La Fracture numérique » (en arabe), Al- Fajoua al- Raqmiyya, série « Alem Al- Maarifa », 2005, n° 318, ou la « fracture numérique géographique » évoquée en 2008 par J. Attali dans son rapport de la Commission pour la libération de la croissance française.

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et économiques, mais également mentales, affectives et cultu-relles de la géopolitique mondiale. Redisons- le : le pire n’est jamais sûr. Dans la mesure où, étant aujourd’hui les traduc-tions patentes de ce choc des « identités meurtrières » évoqué par Amin Maalouf, ces rapprochements violents et précipités impliqueront demain, comme toujours, des métissages cultu-rels, puis forcément affectifs et biologiques, qui sont une nature des choses depuis que le monde existe.

C’est lorsque les nations se sentent en danger qu’elles se crispent sur leurs identités respectives que ces dernières se muent en « identités meurtrières 1 ». « Depuis que j’ai quitté le Liban pour m’installer en France, précise Amin Maalouf, que de fois m’a- t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais “plutôt français” ou “plutôt libanais”. Je réponds invariablement : “L’un et l’autre !” Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant dif-féremment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi- même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. » Pourquoi faut- il que l’affirmation de soi s’accompagne si sou-vent de la négation d’autrui ?

Pour Maalouf et afin de neutraliser cette « panthère » qu’il voit dans l’« identité meurtrière », identité religieuse et identité humaine devraient se conjuguer. Pour lui, la « mondialisation n’est nullement un drame, mais une formidable opportunité d’enrichissement culturel. À la seule condition qu’elle ne serve pas exclusivement l’hégémonie occidentale ». Et d’ajouter : « Il faudrait faire en sorte que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun

1. A. Maalouf, les identités meurtrières, Le Livre de Poche, 2001.

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puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier, ne serait- ce qu’un peu, à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure dans ce qu’il estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine. »

Pluralités

Si la pluralité et la richesse des cultures sont des vérités évi-dentes et tangibles, leur mise en valeur et l’encouragement au respect mutuel n’ont pas encore l’effet escompté, malgré bien des efforts, comme celui, entre 2001 à 2010, et sous l’égide de l’Unesco, du programme « Promotion d’une culture de la non- violence et de la paix au profit des enfants du monde 1 ».

L’objectif de cette initiative était de « préserver les géné-rations futures du fléau de la guerre » en suscitant un esprit de partage fondé sur les principes de liberté, de justice et de démocratie. Promotion des droits de l’homme, de la tolérance et de la solidarité, rejet de la violence et prévention des conflits en s’attaquant à leurs causes profondes : ce programme ambi-tieux s’est étendu sur l’ensemble de la première décennie du xxie siècle. Il a eu pour effet d’approfondir, au sein de l’uni-vers des adultes, la prise de conscience des énormes préju-dices et souffrances infantiles infligées aux enfants. Objectifs :

1. Unesco, résolution 53/25 du 10 novembre 1998.

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apprendre à ces derniers le « vivre- ensemble », et apprendre aux adultes qui les encadrent l’art de placer l’éducation au service de la paix, d’encourager la libre circulation de l’information et d’impliquer un plus grand nombre de femmes dans ces actions visant à prévenir la violence et les conflits.

Nombre de cultures menacées d’extinction n’ont jamais le moins du monde bénéficié de ce type d’initiatives, et encore moins eu accès aux privilèges d’un développement scientifique, technologique et économique minimum. Tout au contraire, plutôt que de les anoblir au sein de la communauté interna-tionale, les sociétés développées de l’âge de la communication moderne, en submergeant ces peuples de programmes distrac-tifs bien plus que de savoirs et de culture, les ont paradoxa-lement fragilisés.

Dès lors, seul l’adossement des plus menacées d’entre elles aux bénéfices d’un droit international explicite peut encore changer les choses. Par son statut éminemment moral, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) me semble évidemment dans cette logique un socle privilégié. On pourra me rétorquer que ce texte est globalement trop vague à cet effet. J’en conviens volontiers et c’est la raison pour laquelle je mettrais l’accent sur son article 26 : « L’éducation, y est- il précisé, doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhen-sion, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations unies pour le maintien de la paix. »

Identifier l’éducation comme le moyen de parvenir à l’instauration d’un équilibre décent entre les privilégiés de la culture et ceux qui en sont écartés est la moindre de choses.

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Et tout autant une stratégie de paix gagnante. Je ne cesserai de le répéter. Dans l’immédiat, les pays qui ne respectent pas les droits des autres nations, tous comme les nations dont les droits ne sont pas respectés, sont incapables de tendre la main vers toute forme de pays tiers. Quant aux pays incapables de recourir à une concertation civile et pacifique pour résoudre leurs propres problèmes sociaux et culturels, ils ne disposent ni des capacités ni des compétences qui les qualifieraient pour ce type de dialogue culturel.

Je le sais : ce chantier est immense ! Mais il est urgent de traduire en actes ces grands principes et d’entamer sans tarder ces procédures de négociation ouvertes qui, au niveau national et international, aurait la mission de refonder sur des bases claires et réalistes les missions éducatives qu’il nous incombe d’initier. Dans l’article 26 de la DUDH, les principes relatifs aux droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels scellent l’interdépendance des droits – ceux des populations indigènes, des communautés, ainsi que la liberté d’expression religieuse – et leur indivisibilité. Le respect de cette inter-dépendance représente, pour les cinquante- huit pays qui, le 10 décembre 1948, au Palais de Chaillot à Paris, ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen une ardente obligation.

Égalité

La diplomatie culturelle moderne peut recourir à ces tech-niques et disciplines relevant de l’art de voyager, de commercer et de négocier sans fatalement finir par s’affronter, en par-tant, chaque fois que possible, d’un socle commun de valeurs

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humaines partagées sans obligatoirement se perdre à dresser un inventaire des thématiques à controverses. Il n’y a nul angé-lisme dans ce propos. Car je ne fais là qu’évoquer la métho-dologie qui sous- tend les textes fondateurs des Nations unies et d’institutions comme l’Unesco, l’Unicef et autres.

Les diplomates font depuis un certain temps de la diplomatie culturelle bien plus qu’ils ne s’en doutent. Une approche plus systématique de cet art ferait nécessité. Et mériterait non point débat, tant les données sont claires, mais une action vigoureuse et déterminée. Où, en effet, a lieu cette réflexion, indispen-sable et cruciale, sur la gestion et le management d’institutions internationales – largement évoquées plus avant – dont l’empi-lement indifférencié ne cesse de nous impressionner depuis un demi- siècle ? Cette réflexion systémique fait urgence, a fortiori à l’heure où, au cœur de ces institutions, mais également par-tout au sein des pays membres qui y adhèrent, se multiplient les candidats à cette citoyenneté universelle qu’implique, tôt ou tard, mais inéluctablement, la course pour la paix, pour l’instant chaotique, de notre unique monde.

D’aucuns imagineront nécessaire de créer force comités et séminaires afin d’écrire la charte fondatrice de cette « citoyen-neté universelle ». Mais faut- il se perdre dans ces préalables, alors même que, legs législatif universel s’il en est, la Déclaration universelle des droits de l’homme s’offre en tant que fondement éthique et juridique auquel devrait se référer cette diploma-tie culturelle, elle- même garante, à un terme plus moins ou proche, de la mise en orbite d’une « citoyenneté universelle » engageante ?

Aujourd’hui, sauvegarder les patrimoines matériel et imma-tériel de communautés culturelles spécifiques est la moindre des choses, mais elle ne peut nous satisfaire. Une nouvelle urgence

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est apparue avec leur désagrégation lente sous l’effet de chan-gements sociétaux ambiants – nouvelles mœurs, émancipations diverses, consuméristes et médiatiques – que ces communautés ne peuvent assimiler, maîtriser et exploiter à leur avantage.

Il est un autre espace de bouleversement, celui de la famille et de la place de la femme dans la société. Le rôle de la famille s’éloigne de la fonction traditionnelle qui lui était dévolue. Cette mutation, qui doit beaucoup à la préémi-nence médiatique d’une femme libre de ses faits et gestes, de ses choix de carrière professionnelle et tout autant de l’usage de son corps, concerne toutes les cultures sans la moindre exception. La femme moderne accède à des espaces qui ne lui étaient pas traditionnellement ouverts. Il suffit dans certaine société qu’une jeune fille entre à l’école pour que le système de valeurs traditionnelles qui l’entoure soit ébranlé, et que le regard porté sur elle se modifie. Ainsi d’ailleurs, insensible-ment, que les valeurs des références qui cimentent les consen-sus de ladite société, et que les valeurs que telle ou telle société lui associe varient. Cela est un fait et il ne prête, comme le souligne Amal al- Qarami 1, à aucune forme de jugement de valeur quant aux mœurs et coutumes des sociétés tradition-nelles où les pratiques et tolérances des sociétés modernes. Cette observation est en effet exempte de tout jugement de valeur. Cela ne veut pas dire que, dans les sociétés tradition-nelles, la situation passée fût meilleure, ni que l’actuelle dans les sociétés modernes soit pire, comme le souligne Al- Qarami. Ce qui nous intéresse, en effet, dans l’exemple de la femme et des valeurs culturelles, y compris dans les traditions et l’échelle

1. A. al- Qarami, Al‑ ikhtilaf fil thaqafa al‑ arabiyya al‑ islamiyya (« La différence dans la culture arabo- musulmane »), Dar Al- Madar Al- Islami, 2007.

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de valeurs et de croyances, c’est comment l’identité culturelle prend ainsi un aspect dynamique.

Comment ne pas percevoir dans cette révolution les pré-mices d’un changement de nature radicalement différent de celui que nous connaissions jusqu’alors ? Laisse- t-il augurer l’émergence d’une citoyenneté transculturelle commune ? J’en ai la conviction car, certes dans la peine et parmi des obstacles multiples, nous sommes déjà sur la voie de cette citoyenneté universelle à laquelle les plus optimistes et imaginatifs de nos aînés n’avaient jamais osé croire.

Déjà, l’humanité s’est dotée d’institutions transnationales à partir desquelles des extranationaux abordent les questions globales de la planète bleue sans œillères nationalistes ou sec-taires. Chaque individu- citoyen d’un pays donné, garde encore, partout dans le monde, des droits et des devoirs envers son pays. Ce n’est pas là une raison suffisante pour afficher un optimisme béat quant à la capacité de ces grosses machines internationales à métamorphoser, d’un jour à l’autre, la planète en paradis et ses habitants en colombes. Mais que de guerres évitées, que de vies épargnées, malgré tout, depuis 1945 !

Une nouvelle forme de citoyenneté universelle est en gesta-tion. Transculturelle, elle se révèle également dans l’énergie que dépensent des militants bénévoles pour défendre de l’arbitraire des citoyens appartenant à d’autres pays et à d’autres cultures que les leurs. C’est vrai sur des fronts comme la défense de la nature, la sensibilisation des opinions sur les conséquences du réchauffement climatique, la protection de la biodiversité, la lutte contre la faim dans le monde ou l’expression d’une soli-darité humanitaire instinctive lors de séismes, tsunamis et autre catastrophes naturelles. Ces mouvements s’accompagnent, ne le cachons pas, de crispations de repli identitaire évidentes. La

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mondialisation suscite des réactions d’incompréhension hostile. La perspective d’un monde exposé aux promiscuités, hybri-dations et métissages effraie. Et plus encore la complexité de systèmes, économiques, numériques, culturels et linguistiques qui nous éloignent plus qu’ils nous rapprochent des étrangers et de leur « ailleurs ».

Lutter contre les manifestations de violence, de haine, de ségrégation, d’antisémitisme et d’islamophobie reste, clairement et impérativement, un devoir absolu. Prédomine pourtant, affranchie de toute référence à une identité par trop locale ou nationale, l’esquisse d’une prise de conscience universelle de l’inéluctable intrication des enjeux inhérents à la survie de l’espèce humaine. De citoyen étroitement local et national, l’être humain, ici et là, mais de plus en plus intensément, se ressent « citoyen du monde ». Cette citoyenneté est- elle en passe de s’affirmer « transculturelle » ?

C’est tout l’enjeu de la diplomatie culturelle en laquelle je crois. Nous sommes vraiment tous dans le même avion et il est grand temps que nos pilotes politiques en prennent conscience et choisissent le bon cap.

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CHAPITRE XII

L’éducation, voie royale vers la liberté

« Le savoir est meilleur que la fortune. Le savoir te garde alors que c’est toi qui gardes la for-tune. Le savoir est roi, la fortune est sujette. La fortune diminue quand on la dépense alors que le savoir augmente quand on le dispense aux autres. »

Ali Ibn Abi- Taleb

Il était une fois un riche commerçant de perles qui avait un fils intelligent qu’il destinait depuis son jeune âge à lui succé-der. Afin qu’il acquît les bases de son métier, il lui apprit l’art du négoce. Convaincu de l’avoir aguerri, il l’invita à chercher fortune par ses propres moyens, non sans le doter d’un néces-saire de voyage et d’un petit sachet. Le jeune fils prit la mer, fit escale et traversa villes et contrées. Un soir, alors que la nuit tombait et que la fatigue se faisait sentir, il décida de s’arrêter dans une prairie verdoyante non loin d’une source d’eau. Il commençait à somnoler lorsqu’il vit non loin de lui un vieux

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renard affalé et incapable de bouger. Comment faire pour que cette pauvre bête sans force puisse se nourrir ? D’évidence, elle avait choisi cette prairie pour y mourir !

C’est alors que surgit un lion qui, canines acérées plan-tées dans sa proie, traînait la dépouille d’une gazelle. Arrêtant sa marche à deux pas du renard, le fauve mangea à sa faim avant, une fois repu, d’abandonner les lieux. L’occasion, pour le renard de se traîner vers la proie abandonnée et de festoyer à son tour. Abasourdi, le jeune homme observait la scène. Tout en s’interrogeant sur les effets de la providence voulant qu’un renard chanceux puisse ainsi se nourrir sans avoir dépensé le moindre effort. « Si le Destin amène ainsi la fortune de chacun, se dit- il, pourquoi devrai- je m’exposer aux dangers du voyage et me fatiguer pour faire fortune ? »

Au petit matin, il prit le chemin du retour. Revenu chez son père, il lui expliqua sa décision. La réponse fut cinglante : « Mon fils, lui dit son géniteur, ton observation fut excellente, mais ta conclusion erronée. Je voulais que tu sois un lion auquel les renards affamés ont recours, et non un renard affamé profi-tant des restes abandonnés par un lion ! » Cette désapprobation paternelle illustre on ne peut plus clairement que l’éducation d’un jeune homme ne peut se résumer à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture ou de tout autre savoir- faire. Mais qu’elle vise fondamentalement à éduquer l’âme et le caractère.

survol

Ibn Khaldoun estime quant à lui que l’éducation doit, autant que de transmettre des techniques, avoir pour objec-tif de développer le sens éthique et le maniement des choses

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de l’esprit. « Nos études, souligne- t-il dans sa Muqaddima, ont pour objet les sciences intellectuelles, lesquelles sont du domaine de l’entendement. Or ce sont les mots qui font connaître ce que l’esprit renferme d’idées appartenant soit à l’entendement soit à l’imagination […]. Travailler à se délier la langue en prenant part à des entretiens et à des discussions scientifiques, c’est ainsi qu’on se rapproche du but et qu’on réussit à l’atteindre. »

Comment mieux dire que savoirs, érudition et sciences ne valent qu’en lien avec un sens accompli de l’éthique et des valeurs qui en découlent ? Les écoles qui enseignent cet accès à l’essentiel remontent, dans l’espace méditerranéen et proche- oriental, au Moyen Empire égyptien du IIe millénaire av. J.-C. Pour ce qui est de la Chine, il faut remonter au vie siècle avant notre ère. Confucius, éducateur par excellence, avait alors déjà formulé un corpus pédagogique d’une incroyable exhaustivité. Rien de contraignant dans sa doctrine, car « apprendre sans réfléchir est vain, et réfléchir sans apprendre est dangereux ». Confucius entendait développer chez ses disciples l’esprit cri-tique et la réflexion personnelle : « Je lève un coin du voile, avançait- il, si l’étudiant ne peut découvrir les trois autres, tant pis pour lui. » Son but était, en toute « bienveillance » (le ren), d’éveiller le « gentilhomme » dans l’humain. La noblesse de cœur prime sur la noblesse de sang féodale. Et c’est avec une grande bonhomie qu’il sait inviter ses étudiants à « choisir un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie ». Bien qu’initialement orienté vers la formation de futurs hommes de pouvoir, son enseignement était ouvert à tous. Il importait de pourvoir l’État en hommes intègres et cultivés. « Méritocratique », cet enseignement a d’évidence et sur deux millénaires, joué un rôle prépondérant

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dans la relative stabilité de l’Empire céleste et la pérennité de la culture chinoise.

En Europe, c’est Platon qui, quatre siècles avant Jésus- Christ, défraie la chronique. Au programme de son Académie : recherches, enseignement, activités culturelles et gymnastique. L’institution est ouverte aux étrangers. En ce sens, elle préfigure les universités d’aujourd’hui, à cette différence que la maîtrise de sciences comme les mathématiques ou la géométrie impliquaient une ascèse relevant d’une vertu supérieure. À Alexandrie, la biblio-thèque de la ville, créée par Ptolémée en plein cœur du quartier royal, accueillera bientôt toute une confrérie de savants pension-nés coopérant dans des domaines de recherche aussi divers que l’astronomie, la médecine la mécanique et la critique littéraire.

Ce sont autant d’enseignements qui, durant le Moyen Âge, se diffuseront dans l’espace arabo- musulman. La mosquée revêt alors une fonction centrale, avant que le relais ne soit pris au sein des écoles coraniques. Ces medersa sont alors des centres de rayonne-ment intellectuels et éducatifs dont les programmes ne se limitent pas aux sciences religieuses mais s’étendent aux connaissances utiles. Elles souffriront pourtant assez vite de la concurrence des enseignements modernes et d’une marginalisation qui les coupe des innovations et avancées pédagogiques de l’époque.

Des avancées notoires ont lieu particulièrement dans l’espace occidental où l’accent est mis sur l’éducation avec l’adoption, à la fin du xixe siècle – 16 juin 1881 –, de la loi de Jules Ferry « établissant la gratuité absolue de l’enseignement pri-maire dans les écoles publiques ». Enraciné dans sa culture, le citoyen qui bénéficie de ce régime doit également pouvoir se sentir « citoyen universel » largement ouvert sur les cultures du monde. Un pas est franchi, visant à élever ce degré de conscience universelle.

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les sept savoirs

C’est là une priorité absolue. Et je souscris totalement aux termes du programme « Éducation au développement durable (EDD) 1 » visant, sous l’égide de l’Unesco à développer cette prise de conscience. « L’éducation, estimait Nelson Mandela, est l’arme la plus puissante pour changer le monde. » Encore faut- il, avant même d’user de cette arme, bien connaître les terrains sur lesquels on s’engage. À cette fin, « sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » sont clairement identifiés par un collège de chercheurs mobilisés par l’Unesco sous l’égide d’Edgar Morin. Délibérément écrit pour être bien compris, il est possible de les résumer de la sorte :1) La connaissance n’est pas achetable en tube, prête à l’emploi.

Sujette à l’erreur et à l’illusion, elle nécessite d’être conti-nuellement redéfinie. Dès lors, plus que jamais, il importe de bien « faire connaître ce qu’est connaître ».

2) Comment appréhender la globalité de la complexité du monde tout en y inscrivant l’apport de savoirs plus frag-mentés et localisés ? C’est un défi auquel devrait répondre, afin de mieux appréhender la complexité, le développement de l’art des synthèses.

3) Même si la démarche savante moderne l’a segmenté en être physique, biologique et historique, l’homme, en tant qu’être un et complexe, doit être enseigné comme tel. Son étude doit certes relever d’un global et essentiel, mais celui- ci, afin d’éviter la prévalence d’une connaissance partitionnée,

1. http://www.unesco.org/new/fr/education/themes/leading- the- international- agenda/education- for- sustainable- development.

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doit rester ouvert à des connaissances partielles et locales. Enseigner « la condition humaine », c’est enseigner celle d’un Homo complexus relevant d’une condition à la fois cosmique, physique, terrestre et humaine.

4) Enseigner l’« identité terrienne » est dès lors un impératif, car le xxie siècle sera celui d’une planétisation irrépressible, tout en s’inscrivant dans la continuité d’une solidarité inter-continentale qui, amorcée dès le xvie siècle entraîne que tous les hommes, où qu’ils soient, sont unis dans la même com-munauté de destin. Civiliser et solidariser la Terre, trans-former l’espèce humaine en véritable humanité deviennent ainsi les objectifs fondamentaux et globaux de toute éduca-tion aspirant non seulement à un progrès mais à la survie de l’humanité. La conscience de notre humanité dans cette ère planétaire devrait nous conduire à une solidarité et une commisération réciproque de chacun à chacun, de tous à tous. L’éducation du futur devra apprendre une éthique de la compréhension planétaire.

5) Il convient d’apprendre à vivre avec nos incertitudes innombrables dans la plupart des sciences. Car à en lire ce qu’écrivait Euripide il y a vingt siècles, « l’attendu ne s’accomplit pas, et à l’inattendu un Dieu ouvre la porte ». En définitive, il s’agit d’un savoir qui consiste à naviguer sur un océan d’incertitudes à travers des archipels de certi-tudes. Les futurologues se sont systématiquement trompés sur tout. Et préparer les esprits à l’inattendu est une mission de salut public.

6) En découle l’impératif d’une réforme des mentalités afin d’intensifier la compréhension mutuelle entre les peuples, classes et générations, et de réduire les comportements bar-bares que sont racisme et xénophobie.

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7) En découle aussi le développement d’une éthique induite de la conscience que l’humain est conjointement individu, partie d’une société et membre d’une espèce. Intensifier l’exercice démocratique sera, dans ce contexte, vital afin que s’opère le contrôle mutuel individus/société, avec pour finalité l’évidence d’une « citoyenneté terrestre » partagée dans le courant du xxie siècle.J’ai rarement lu texte aussi inspiré. Il hisse les missions de

l’institution scolaire à un niveau inégalé, s’agissant à mon sens de l’un des plus grands desseins de l’humanité – une réalité qu’il importe de rappeler avec vigueur à un moment où certains États arguent de prétextes fallacieux pour réduire les finance-ments de l’éducation. Partant de sa bonne fortune d’ancien pays défavorisé, le Qatar s’est fait un devoir de soutenir les pays où ces problèmes budgétaires sont les plus cruciaux. C’est ainsi qu’en 2015, ce programme, financé par Son Altesse Cheikha Moza a permis, dans les régions les plus déshéritées du monde, l’accès à l’école à quelque dix millions d’enfants.

la crise de l’éducation

Je ne compte pas parmi ceux qui disent qu’elle n’a pas de prix. J’entends simplement qu’elle doit être décemment finan-cée, à la proportion de l’influence que cette institution exerce sur le maintien des libertés, la conscience civique, le respect de la personne humaine et l’esprit démocratique. Ce sont là autant de facteurs et de valeurs partagées faisant qu’une société est aussi, finalement, une civilisation.

L’école, dans cet ordre d’idées, est un vecteur de change-ment essentiel. C’est le laboratoire pédagogique où naissent

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et se formulent les concepts qui seront ceux du monde de demain. Et tout autant les élites qui auront à les porter, à les assimiler puis à les faire fructifier, afin d’assurer la prospérité des nations.

Ignorer que, dans la plupart des pays, qu’ils soient orientaux ou occidentaux, les systèmes d’éducation vivent une crise très profonde serait irresponsable. De nombreux rapports internes et d’articles de presse le signalent.

Le temps passé par les écoliers devant la télévision est de l’ordre de deux à trois heures par jour. Les addictions de plus en plus précoces aux smartphones et à l’Internet sont autant de facteurs qui méritent notre attention. Plus que des savoirs, menacés d’obsolescence comme jamais dans le passé, sont des attitudes de vie qu’il importe d’acquérir afin de s’aguerrir au monde nouveau.

Le progrès technologique, la connaissance à portée de tous et les possibilités d’autoapprentissage ont ajouté aux défis que doit affronter l’institution. Aujourd’hui, il suffit de naviguer quelques instants sur Internet pour, partant d’une formation de base appréciable, recueillir informa-tions, connaissances et expertises techniques ou scientifiques. D’évidence, les principes pédagogiques susceptibles de coor-donner les travaux purement scolaires avec la recherche, à la sauvage, d’informations complémentaires sur la toile restent à formuler.

« Sait- on encore, s’interrogeait un journaliste dans l’intro-duction d’une étude du Monde diplomatique sur l’éducation, ce qu’on attend de l’école ? Qu’elle résolve les maux de la société, face auxquels les dirigeants politiques se disent impuissants ? Qu’elle fournisse aux entreprises des salariés “compétents” ? Ou, plus simplement, qu’elle se concentre sur sa mission initiale :

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former des citoyens critiques 1 ? » Force est de dire que nous sommes donc bien loin de l’exigence des objectifs fixés par les points 3 et 4 du catalogue de l’Unesco visant à enseigner « la condition humaine » et l’« identité terrienne ».

Enseigner dans mon pays

Développer l’art d’apprendre plutôt que de dévorer hâtive-ment et sans discernement tout ce qui est à notre portée me semble une priorité absolue. Là encore, et le hasard n’y est pour rien, car « quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que lui donner un poisson ». « Le savoir, nous dit Ali Ibn Abi- Taleb, est meilleur que la fortune. Le savoir te garde alors que c’est toi qui gardes la fortune. Le savoir est roi, la fortune est sujette. La fortune diminue quand on la dépense alors que le savoir augmente quand on le dispense aux autres. » [DOUBLON]

Enseigner la liberté de pensée est indissociable d’une sensi-bilisation aux vertus du « libre arbitre ». Rien de moins qu’une démarche de liberté essentielle. En toute chose, il faut user de distance critique, car, estimait Maïmonide, « par la raison, l’homme distingue le vrai du faux et ceci a lieu dans toutes choses intelligibles 2 ». Œuvrer à renforcer l’indépendance de l’apprenant n’est pas lié uniquement au souci de corriger l’individualiste qui règne dans le monde d’aujourd’hui, mais relève du dessein voulant que l’apprenant devienne un être autonome, ayant confiance en lui- même et conscient de ses

1. Feu sur l’école, hors série « Manière de voir », le Monde diplomatique, octobre- novembre 2013, numéro 131.2. Maïmonide, le Guide des égarés, verdier, 2012, 1re partie, chapitre 2.

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capacités et ses limites. Donc ouvert à toute forme de débat rationnel et ouvert aux arguments d’autrui. Là résident au demeurant les fondements même de nos sociétés démocra-tiques. Car c’est la liberté d’expression des individus qui en fait des citoyens responsables et à part entière.

Il m’est particulièrement agréable d’observer que mon pays n’a pas lésiné à fournir à ses citoyens les moyens d’acquérir les savoirs et de recevoir une éducation qui leur permette d’être en syntonie avec leur époque. Tenant compte du fait que les connaissances se développent à une vitesse vertigineuse, les ensei-gnements dispensés veillent à tisser des liens entre des savoirs technologiques et scientifiques qui s’élargissent continuellement et l’initiation aux grands concepts humanistes, intellectuels et sociaux qui forment le fond commun des grands systèmes de valeurs universels. Cette transformation sociale, planifiée en tant que telle et assurée sur la base d’une démarche des plus rationnelles, produit ses fruits chaque jour un peu plus.

« la femme est l’avenir de l’homme »

Il me suffit de mentionner un seul exemple de change-ment pour illustrer cette réalité. Et motiver la joie justifiée que m’inspire le fait d’observer qu’un nombre grandissant de jeunes filles fréquente les écoles, les lycées et les universités. Nous avons bien là la preuve d’un changement des mentalités et je ne peux douter de ses effets sur l’évolution de nos structures sociales. Ces signes ne trompent pas. L’éducation, en libérant leurs énergies, a permis aux jeunes Qataries d’investir l’univers des savoirs et d’acquérir ces compétences leur permettant de forcer le destin et de jouir pleinement de leurs vies. Ma fierté

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est donc grande de voir les femmes qataries s’imposer en loco-motives de progrès et de développement. L’éducation, en leur ouvrant de larges horizons et en instaurant l’égalité citoyenne des droits et les devoirs, vient d’en faire des partenaires à part entière de l’homme.

Aucun de ces changements n’eût évidemment été possible sans une implication de l’État. Ainsi en est- il dans tout État moderne. En l’espèce, l’État qatari ne s’est pas posé en simple reflet de la société et de ses structures sociales, économiques et culturelles, avec la tentation de respecter une forme de statu quo. Car un État moderne, s’il veut rester en harmonie avec l’histoire, est tenu de faire évoluer les choses. Tout particuliè-rement dans des sociétés où des siècles de stagnation, en les coupant des évolutions et des progrès réalisés dans d’autres régions du monde, ont généré une relative apathie au sein des systèmes sociaux, intellectuels et culturels. Dans ce type de circonstances, l’État se transforme en acteur principal de changement social. Et les lois qu’il édicte ouvrent, en matière de libération des énergies, de participation à la vie de la cité et de citoyenneté effective, des horizons absolument nouveaux.

Donner des chances et des droits aux femmes est ainsi une fonction qu’a assumée l’État dans mon pays. Avec pour objectif d’offrir à ses citoyens de vivre au diapason de leur temps, en harmonie avec le reste de l’humanité et dans le langage du progrès et de la civilisation. Au Qatar, le destin des femmes est, de ce fait, en constante évolution. Nombre d’entre elles assument désormais, end open, des responsabilités majeures. Elles deviennent, chaque jour un peu plus, l’illustration vivante que véritablement, ainsi que je le pense d’ailleurs avec Louis Aragon, « la femme est l’avenir de l’homme ». Mères, filles, sœurs ou épouses, les femmes de mon pays, dans le langage

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du cœur, toutes méritent notre amour et notre respect. Et dans celui de la raison, le respect sourcilleux de leurs droits et leurs devoirs.

itinéraire personnel

J’ai grandi au sein d’une culture qui ne limite pas l’éducation à des diplômes ouvrant l’accès au marché du travail. L’ambition qui la dicte vise bien plus haut. Se cultiver est un devoir de vie et poursuivre des études, faire ses « humanités » ainsi qu’on le disait encore en France jusqu’au milieu du xxe siècle, c’est choisir, plutôt que stagner, d’entrer, par devoir humain, dans une spirale ascendante. Tout homme peut alors connaître des hauts et des bas, des périodes de floraison et d’étiolement, des marées hautes ou basses. Tout en n’oubliant jamais que nous régressons lorsque nous nous contentons de nos acquis. Le destin a voulu que, doté d’un diplôme universitaire me qualifiant pour cette mission, je devienne ambassadeur de mon pays l’année de mes 20 ans. Une entrée pour le moins précoce dans une carrière, mais un facteur qui a fortement joué sur ma détermination de ne jamais cesser de m’instruire.

Je dois avouer que j’ai ressenti un certain effroi lorsque j’ai été nommé ambassadeur dans cette condition. Ce n’étaient pas les lourdes responsabilités que je devais assumer durant cette période mouvementée que traversait le Moyen- Orient qui me faisait peur. J’avais l’enthousiasme de ma jeunesse et l’envie de relever les défis. Non, l’effroi que j’avoue aujourd’hui était motivé par la crainte de devoir suspendre mes études et d’arrêter un processus d’apprentissage et d’éducation qui me passionnait au plus haut point. Je nourrissais en effet depuis

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mon tout jeune âge un rêve aussi confus que démesuré. voulant œuvrer pour le bien de l’humanité, je m’étais mis en tête que seuls des grands savants l’avaient pu et le pourraient. D’où cette décision, dans le secret de mon cœur, que je serais au moins titulaire d’un doctorat.

Mais comment vouloir atteindre cet objectif et entrer dans le monde de la recherche et des savoirs scientifiques en ne parlant que l’arabe ? J’aime cette langue arabe qui a façonné ma culture et mon identité. Mais les oiseaux qui voltigent dans les airs peuvent- ils le faire avec une seule aile ? J’ai donc pris la décision d’apprendre l’anglais. En urgence et en diplomate déterminé. « Si tu es doté de sagesse, dit justement un proverbe arabe, tu dois aussi te doter de détermination ; car l’indécision nuit à la sagesse 1. » Après la langue anglaise, c’est avec la même ardeur que je me suis lancé, quelques années plus tard, dans l’apprentissage du français. Ce dont je me félicite chaque jour de ma vie.

Dès mon arrivée à Damas, où je fus ambassadeur de 1974 à 1979, je me suis inscrit en master à l’Université Saint- Joseph de Beyrouth. Qu’aurais- je compris de la complexité du monde si, conciliant l’accomplissement de mes tâches diplomatiques lors d’une période très critique de l’histoire du Moyen- Orient, je n’avais pas dans le même temps tout fait pour être l’étudiant modèle d’un établissement connu au- delà des frontières du Liban, pour son sérieux académique et son passé prestigieux au service de la modernisation des sociétés arabes ? C’était là un

1. On rapporte dans les annales arabes que Calife al- Mansour, prêt à exécuter Abou- Moslem, reçut de la part d’Issa Ben Ali une lettre contenant ce vers : « Si tu es doté de sagesse, tu dois te doter aussi de patience ; la précipitation nuit à la sagesse. » Al- Mansour lui écrivit alors à son tour : « Si tu es doté de sagesse, tu dois te doter aussi de détermination ; l’indécision nuit à la sagesse. »

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défi majeur, car ma formation traditionnelle se limitait encore uniquement à une connaissance profonde de la langue arabe, même si mon séjour à l’Université Al- Azhar du Caire m’avait ouvert de larges horizons, Le Caire, comme je vous l’ai déjà dit, étant alors la capitale des lettres, des arts et de la créativité.

Lis ! Cette injonction est magique. C’est aussi la première parole révélée dans le Coran. Et c’est surtout le premier com-mandement divin. Les Arabes, lorsqu’ils s’autorisent une auto-critique, reconnaissent que, supposés lire beaucoup, ils lisent en effet assez peu. Le ministère de la Culture, des Arts et du Patrimoine du Qatar a beaucoup fait pour encourager la lec-ture. Avec des résultats plutôt mitigés. De quoi méditer sur la sagesse de ce dicton arabe que « ce qui s’apprend en jeune âge reste comme gravé dans le roc ». Je persiste donc à penser qu’une journée durant laquelle on a lu est plus riche qu’une autre durant laquelle on ne l’a pas fait. Lire, c’est faire moisson d’idées et d’émotions. Afin que notre existence retrouve sens et que chacun d’entre nous, à sa façon, y puise matière à mieux réfléchir, choisir et agir.

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L I v R E 4

Points de mire

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CHAPITRE XIII

Doha, capitale de la culture arabe 2010

Privilégier l’exposition et favoriser la compréhension des identités culturelles des grandes régions du monde, tel est, depuis 1996, à l’initiative de la Ligue arabe et sous l’égide de l’Unesco, l’objectif d’une manifestation phare du monde arabe. Assurée à tour de rôle par les diverses capitales de l’espace culturel et linguistique arabe, c’est évidemment là une mission qui, pour les pays d’accueil organisateurs, n’a jamais été tâche aisée. Néanmoins, depuis l’origine, ces célébrations d’une capi-tale de la culture arabe, assumées par des villes aussi diverses que Le Caire, Riyad, Damas, Tunis ou Bagdad, n’ont prêté qu’à louanges et satisfecit. Mais quel défi que celui de s’inscrire dans cette continuité.

En 2008, j’appris donc que Doha se voyait, à son tour, confier en 2010 le redoutable privilège de devenir capitale de la culture arabe ! Notre mission, écrasante, tombait sous le sens : il était attendu que nous transformions notre capitale en vitrine des domaines d’excellence de la culture arabe. Mais pouvait- on, à l’heure de la mondialisation, se limiter à cette

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seule dimension interarabe ? Poser cette question n’impliquait- il pas, ai- je réalisé dans un deuxième temps, d’ouvrir le champ et d’élargir celui- ci à un échange bien plus global entre l’Orient et l’Occident ?

Global plus local = glocal

Comment, en effet, alors que se multipliaient incompré-hensions et malentendus entre peuples de différentes cultures et religions, manquer une telle opportunité de rapprochement entre des univers soumis depuis des décennies à une dérive des continents de plus en plus dangereuse ? Sans pour autant oublier qu’un tel souci d’ouverture et de conciliation ne pouvait se concevoir sans, d’une part, un ancrage très fort et expli-cite dans les traditions des pays arables concernés ; de l’autre, l’ouverture de ces pays de culture arabe à une modernité occi-dentale qui ne soit plus, quant à l’affirmation de ses valeurs et spécificités, perçue comme un facteur d’aliénation.

Dès lors, l’expression d’une originalité culturelle typée et typique locale ne pouvait, en aucun cas, se révéler un obstacle sur les voies de l’universel. À l’inverse, la globalisation actuelle du monde ne pouvait pas plus être réduite à l’habituelle mise sous influence culturelle et unilatérale occidentale. J’estimais finalement que, d’où que l’on soit originaire sur notre planète, c’était bien une interaction, une synthèse fructueuse entre le local et le global qu’il importait de susciter. Pour finalement, pensais- je, permettre l’émergence d’une dimension nouvelle que les Anglo- Saxons ont baptisée « glocal ». Un néologisme tarabiscoté ? Assurément ! Mais qui souligne bien la nature du défi à relever. Et autant sa conséquence, révolutionnaire à

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terme, consistant en ce que chacun puisse un jour, en citoyen du monde, se sentir « totalement chez soi partout ailleurs que chez soi, et réciproquement ».

Cette folle perspective, ne nous y trompons pas, est attendue sous toutes les latitudes. Et c’est une tendance aussi lourde qu’irréversible, une aspiration profonde dont j’eus le privilège, entre 2008 et 2010, devenu la cheville ouvrière de cette initia-tive consistant à transformer Doha en « capitale de la culture arabe », de mesurer la portée universelle.

Corde raide

Mais procédons à ce que les cinéastes appellent un « retour sur images ».

En 2008, partant de rien, je ne disposais que de deux petites années pour mettre en œuvre, sans le moindre esprit de propagande ou de recherche d’effets de communication qui eussent de toute façon été inopérants, une machinerie artis-tique et logistique gigantesque pour célébrer Doha, capitale de la Culture arabe en 2010. Objectif : permettre à Doha de se transformer en cette ville phare, profondément arabe et néan-moins délibérément futuriste, qu’elle est aujourd’hui devenue.

La première mise à l’épreuve fut une émission de télévision dont les animateurs et auditeurs attendaient que je m’explique sur mes intentions et projets. Une mission impossible, pour le représentant d’un État duquel on attendait tout sans qu’il ait eu le moindre répit pour réfléchir en profondeur sur le sujet. La situation était paroxystique : un projet pharaonique, une appellation qui sonnait haut, des attentes majuscules, alors

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même que personne n’avait eu le temps de glisser le moindre plan dans le moindre carton.

Je me suis interdit de mentir sur rien et à personne, à com-mencer à moi- même, sur notre totale impréparation. Mais il était bien difficile de convaincre en telle situation. Le résultat du sondage de fin d’émission fut éloquent : 70 % des auditeurs doutaient évidemment de ma capacité à relever ce défi. Sans que je ne m’explique aujourd’hui mon étrange sang- froid de l’époque, ce fiasco ne me désarçonna pas le moins du monde. Et lorsque l’on me posa la question de savoir si j’étais prêt à m’engager totalement dans cette mission herculéenne, j’ai non seulement répondu par l’affirmative, mais prédit que cette opération serait un immense succès.

Mais avais- je autre choix que celui de la témérité ? « Les petites choses, estime le très sage Abou Tayeb al- Mutanabbi, apparaissent immenses au regard des petits, alors que les grandes apparaissent petites au regard des grands. » Ce jour- là, en l’espèce, je ne fus ni petit ni grand, mais délibérément inconscient et délibérément volontaire. C’était une façon, en privilégiant l’action aux dépens de l’attentisme, de choisir l’efficacité. Dans l’urgence et la complexité et sans la moindre structure ou organe d’État en situation de m’aider sur le plan opérationnel, il n’y avait pas une seconde à perdre. Ma tâche numéro un a été de dresser l’inventaire des réussites et ratages antérieurs sur des opérations comparables, afin d’en tirer leçon. Pour mieux faire ou réaliser ce mieux que mieux qui s’appelle un sans- faute.

Le choix d’un slogan est toujours délicat. Après réflexion et délibération, il se porta sur : « La culture arabe est notre patrie et Doha sa capitale. » Rien d’inutilement sophistiqué, mais un objectif clairement formulé. Fait heureux, ce slogan

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suscita des réactions parfaitement positives chez nos partenaires arabes et occidentaux. D’évidence, ils avaient compris notre désir de conjuguer authenticité avec ouverture sur le monde, affirmation d’une spécificité culturelle locale d’un côté et uni-versalité de l’autre.

Cette démarche, disons- le sans ambages, a été largement facilitée par le fait que le Qatar, effectivement enrichi par la manne pétrolière, jouit d’un privilège très rare, celui voulant que, dans le courant du xxe siècle, il a bien moins que d’autres nations du golfe Arabique dû subir ces tensions, crispations internes et ruptures, auxquelles restent sujettes des cultures et des sociétés exposées aux révisions dramatiques et déchirantes de la mondialisation.

spécificité, modernité et globalisation marchande

Où que l’on regarde, nombre de pays accusent, même en situation de paix, les chocs d’une marchandisation et d’une industrialisation accélérée de leurs espaces culturels. Et en leur sein, les œuvres d’art, lorsqu’elles ne sont pas profanées ou sujettes à autodafés, sont en passe de n’être plus, insen-siblement, que des « objets marchands » sujets à placements et spéculations expertes. S’y substituent, dupliqués à des mil-lions d’exemplaires, gadgets et « souvenirs » pour touristes, plus kitsch les uns que les autres. À un tel degré que, face au défer-lement marketing d’un bas de gamme artistique et intellectuel sans âme ni hauteur, les élites artistiques fatiguées de nombre de sociétés découragées déplorent l’étouffement programmé de leur propre créativité.

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Planétarisation, effacement des distances, tourisme de masse, plus migrations de crises, économiques ou climatiques : ces facteurs ne sont guère, a priori, synonymes de félicité et d’har-monie. C’est même souvent l’inverse qui se produit dans un univers dont aucune des zones géographiques n’est désormais à l’abri d’influences dominantes.

Cela vaut pour la plupart des pays, développés ou défavo-risés, soumis depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et à des degrés divers, à ce one way traffic culturel made in UsA si délicieusement irrésistible – tout particulièrement lorsqu’ils se voulaient peace and love au titre du Flower Power…

Depuis des décennies, nous serions donc dépendants d’un processus dans lequel, si l’on en croit l’intellectuel français guy Debord, l’économie marchande contemporaine, au risque de « provoquer la perte du vivant de la vie », aurait fait de nous les dociles adeptes d’un « fétichisme débridé et quotidien des marchandises ». Cette dépendance est à un tel point prégnante qu’elle a provoqué, dans cette France rebelle que j’ai appris à connaître et à aimer, cette réaction à la Astérix que fut, face aux effets bulldozer de l’américanisation et du consumérisme, l’affirmation d’une « exception culturelle » française devenue, par une incroyable propagation de bouche à oreille, aspiration à cette « diversité culturelle » aujourd’hui considérée comme la moindre des choses dans l’ensemble des pays du monde, et encouragée par des organisations comme l’Unesco.

Préserver cette « diversité culturelle » est aujourd’hui aussi essentiel que de vouloir sauver la biodiversité d’espaces phy-siques encore vierges tels que l’Amazonie, ou les chaînes de déserts africains ou asiatiques. Ce sera un combat sans fin, mais pas forcément désespéré ou sans issue. Notamment parce que l’on ne peut, et c’est heureux, réduire un bien culturel à

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une simple marchandise, « non- alignée et objective », qui se consommerait sans laisser la moindre trace. Comment ne pas noter, en effet, qu’issus de civilisations et cultures ancrées sur de solides traditions, les créateurs de ces « biens culturels » manifestent une force de résilience, une souplesse et une capa-cité d’adaptation excluant que ce qu’ils créent soit réduit au statut des biens de consommation ordinaires ?

Opposer spécificité et universalité, serait- ce un faux pro-blème ? Tout l’indique ! Car si l’humanité tend effectivement vers l’affermissement des différences, il n’est pas interdit de pen-ser que celles- ci puissent se révéler fécondes. Non, la modernité, dont les inspirations sont occidentales depuis le Quattrocento, mais seulement après qu’elles ont été sumériennes, grecques, chinoises et arabes sur de nombreux siècles, n’est pas en passe d’uniformiser et donc d’appauvrir la créativité contemporaine au point que certains le craignent. Je pense au contraire que l’un des plus évidents mérites de nos « temps modernes » est justement son ouverture, sa constante régénération et, par voie de conséquence, sa résistance aux velléités de standardisation.

Ce sont une réalité et une actualité peu comparables à ces autres « temps modernes » stigmatisés par Charlie Chaplin en 1935, au creux d’une grande Dépression née d’une volonté d’efficacité industrielle vouée à l’expansion des totalitarismes de l’époque. Aujourd’hui, les excès de la financiarisation du monde ont assez souvent généré leurs antidotes. Des contre- pouvoirs existent. Et ils font partie intégrante d’une modernité qui s’est également avérée un facteur d’émancipation notable. Plusieurs indices donnent en effet à penser que nombre de cultures originales et spécifiques ont littéralement absorbé, puis métabolisé jusqu’à totale assimilation, une multitude d’objets culturels issus de nos usines à gadgets. J’y vois l’illustration

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d’un processus accréditant l’idée que les produits culturels, dès lors qu’ils sont authentiques, ne se réduisent pratique-ment jamais à des marchandises indifférenciées et anonymes que l’on consommerait distraitement et qui ne laisseraient pas la moindre trace dans les esprits et les âmes. Ma conviction est totale : ces œuvres d’art, en raison de l’empreinte qu’elles laissent en nous, et de par leur nature même, échappent à toute catégorisation arbitraire ou aléatoire.

Un autre mérite de cette modernité est aussi d’avoir per-mis aux individus de s’émanciper. L’ouverture aux « ailleurs » artistiques et culturels leur permet en effet d’échapper à ce cercle vicieux voulant, qu’incapables de s’extraire de leurs com-munautés d’origines, ils se voyaient massivement contraints de subir, à vie, la tyrannie de valeurs anachroniques et de comportements aliénants.

Esprits de synthèse

La modernité, in fine, est ainsi devenue un vecteur d’éman-cipation individuelle cardinal. Porté à l’échelon collectif, il en est également ainsi des cultures du monde. Moi- même je suis issu d’une transmutation émancipatrice évidente et je sais d’expérience que ma part de modernité interagit avec les acquis de mon héritage culturel traditionnel. Je ressens donc intimement que, sans la moindre dénaturation, cette symbiose implique une forme de reformulation/régénération permanente de l’ancien, du daté, sous une forme plus contemporaine. Dans le même temps, à ce jeu d’échange subtil, l’apport novateur de la modernité redonne une nouvelle vigueur à l’être que je suis dans son ensemble, tout en pérennisant son enracinement

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au cœur même des sociétés traditionnelles. Car, ainsi que le remarquait en son temps Friedrich Nietzsche, « aussitôt qu’on nous montre quelque chose d’ancien dans une innovation, nous sommes apaisés ».

C’est là un effet de synthèse, aussi mystérieux qu’imprévi-sible, qui explique largement la remarquable résilience des tra-ditions locales – mœurs et coutumes, croyances, langues, rituels et cultes religieux, goûts culinaires, artistiques et ludiques – et de modes de vie anciens soumises aux déferlantes de la mon-dialisation. Là réside ce pôle de stabilité, cette mer des tranquil-lités mythique, sans vents ni tempêtes, à partir de laquelle se détermine l’équilibre foncier d’une société et de sa culture. Plus que d’un « noyau dur » identitaire, je préfère évoquer ici l’exis-tence d’un gyroscope intérieur qui, quels que soient les mouve-ments du monde, offre à l’organisme ou au groupe humain au sein duquel il s’intègre, l’assurance de ne pas s’autodéstabiliser. Suis- je seul à le ressentir ? Évidemment non. Car tout ce que je vis au quotidien me démontre qu’aucun de mes interlocuteurs n’est jamais étranger à lui- même, à ses origines et ses enraci-nements ethnoculturels.

Pour toutes ces bonnes raisons, je n’avais, quant aux risques encourus par la mise en orbite de l’opération « Doha, capi-tale de la culture arabe », pas la moindre crainte de m’égarer. Depuis vingt- cinq ans, mon pays connaît des évolutions et bou-leversements économiques, stratégiques, systémiques et socié-taux considérables. C’est évidemment là un facteur de stress plus que notable. J’en mesure parfaitement l’intensité, autant que les risques de déstabilisation inhérents à cette réalité. Mais, là encore, je n’ai pas le moindre doute quant à notre capacité, durant le prochain quart de siècle, à maintenir notre cap.

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Il importera, afin d’assurer la portance de l’aéronef auquel j’assimile mon pays, de veiller à cet équilibre qui, pour éviter que l’ensemble ne décroche, devra maintenir son centre de gravité entre tradition et modernité. Il ne pourra en aucune façon s’agir d’une navigation solitaire ou égoïste, mais d’un itinéraire impliquant une diplomatie du don et de l’échange envers des pays qui, dans notre voisinage immédiat et bien ailleurs, sont moins privilégiés que le nôtre. Ouvrir mon pays aux vents du dehors, plutôt que d’en ébranler les fondements allait, selon ma conviction, le revivifier et lui permettre, sans complexe aucun, de prendre la mesure du grand monde.

La promotion de Doha, durant une petite année, en tant que patrie d’adoption d’un espace culturel arabe s’étendant des rives de l’Atlantique au golfe Arabique, non sans omettre d’inviter le reste du monde à cette fête, était donc une formidable opportunité. Comment fédérer sans uniformiser ? Coordonner sans stériliser l’expression créative ? La langue arabe s’invitait certes en tant que pôle de cohérence, mais, toute de même, au sein de cet ensemble, quelle diversité d’expression artistique ! Et puis, sur l’essentiel, quel fil conducteur imaginer ? Autrement dit, quel concept, quelle source d’inspiration qui donne sens à une initiative résolument moderniste, mais sans omettre de s’inscrire, impérativement, pour ne pas perdre le fil de son récit, dans une continuité séculaire ?

Pour moi, la cause était entendue : il devenait évident que je situais la promotion de « Doha, capitale de la culture arabe » dans le sillage d’un mouvement intellectuel et culturel mar-quant du passé, celui qu’imprime depuis plusieurs siècles une institution prestigieuse qui, au sein du monde arabe et sur le champ de la transmission des savoirs, joua et joue encore aujourd’hui un rôle essentiel.

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CHAPITRE XIv

« Maison de la sagesse » et universalisme arabe

Il n’est pas indifférent que, dès le ixe siècle, des ensembles savants regroupant bibliothèques, ateliers de traduction, lieux de réflexion et de séminaires pour érudits aient été baptisés Bayt al- Hikma, ou « Maison de la sagesse ». Il s’agissait là d’embryons d’universités avant l’heure, même si leur vocation n’était pas l’enseignement au sens strict. Il est vrai que les sages qui s’y retrouvaient couvraient souvent l’ensemble, ou presque, des disciplines cosmologique, astrologique, médicale, mathématique, historique et philosophique de leur époque. Leur existence, à Bagdad, Le Caire, Cordoue, Kairouan ou Fez, a marqué l’âge d’or des sciences arabes et préfiguré ce souci d’embrasser l’ensemble des connaissances humaines que représentera neuf siècles plus tard en France l’école des ency-clopédistes.

L’héritage civilisateur de cette « Maison de la sagesse » est incommensurable dans la mesure où ses animateurs surent, sans le moindre ostracisme et au nom des belles lettres, se faire les hérauts intellectuels de cultures aussi diverses que

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celles de leurs homologues grecs, perses, indiens et chinois. Son créateur, le calife Al- Mamoun était féru d’astronomie, une passion qui le porta à créer à Bagdad le premier observatoire connu du monde. Rationaliste, il vénérait Aristote. Et c’est après avoir rêvé d’un dialogue avec le maître grec qu’il décida, afin d’apprendre à ses contemporains l’art de distinguer une parole juste d’un divertissement, de créer cette « Maison de la sagesse ». Universaliste éclairé, fasciné par la culture grecque, il ne cessa d’en importer les trésors de connaissances savantes. Son immense empire s’étendait de l’Atlantique à l’Indus. De ces territoires issus de l’expansion islamique, il importa alors les manuscrits et ces sommes mathématiques ou astronomiques sumériennes ou syriaques qui lui tombaient sous la main, avant de les faire traduire par une armée d’érudits dans cette langue universelle qu’était devenu l’arabe. Ce qui suscita à cette époque privilégiée un épanouissement intellectuel sans précédent de la pensée spéculative, scientifique et artistique humaine.

Transmission des savoirs et renaissance

Déjà, Al- Mansour, prédécesseur d’Al- Mamoun, avait ins-tauré une « armoire des livres », sorte de fonds documentaire consacré aux œuvres sources de référence de l’ensemble des sciences et savoirs de son époque. Avant qu’Al- Mamoun ne s’aperçoive qu’une telle armoire, si enluminée soit- elle, ne serait qu’un conteneur sans âme si, autour d’elle, ne s’étaient pas pressés des savants de toutes origines culturelles, scientifiques et linguistiques. C’est exactement ce que sont devenues, au fil du temps et partant d’une prise de conscience comparable, la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque du Congrès

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aux États- Unis, la British Library ou la Librairie du vatican. Une démarche prolongée au Qatar où notre Bibliothèque nationale abrite des manuscrits anciens précieux dont, grâce aux recours aux techniques numériques les plus perfectionnées, la consultation dématérialisée est assurée en permanence.

Pour Al- Mansour, savoirs et sciences étaient, sans distinc-tion de peuples, de couleurs ou de croyances, un bien commun à l’humanité. La vocation d’une Maison de sagesse n’était donc pas de laisser s’empoussiérer livres, manuscrits, transcriptions ou traductions, mais plutôt d’initier et de nourrir, sans limites géographique, linguistique ou religieuse, un dialogue global entre les civilisations. C’est une vocation à propos de laquelle les auteurs d’une étude de la Ligue arabe notent qu’elle fut « un événement culturel d’une extrême importance dans l’histoire de la civilisation arabo- musulmane. Car Bayt al- Hikma n’était pas qu’une simple bibliothèque et un centre de traduction, de rédaction, de débat et de transcription, mais aussi le théâtre d’un dialogue entre les civilisations d’Orient et d’Occident à cette époque et en particulier entre la civilisation arabo- islamique et les civilisations grecque, persane, syriaque et hin-doue ».

De fait, c’est bien grâce à cette véritable « académie des sciences » qu’il a été possible de transférer sciences et savoirs entre les nations et les civilisations et de les diffuser dans l’espace arabo- musulman du golfe Arabique jusqu’à l’Andalousie, puis vers l’Europe entière. « La science arabe, saura dire le physi-cien britannique Jim al- Khalili, en sauvant les connaissances anciennes, nous a offert la Renaissance. » Tout en contribuant à l’expression d’une intelligence rationnelle dont on aurait tort de minimiser les apports fondateurs sur les terrains de l’analyse historique et la sociologie.

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Traduire, c’est souffrir, s’ouvrir et offrir…

La traduction, pour transmission et propagation, des œuvres fondamentales grecques ou persanes, était d’une importance capitale pour le calife Al- Mamoun. L’est- elle moins de nos jours ? Évidemment que non. En 2010, il nous a donc paru évident que favoriser le dialogue des cultures impliquait de jeter des passerelles linguistiques entre l’arabe et la plupart des autres langues mondiales. Il tombait dès lors sous le sens qu’encourager le développement des arts et artisanats de la tra-duction était, depuis que les hommes avaient sensément cessé de se tutoyer dans une langue unique, la moindre des choses.

La légende veut en effet que, peu après le déluge, les hommes aient parlé encore une et même langue. Mais frappés par une folie des grandeurs coupable, ils entendirent rivaliser avec Dieu, projetant vers le ciel, dans la ville de Babel, une tour dont le sommet voulait être sans fin. L’acte sacrilège leur valut d’être punis. Dispersés par Dieu à tous les bouts de la terre, ils cessèrent à jamais de se comprendre. Depuis, c’est peu dire que, un peu contraints et forcés, lettrés et autres savants reconnaissent la fonction incontournable de la traduction en tant que vecteur de transmission majeur des savoirs entre les civilisations.

On ne l’évoquera jamais trop, mais l’exercice magistral de cet art est à la base même du dialogue entre les cultures. Et il tombe sous le sens que, dans l’arsenal de l’ingénierie culturelle moderne, cette discipline occupe une place cruciale. En cela, rien de nouveau : comment ignorer que, lors des périodes de grande effervescence intellectuelle et culturelle, ce sont bien les traducteurs arabes d’Aristote ou de Thucydide qui permirent

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à leurs nations l’accès à des idées venues d’« ailleurs » tout à la fois si proches et si lointaines ?

Aucun doute : ce fut là une manière éminente d’initier des transformations et rapprochements culturels profonds. Il en fut évidemment de même, quelques siècles plus tard, sous d’autres cieux, plus extrême- orientaux. C’est ainsi que le lettré irlandais Scott Montgomery observe qu’entre 1750 et 1860 « la traduction a constitué au Japon la plus grande partie des travaux scientifiques, et on supposait de manière générale que la majorité des hommes de science devaient être des traducteurs avant d’être impliqués dans les expé-riences du domaine scientifique et avant qu’ils ne soient porteurs de théories 1 ».

L’épisode illustre une mutation majeure dans ce domaine. Dès sa survenue, il n’y avait effectivement plus lieu, après traduction et partant d’une moindre similitude entre deux textes de langues différentes, de contester, en l’un ou l’autre endroit, une dichotomie entre l’original et sa traduction. Cette latitude créative des traducteurs est aujourd’hui permise et acceptée. Un texte original peut dès lors, parce que son traduc-teur est expert dans une science qu’il maîtrise en profondeur, être paradoxalement traduit de manière encore plus fidèle. Et c’est ainsi qu’en leur temps des traducteurs arabes, parce qu’ils étaient aussi théologiens, osèrent attribuer à Ptolémée la qualité de monothéiste. Ou que des traducteurs japonais, également versés en philosophie, s’autorisèrent à estimer qu’une sémantique confucianiste sous- tendait la démarche de Newton.

1. Montgomery S. L., science in Translation. Movements of Knowledge through Cultures and Times, version arabe, ministère de la Culture, des Arts et du Patrimoine, Qatar, 2010.

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Acculturation plutôt que misanthropie

Ce type de témérité, jadis impensable, implique naturelle-ment une réelle volonté d’ouverture sur des univers linguis-tiques a priori étranges ou exotiques. Ce qui rompt avec cette misanthropie foncière dont rien indique qu’elle soit innée chez l’être humain.

Michael Cronin, dont l’ouvrage Traduction and Globalization a été traduit en arabe sous notre égide, écrit justement à ce pro-pos que « notre peur de disparaître, d’être vaincu ou compromis est exactement ce qui dicte très souvent notre attitude envers les autres ou notre comportement avec eux. L’expression : “ne parle pas avec les étrangers” est un élément de prêche, systémique et moral, que les parents et les responsables des établissements d’éducation transmettent aux enfants. En tout état de cause, ce qui pourrait sembler protecteur de l’enfance peut s’avérer destructeur à l’âge de raison, lorsqu’un bon conseil devient rigide et se transforme en nonchalance, ou pour être plus précis, en chauvinisme ».

Ce disant, Cronin remonte aux racines psychologiques individuelles de cette haine de l’humanité déjà stigmatisées par Jean- Paul Sartre lorsqu’il laissait dire sommairement à l’un des personnages de son Huis clos que « l’enfer, c’est les autres ». Avant, quelques années plus tard, d’éprouver le besoin de s’interpréter en traducteur de lui- même. « Si, précise alors Sartre, les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous, même pour la propre connaissance de nous- mêmes. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres nous ont fournis […]. Si mes

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rapports avec l’autre sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors en effet je suis en enfer. »

Effectivement, traduire peut relever du supplice. Mais comment, sans sacrifier à cette torture érudite à laquelle s’astreignaient les savants des « Maison de la sagesse » du passé, imaginer le moindre processus de convergence, de rapproche-ment et d’acculturation heureuse et délibérée entre les civilisa-tions ? Le rôle dévolu aux traducteurs d’aujourd’hui est à cet égard considérable. Et il ne m’échappe pas que, tels de nou-veaux Sisyphe et parce qu’ils osent défier les gardiens du sens, ces précieux passe- murailles se retrouvent, encore et encore et pour l’éternité, condamnés à faire rouler vers le sommet de la montagne ce rocher fatidique qui continue de descendre sans cesse.

Comme de juste, en 2010, les festivités de Doha « Capitale de la culture arabe » se sont ouvertes avec une opérette intitulée Bayt al‑ Hikma. Et c’est sous cette référence que nous avons, au sein même de notre ministère, inauguré un espace consacré à l’acculturation.

Ce qui ne devait rien au hasard. Ces contacts ouverts, continus et directs entre des communautés issues de cultures différentes entraînent en effet, en souplesse et sans contraintes, au fil du temps et par contraste avec la stricte assimilation, des modifications tout aussi subtiles des modèles culturels initiaux de l’un ou l’autre groupe. L’acculturation ne peut en aucun cas s’entrevoir comme une assimilation. Ce n’est pas l’effacement d’une culture initiale, a fortiori natale, mais l’accueil, sur cette base qui est richesse première, d’une autre culture comme une richesse additive ouvrant l’espace à de nouvelles manières de sentir et de réfléchir.

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Depuis 1996, ces compétitions pacifiques entre cultures arabes porteuses d’identités plurielles ont été relayées pacifique-ment dans les cadres légitimes que sont l’Unesco et l’OMC. Et c’est là l’une des grandes bonnes nouvelles de ce début du xxie siècle. Sans cette initiative, Doha, notre capitale, n’aurait pas connu cette métamorphose qui, tous genres culturels et intellectuels conjugués ou confondus, a fait d’elle une ville lumière arabe. Qui plus est en référence explicite à ces Lumières qui, depuis près de deux cent cinquante ans, donnent sens aux idées d’esprit critique, de liberté, de tolérance et d’universalité.

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CHAPITRE Xv

Quelle synthèse entre tradition et modernité ?

Dans l’intervalle, grâce au coup de baguette magique mobi-lisateur que fut cette nomination au titre de « Capitale de la culture arabe 2010 », Doha s’est incontestablement méta-morphosée en capitale culturelle régionale et internationale. Il n’est qu’à découvrir ses musées, théâtres, salles d’exposition et quartiers entiers flambant neuf pour s’en convaincre.

Ne nous méprenons cependant pas. Ce qui s’est réalisé dans notre capitale depuis 2008 n’est en rien une action prêtant à bilan. Tout au contraire, il s’est agi de poser dans notre espace local, initialement vierge, le socle d’une démarche universa-liste d’une réelle ampleur. Cela n’a rien à voir avec une quel-conque vision ou ambition mégalomaniaque, mais tout avec la détermination, forte mais sereine, d’ancrer en profondeur les vertus de cette dialectique tradition/modernité devenue notre leitmotiv culturel, social et démocratique. Cette action a pro-voqué, ai- je envie de dire, une forme de « choc de conscience » au sein d’une société dont on a pu penser qu’elle s’ouvrait au monde et à la modernité à une vitesse stupéfiante. Ce qui

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est effectivement le cas, mais dans un contexte où la volonté et la recherche d’un équilibre entre le respect des infrastruc-tures traditionnelles qataries existantes et la création ex nihilo d’œuvres architecturales futuristes pour y abriter musées, salles d’expositions, lieux de savoir et de culture, ont systématique-ment été respectés.

Katara et souk Waqif : des restaurations emblématiques

En front de mer ouest, Doha s’est ainsi doté d’un « village culturel » où se conjuguent, traduites dans une mixité d’inspi-ration architecturale traditionnelle ou moderniste, des édifices racés aux teints ocre. L’art y est omniprésent. Sculptures et fresques de plein air et entrées de théâtres, de salles de concerts et opéras, de restaurants gastronomiques consacrés à toutes les cuisines du monde vous y surprennent à chaque coin de rue, de place, jardin ou placette. Devenu un lieu d’attraction, cet ensemble, une forme de quartier Latin qatari, attire d’ores et déjà des visiteurs issus de tous les pays du monde, à commencer par ceux du golfe Arabique.

Il en est de même du Souk Waqif, le chez- eux restauré et modernisé des Qataris et tout autant, pour des visiteurs étran-gers souvent célèbres, tableau vivant de ce qu’est, en lui- même, le peuple de marchands et de commerçants qui y travaille et y vit. Cette notoriété ne doit rien au hasard. Seuls les initiés savent les fondements et l’origine de l’authenticité qui rayonne du Souk Waqif. Ses rénovateurs ont veillé à le reconstruire intégralement avec de la pierre, du gypse, de la chaux et du bois. Autant de matériaux que les Qataris, experts en matière

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d’environnement torride, savent utiliser pour préserver dans leur maison une fraîcheur clémente et tonique.

Pour l’occasion, ils furent en quelque sorte leurs propres architectes et décorateurs en utilisant leurs techniques ances-trales. À tous les niveaux, marchands, clients, propriétaires et visiteurs ont été, au cours d’une enquête de terrain des plus scientifiques, consultés à propos des formules d’équipement et de décoration qu’ils estimaient les plus adaptées. Aucune forme esthétique, fonctionnelle ou architecturale n’a donc été impo-sée ni plaquée de l’extérieur, mais introduite en fonction des aspirations de la population. Sans pathos, il est donc possible d’affirmer que, là encore, a prévalu une fervente recherche de synthèse entre l’ancien et le moderne, l’élite et le grand public populaire, l’art, l’artisanat et la vie quotidienne.

Cette marche vers l’avenir n’est nullement interrompue puisque c’est bien à l’émergence, sur les bases actuelles de notre capitale, qu’aux termes d’une « vision Qatar 2030 » – évidem-ment inspirée par l’exemplarité de la démarche de « Maison de la sagesse » d’antan –, nous travaillons d’arrache- pied à l’éta-blissement d’une « société du savoir » avancée, avant- gardiste et néanmoins populaire.

Valeurs locales, développement économique, éducation et éveil culturel et citoyen…

Le point commun de toutes ces réalisations est d’antici-per cette nouvelle approche de « développement culturel », aujourd’hui totémisée par l’Unesco et des institutions inter-nationales prestigieuses, comme indissociable de toute forme de développement économique au sens strict. Aujourd’hui, aucun

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État, aucune élite ni même aucun individu ne peut ainsi igno-rer cette complémentarité entre culture et développement. La culture est un système de valeurs locales que chaque individu porte en lui et qu’il partage avec les membres de sa commu-nauté. Se pose d’évidence la question de savoir comment cet art d’être soi dans le groupe, par nature intime, tout à la fois individuel et collectif, peut et doit être préservé. Plus abrupte-ment dit : comme faire en sorte que les cultures locales, autant que les valeurs qu’elles transportent, puissent survivre aux chocs des modernités foisonnantes ? Comment obtenir que la culture, qui coule dans l’esprit comme le sang coule dans nos veines, puisse continuer à revigorer les urbains mondialisés que nous sommes tous chaque jour un peu plus ?

La mission de l’école a été durant longtemps cette fonc-tion de catalyse entre l’ancrage culturel traditionnel acquis et l’ouverture aux cultures du monde, à ces « humanités » comme on le disait il y a encore un demi- siècle en France, mais pour très peu d’élèves. Et c’est en son sein qu’à tous les niveaux d’études s’élaborent les politiques et les programmes visant à former le futur citoyen en élargissant ses horizons. Malgré les turbulences qui l’agitent, cette fonction éducatrice de l’école n’est pas contestée, de même que son rôle dans l’élévation des esprits, les progrès de la société et les avancées sociales et cultu-relles qui en découlent. En découlent, in fine, grâce à l’accès de tous à la connaissance, un indéniable effet de démocratisation et l’avènement progressif d’une société où l’égalité des chances ne serait pas un vain mot.

voilà autant d’acquis favorisant, au bénéfice de tout un chacun, une plus grande conscience, ou intelligence, de son environnement social, familial, professionnel et culturel. Avec, en prime, une plus grande aptitude à jouir de manière distancée

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et critique d’un usage avisé des grands vecteurs de communica-tion modernes. Cet éveil, intellectuel, artistique et critique, soit « culturel » avec un grand « C », est issu de l’institution scolaire institutionnelle. Mais c’est ensuite, une fois plongé dans la vie active adulte citoyenne, qu’il trouve son plein épanouissement. A fortiori lorsqu’il s’exprime sur le registre de choix relatifs aux théâtres, musées, bibliothèques ou expositions librement visités.

Éloge de la mixité

Mettre la culture à la portée de tous dans les souks et les rues, et tout faire pour qu’elle soit partie prenante et intégrante de la vie quotidienne : voilà tout un programme de démocra-tisation de la culture, loin des tours d’argent ! Et, plus encore, une ardente obligation, dont l’objectif est de rompre avec cet élitisme hautain qui porte d’aucuns à considérer que les masses populaires seraient incultes et à les exclure du champ commun.

Cette démarche de rupture a très vite porté ses fruits. grâce, notamment, à un astucieux système de chicanes qui, entremê-lant « circuits culturels » et « circuits commerciaux ordinaires » dans nos quartiers, permettent aujourd’hui à de larges pans de notre population de découvrir au gré du hasard des œuvres, activités et biens culturels sur lesquels elles n’auraient jamais antérieurement porté un regard. Tout cela, encore et toujours, sans que jamais soit perdu de vue notre souci de synthèse entre tradition, modernité et patrimoine.

Un musée n’est que rarement assimilable à une ville en elle- même. À l’inverse, une cité sillonnée à dessein et tout au long de l’année de « circuits culturels » peut se métamorphoser en ville- musée attirante et vivante. Cette mue a eu lieu à Doha

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où expositions, animations, défilés et concerts animent autant le quartier Katara que le Souk Waqif.

C’est ainsi que je comprends le développement culturel dans sa dimension populaire et que je partage la conviction de ceux qui croient qu’à tous les niveaux de l’échelle sociale, où que ce soit dans le monde, existent de manière latente, les mêmes aspirations à plus de beauté, de sens et de profondeur humaine. L’art est ainsi, quelle que soit notre extraction sociale, une nourriture spirituelle essentielle et tout doit être tenté pour créer les conditions de son accès.

À l’échelle du temps historique long, ces aspirations sont récentes puisque datant de l’après Seconde guerre mondiale. Il y eut, en France, la création exemplaire du Festival de théâtre à d’Avignon et de Théâtres nationaux populaires à Lyon et à Paris. Le public visé n’était pas celui des beaux quartiers, mais un public populaire invité à des tarifs modestes au sein des entreprises et des associations. Son promoteur, Jean vilar, entendit offrir à ce public des spectacles de qualité, avec des comédiens brillants et un répertoire ambitieux. Tous les grands classiques de la littérature théâtrale française y ont été visités, les vulgariser à l’intention d’un large public n’excluant en rien qu’ils soient aussi magnifiés.

Il y eut aussi, tournant le dos aux clichés et affectations du théâtre installé, le souci de grands acteurs d’être au plus près des cœurs, corps et esprits de leurs spectateurs. Ce mouvement porta le dramaturge russe Constantin Stanislavski, déterminé à mettre l’essence naturaliste et populaire des textes de gorki et de Tchekhov à la portée de son public. Exploitation de la mémoire sensorielle, réflexion sur l’implication psychologique des acteurs en regard des caractères du rôle joué : il importait que le théâtre vivant devienne, autant que le cinéma grand

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public, un art populaire d’autant plus proche de leur public que les acteurs avaient trouvé par eux- mêmes et en eux- mêmes la psychologie de leurs personnages.

Disciple de Stanislavski, l’Américain Lee Strasberg appro-fondira cette méthode en créant le fameux Actors Studio, dans l’intimité duquel des monstres sacrés tels que Marlon Brando ou Marilyn Monroe apprirent cette geste psychologique leur permettant, afin de susciter l’adhésion affective de leur public, de puiser émotions et affects qui transfigurent leur présence sur les scènes et les écrans. Créer cette interaction entre les divers aspects social, économique et culturel de la vie quotidienne relève de ce que l’on appelle aujourd’hui le développement intégral. Mais entendons- nous bien ! Il n’est pas ici question de mettre la culture en remorque d’un quelconque processus économique ou social. Mais tout au contraire de promou-voir la culture et les créateurs de biens culturels au cœur ou à l’avant- garde de ce développement intégral. Car c’est bien l’être humain, tel qu’en lui- même qui, en l’espèce, est à la fois piste d’envol et d’atterrissage, outil et moteur. Il est la fin et les moyens.

Culture à large diffusion

La culture ne peut dès lors plus être considérée comme un luxe ou un simple divertissement, mais en tant que nouvelle dimension symbolique conférant à l’Homo faber, trop souvent assimilé à un accessoire ou une machine à produire, cette aura qui donne à la fois sens et transcendance à nos existences, avec le secret espoir que, chaque jour, un peu plus la chaleur humaine, l’harmonie et l’espoir se substituent à la solitude,

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l’égarement et le désespoir. Tout en comblant, dans un même mouvement, le fossé séparant l’élite de l’ensemble des gens.

Rien ne serait en effet plus nuisible que le maintien d’une élite cultivée close dans sa tour d’ivoire et un public de profanes supposés incultes et laissés à l’écart. Cette prééminence souligne la dictature d’une minorité, sa mainmise sur les symboles de la communauté et son monopole sur le pouvoir culturel. Rien n’est plus contraire au droit à la culture en tant que droit de l’homme reconnu par les instances internationales. Et cela se trouve en totale contradiction avec l’éthique du développement intégral.

Cet accès libre et généralisé à l’information et aux bienfaits de la culture atteste de manière tangible la réussite d’un projet de développement. Avec pour effet, d’une portée inestimable, de consolider l’identité culturelle et la capacité d’une société donnée de défendre les valeurs, les traditions et les croyances qui lui sont propres. Préserver, contre vents et marées, cette forme de symbiose entre des élites créatives et le large public est un atout considérable pour une nation. A fortiori lorsqu’il importe, face aux nécessités d’adaptation d’un corps social aux contraintes systémiques ou culturelles de la modernité, d’initier réformes et dynamiques de changement. Il s’agit là, à vrai dire, de la mission centrale de l’action culturelle. Car c’est en effaçant les frontières existantes entre, d’une part la culture docte et la culture populaire, de l’autre entre la culture locale et la culture universelle que cette action culturelle saura exercer, en profondeur, son œuvre de paix. Celle- ci a d’ailleurs pour mission première d’offrir un libre accès à l’information, la condition sine qua non d’une élévation du degré d’intelligence et de conscience d’un peuple.

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l’autodissolution du ministère de l’information

Cette conviction m’habite depuis toujours. Et une fréquen-tation assidue de nombreux majlis, ceux qui réunissaient les grands commerçants et hommes d’affaires ou les intellectuels et les artistes, n’a fait que la renforcer. Les majlis des poli-tiques et des grands décideurs sont d’un autre ordre. Et pour le diplomate et ministre que je suis, il est normal que le majlis de l’émir du pays soit le plus attractif.

En 1997, le ministre que j’étais eut un soir l’honneur et le plaisir d’être sollicité pour tenir compagnie à son chef d’État. Une rencontre routinière au majlis comparable à toutes celles, nombreuses, qui avaient précédé. Je savais notre émir conscient des défis de l’époque et de la région, ouvert au progrès et au développement, et très attaché à placer le pays dans l’orbite de la modernité universelle. J’étais certes en charge du minis-tère de l’Information, mais, tout au fond de moi- même assez peu convaincu de la nécessité de consacrer un ministère à cet important secteur.

Ministre de l’Information, je pensais que l’existence même de l’institution que je dirigeais ne pouvait que limiter les libertés, favoriser la censure et orienter l’opinion publique aux dépens de la liberté d’opinion et d’expression. Je connaissais la profonde modestie de l’émir, son affabilité et son ouverture à tous ses ministres et citoyens. Je le savais doué d’une intel-ligence aiguisée et d’une grande curiosité pour les expériences économiques et culturelles réussies dans le monde. Mis en confiance, j’osai enfin, avec le détachement qui sied, aborder

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le sujet qui, concernant ma propre fonction, me troublait : « Il n’y a pas, dis- je, de ministères de l’Information dans les pays civilisés. Car tout ministère de l’Information est vu comme une restriction de la liberté d’expression et de pensée. »

La réaction fut une invitation à en dire plus sur la position des gouvernements des pays ayant atteint un degré avancé en matière de liberté d’expression. Était- ce un simple accès de curiosité passagère ou plus encore ? Je le sus en fin d’entretien lorsque l’émir me demanda de lui rédiger une note exhaustive et argumentée sur la question. Ce que je fis, pour être quelques semaines plus tard en situation de présenter ce rapport l’émir. Après lecture, convaincu de la pertinence de ce choix, l’émir prit la décision d’abolir le ministère de l’Information. C’est ainsi que je devins le fameux ministre qui, sur sa propre ini-tiative, avait aboli son ministère !

C’est donc dans ces circonstances extraordinaires, grâce à la vision moderniste et progressiste du cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani, père de l’actuel Émir, que je fus le der-nier ministre de l’Information du Qatar. Un petit sacrifice, en faveur de la liberté d’expression. Une valeur démocratique dont j’avais appris à mesurer la portée. J’ai en effet pratiqué le journalisme et écrit régulièrement pour des journaux et autres médias. L’occasion de réaliser les pressions et les restrictions que supportent les éditorialistes arabes. En m’autodissolvant en tant que ministre de l’Information, je n’ai fait que mettre en pratique la vieille sagesse consistant à allumer une chandelle plutôt que de maudire l’obscurité.

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CHAPITRE XvI

Doha : la métamorphose

L’implication de Doha en tant que capitale de la culture arabe 2010 a été une occasion unique de me transformer en bâtisseur. Privilège inouï, j’avais alors pu, entouré des profes-sionnels les plus compétents du monde dans leurs domaines d’excellence, mettre en œuvre des idées et concepts architectu-raux, artistiques, muséographiques, somme toute éminemment culturels, que j’avais pu nourrir et faire mûrir lors de longs périples dans ces villes- mondes qu’avaient été pour moi New York, Paris ou Londres.

Une France qui inspire

Aujourd’hui, grâce au concours de tous ces talents, le résul-tat en est exceptionnel. Doha projette, inscrite à même la ville, cette mixité dont j’avais rêvé entre tradition et modernité, entre imprégnation locale et ouverture sur les « ailleurs » du monde.

Je pense que notre action n’a négligé aucun champ intellec-tuel ou artistique. Et nous ne nous sommes rien refusé d’auda-cieux. Telle fut le cas avec une exposition photo organisée en

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collaboration avec Magnum à la galerie de la Qatar Museum Authority. Ou encore du réaménagement du cœur de ville qu’est le quartier Barahat al- Naseem Square, sans parler de l’achat du catalogue riche de sept cents films de la major améri-caine Miramax, dont Pulp Fiction et No Country for Old Men…

Nombre de ces initiatives ont eu lieu en lien avec la France. La raison en est très simple puisque la France, à nos yeux, est le chef de file de la culture occidentale et que Paris est la capitale de la culture européenne. En fait et de manière exemplaire, j’entendais montrer à quel point l’accélération d’une authen-tique diplomatie culturelle pouvait compléter les excellentes relations que le Qatar entretient avec la France au niveau diplo-matique, militaire, judiciaire, sportif et économique.

Premier dirigeant arabe à être reçu par l’Élysée dès mai 2007, le cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani est l’interlocuteur pri-vilégié de la France au Moyen- Orient. Outre l’arrivée de HEC et d’une antenne de Saint- Cyr à Doha, les contrats en cours sont nombreux.

Ce n’est donc pas un hasard si, pour concevoir cette pure merveille nationale qu’est notre Musée d’art islamique, le fameux MIA de Doha, nous avons choisi de mobiliser l’architecte de la pyramide du Louvre Ieoh Ming Pei. J’ajoute que, pour aggraver notre cas, nous avons choisi le Français Jean Nouvel pour définir l’architecture du futur Musée national du Qatar, en construction, mais qui se présente déjà comme une gigantesque rose des sables posée au bord d’un des axes routiers majeurs de Doha, la Corniche.

Nous sommes bien ici dans l’expression harmonisée du glo-bal et du local. Nulle part, il n’est question de censure, ou de la « mythification » d’une pureté virginale synonyme de ferme-ture et de repli sur soi sectaire, mais dans la tradition de ces

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« Maison de la sagesse » savantes et tolérantes instaurées dans le courant du ixe siècle par le calife éclairé Al- Mansour. C’est la preuve vivante et patente que la conciliation entre tradition et modernité, entre conscience de soi identitaire et ouverture à l’autre universelle peut ne pas être synonyme de reniement.

Ce que nous venons de réaliser n’est cependant qu’une simple étape dans un itinéraire culturel de bien plus long terme. Le premier tableau d’une projection relative à la « société du savoir » que nous ambitionnons de réaliser dans notre stratégie générale baptisée « vision du Qatar 2030 ».

Passion de Cheikha

Je tiens à ce sujet et dans cette perspective futuriste, à rendre hommage à Cheikha Al- Mayassa bint Hamad Al Thani 1 pour son remarquable investissement dans le domaine des musées. La voyant veiller sur les diverses collections et objets d’art exposés dans les musées du Qatar, j’ai acquis la conviction que l’on ne pouvait, afin de superviser cet immense domaine, bénéficier de meilleure compétence.

Il est vrai que l’éclectisme et l’ouverture d’esprit de cette éminente cheikha qatarie peuvent étonner ses interlocuteurs. Ce fut le cas de Jean- Jacques Aillagon, alors président de l’établissement public du château, du musée et du domaine

1. Cheikha Al- Mayassa bint Hamad Al Thani est présidente du conseil d’admi-nistration de l’Office des musées du Qatar et de l’Institut cinématographique de Doha ainsi que de l’organisation caritative Mains tendues vers l’Asie. Selon la revue Fortune (2014), elle est l’une des personnalités les plus influentes dans le monde des collections d’art.

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national de versailles, lorsque la cheikha lui fit savoir qu’elle avait été très impressionnée par l’originalité scénographique de l’exposition Jeff Koons, et qu’intéressée par un mécénat, elle souhaitait financer un événement universel de même nature. Travaillant directement avec Cheikha Al- Mayassa Al Thani, j’ai pris la mesure de sa passion pour les choses de l’art et le temps et l’énergie qu’elle consacre à cette passion. J’ajoute que, sur l’essentiel, je partage sa vision voulant que la promotion de la culture, au Qatar, soit la pierre angulaire du développement durable auquel nous aspirons.

Astrolabe iranien, édit impérial de Soliman le Magnifique, plat de céramique de Samarcande : l’exposition permanente du Musée d’art islamique renferme des pièces rares. Mais sans que soient jamais oubliées nos origines. À travers, par exemple, une exposition historique, scientifique et artistique sur les perles jadis pêchées dans ma région natale du Nord- Qatar.

On y apprend que plus de douze mille pêcheurs y partici-paient. Une simple campagne de pêche pouvait durer quatre mois et impliquer cinq cents bateaux de quarante hommes diri-gés par des capitaines qui devaient tout savoir de l’art consis-tant à repérer les lits d’huîtres perlières de qualité en fonction de l’orientation du soleil et des étoiles, de la couleur et de la profondeur de la mer… L’équipe de jour se scindait en deux groupes : celui des plongeurs qui chantaient et tapaient dans leurs mains pour encourager ceux qui plongeaient et celui de ceux qui, cinquante fois par jour, gagnaient le fond de l’eau pour cueillir les huîtres dans les rochers. Avant de mériter, en fin de journée, le loisir de se retrouver, puis de s’alimenter de poisson, de riz et de dattes, puis d’un café.

Cette activité a été compromise par le commerce des perles de culture japonaise dans les années 1930, avant que la

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découverte du pétrole et du gaz ne change le destin du Qatar. C’est évidemment en mémoire de cette époque que la plus belle marina moderne de Doha porte le nom de The Pearl.

le Musée d’art islamique

Aujourd’hui, aucun État, aucune élite ou individu ne s’y trompe : sans la culture et les ouvertures spirituelles et intellec-tuelles qu’elle permet, le simple développement économique ne serait jamais, pour nombre d’entre nous, qu’un voyage stérile vers nulle part.

visiter un des musées est un enrichissement qui avive la curiosité intellectuelle et ouvre l’esprit sur des univers insoup-çonnés. Les musées ont, au gré des écoles artistiques du présent et du passé, leurs propres codes et terminologies, permettant de mieux pénétrer et saisir dans toute sa subtilité ce qui fut la démarche profonde de leurs chefs de files ou de leurs dis-ciples. Du Caire à Paris, en passant par Beyrouth, Damas et New York, partout, je fus un visiteur de musées impénitent et passionné. Et c’est grâce à cette formation, aussi profonde qu’autodidacte, que j’ai cru pouvoir assumer, en temps utile, la responsabilité du ministère de la Culture de mon pays. Je ne pouvais dès lors que militer en faveur de cette pédagogie parascolaire en encourageant, dès que l’ai pu, le développement d’un maximum de musées.

Afin de trouver l’inspiration du concept qui a présidé à sa construction, Ieoh Ming Pei, l’architecte recommandé par l’Aga Khan, s’est plongé durant plus de six mois dans force manus-crits anciens afin de s’imprégner de culture arabe. Il s’est aussi beaucoup déplacé. Et c’est à l’issue de ses pérégrinations dans

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plusieurs hauts lieux de la culture arabe qu’il a décidé d’opter pour un profil architectural comparable à celui de la mosquée Ibn Touloun du Caire. Tout en veillant à ce que l’aire de construction du musée soit bien distincte de tout espace bâti. C’est ainsi que le musée a été construit sur la mer, entouré d’un parc, au large de la corniche de Doha.

« Je pars du sentiment, dira Pei pour expliquer son choix, que la vie se diffuse dans l’architecture islamique en partant de la richesse de ses éléments décoratifs comme l’œil le perçoit dans la cour de la mosquée omeyyade à Damas et à l’intérieur du dôme du Rocher à Jérusalem. » La modestie de l’accès au musée, le long d’un petit canal et d’une rangée de palmiers qui conduisent à son entrée, ne laisse pas augurer des surprises de taille que l’on va y découvrir : des chefs- d’œuvre de l’art islamique, provenant de trois continents et réunis dans un espace d’exception imaginé par Jean- Michel Wilmotte.

Les premiers musulmans ont marqué de leur empreinte un large territoire, allant de l’Asie Mineure et la Perse jusqu’à l’Andalousie, et ils ont ouvert la voie à leur civilisation et ses créations. Les œuvres exposées au Musée d’art islamique de Doha retracent cette histoire. En érigeant ce musée, le Qatar a voulu offrir au monde un lieu de préservation et de mémoire qui ne soit pas moins important que les œuvres d’art qu’il renferme. Nous avons donc là, en termes de muséologie isla-mique, une réalisation extraordinaire, originale et pionnière pour la région du golfe Arabique. Comme de juste, c’est en présence d’une myriade d’officiels et d’universitaires du monde entier, que le MIA a été inauguré le 22 novembre 2008 par Son Altesse Cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani, le père de l’actuel émir du Qatar.

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le Musée d’art moderne

Ce Mathaf Arab Museum of Modern Art est situé dans l’espace du campus universitaire de la Fondation du Qatar pour l’éducation, la science et le développement social. Il est installé à l’intérieur d’une ancienne école de jeunes filles. Ce monument culturel est voué à l’art moderne et contemporain. Sa collection de plus de huit mille œuvres est la plus grande collection d’art arabe couvrant le xxe siècle.

C’est le Français Jean- François Bodin qui a réhabilité ce bâti-ment, dont la façade reste prolongée d’un échafaudage en partie revêtu d’une bâche argentée et translucide. « Il fallait montrer que cette architecture était temporaire, explique l’architecte, elle devait ressembler à du provisoire. »

La collection qu’il accueille a commencé par l’exposition d’un ensemble d’œuvres d’art plastique qui appartenait au cheikh Hassan bin Mohammed bin Ali Al Thani. Elle s’est développée par la suite régulièrement pendant vingt- cinq ans. Le Musée d’art moderne n’est pas limité à l’exposition per-manente de ses collections exceptionnelles. Ses activités com-prennent donc aussi des expositions temporaires et itinérantes, des conférences, des recherches, et des publications pédago-giques et de vulgarisation.

Dès son inauguration, en décembre 2010, il provoque l’étonnement et une réelle adhésion. « Comme il est de tradi-tion dans les pays du golfe, note ainsi Harry Bellet du journal le Monde, les portraits de l’émir du Qatar, Cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani, et de son épouse trônent dans l’entrée du Mathaf. Sauf qu’ils sont loin du réalisme plat en vigueur dans l’imagerie officielle : ils ont été réalisés avec le puissant

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pinceau de l’artiste franco- chinois Yan Pei- Ming. Le ton est donné : tradition, modernité et ouverture internationale. »

Et le journaliste d’ajouter : « La politique non plus n’est pas taboue. Cela donne parfois des œuvres formidables, comme cette installation de Khalil Rabah (né en 1961), qui vit à Ramallah et a imaginé un porte- avions dont la piste a été reconvertie en plantation de tomates et de fraisiers. Les soutes abritent des usines de transformation, et l’ensemble produit de la sauce et de la confiture conditionnées sous la marque United States of Palestine Islands. Quant au profil du navire, il reproduit celui de la bande de gaza, d’où l’exportation de ces produits est rendue délicate par l’embargo israélien. L’œuvre est intitulée Bioproducts. »

le Musée national du Qatar

Le Musée d’art Islamique a trouvé dans l’histoire arabo- musulmane son inspiration. Pour concevoir la reconstruction du Musée national du Qatar, l’architecte français Jean Nouvel s’est fondé sur la géographie et les sciences de la terre. Simple, géniale et inédite, l’idée fondatrice de son concept a été de reproduire une « rose des sables ». Cette fleur de sable, comme on le sait, est un agglomérat de cristaux composés de gypse, de sable et de sel, qui, l’humidité souterraine aidant, se forment naturellement dans le désert du Sahara.

Localisés non loin d’étendues saumâtres nommées sebkhas en arabe, les formes et les tailles de ces sculptures naturelles dépendent de l’humidité environnante et du processus d’éva-poration de l’eau qui réside au cœur des sables. Leurs cou-leurs varient quant à elles selon le taux des minéraux qu’elles

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contiennent. Translucides lorsque le pourcentage de sel contenu par le sable est élevé, elles tirent vers les ocres lorsque le taux de sable et plus important. La vocation essentielle du musée sera, sait- on déjà, de retracer l’histoire du pays et d’exposer sa culture depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. Et à cette fin de mettre en résonance esthétique des objets d’art des col-lections nationales du Qatar avec des films d’auteur qui en raconteront l’histoire et la portée créative.

Le Musée national du Qatar aura donc la forme d’un cumul de roses de sable qui, se superposant dans un enchevêtrement de boucles basses, auront pour vocation de capter nos regards et, plus fonctionnellement, d’entourer une gigantesque cour extérieure de quarante mille mètres carrés. Ce choix architec-tural n’est pas seulement original sur le plan formel. Il l’est aussi dans sa symbolique qui souligne le fait que l’histoire des Arabes a été étroitement liée à cette immensité saharienne couvrant l’espace séparant les pays arabes du golfe Arabique au Maghreb arabe.

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CHAPITRE XvII

« village global » et « médias de masse »

Nous savons tous d’expérience comment naissent les idées. Et il nous arrive d’en noter sur un petit carnet ou sur l’écran d’un smartphone. Même si certaines d’entre elles auraient, estime le publicitaire Nicolas Bordas 1, le pouvoir de tuer. À peine sont- elles nées qu’elles s’imposent aux dépens d’autres idées, antérieures, dont elles prennent la place sur- le- champ de réflexion sociale ou médiatique.

sur la Toile du village global, les idées qui tuent…

Une « killer idea », disent les Anglo- Saxons, doit émerger dans un climat porteur. Elle doit être mûre au point de se dissoudre dans l’air du temps. Et faire événement. A fortiori si celui qui l’émet jouit d’une notoriété et d’une visibilité publique

1. N. Bordas, l’idée qui tue, Eyrolles, 2009.

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qui lui ouvre l’accès aux médias. Mais, aussi géniale qu’elle soit, cette idée, pour être efficacement martelée ou introduite dans le flux d’un buzz, doit tenir en deux phrases, sous un titre percutant. L’idée qui tue par excellence, développe notre publi-citaire, c’est l’idéologie Apple : avec sa formule choc (« Think different »), son logo (la pomme), ses « applemaniaques » et son gourou (Steve Jobs).

Ainsi va cette sélection naturelle des idées, impitoyable, car fondée sur une nécessaire et permanente régénération intellec-tuelle et conceptuelle, au sein d’une même culture ou espace linguistique, mais aussi, phénomène en voie de forte amplifi-cation, de manière transversale – et pour peu qu’elles soient correctement traduites – d’une culture à une autre. Jamais, dans son histoire, le monde n’a connu aussi intense interaction intellectuelle dans tous les domaines d’exercice et de compé-tence de l’homme. La puissance d’interconnexion immédiate, avec un simple clic en un point donné de la toile de l’Internet, pour une mise à disposition immédiatement planétaire, est à cet égard une révolution systémique dont aucun qualificatif ou superlatif ne peut prendre la mesure.

Déjà, pour anticiper une mondialisation qui ferait fi des frontières et alors que personne n’avait imaginé l’avènement de l’Internet, le théoricien de la communication Marshall McLuhan avait forgé la formule « village planétaire » ou « vil-lage global ». grand expert des effets de nivellement par le bas de la radio- télévision et des médias de son époque, McLuhan n’avait pas en rêve osé imaginer cette « méta- société » inter-connectée dont, aujourd’hui sur le net du net, les milliards de membres qui la composent vivent l’illusion d’une ubiquité, simultanéité, instantanéité et gratuité largement virtuelles.

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Principalement économique et financière, la planétarisa-tion n’en est pas moins une révolution migratoire, commu-nicationnelle et culturelle absolument inédite. Mais ce serait s’illusionner que d’imaginer qu’elle aurait réduit les disparités identitaires. À tel point que les meilleurs observateurs, tel le journaliste Frédéric Martel, parlent, à juste titre, des Internets, et non de l’Internet, soulignant ainsi, preuves à l’appui, com-bien l’outil mondial n’a pas, loin de là, gommé les différences culturelles.

Il en résulte, entre des sociétés très disparates d’un continent à l’autre, la survivance de perceptions religieuses et idéologiques antagonistes.

Un nouvel espace s’est créé, emmagasinant et restituant chaque millième de seconde que Dieu fait des milliards de stimulations numériques immédiatement consultables par des milliards d’internautes. Ces stimulations livrent- elles toutes des idées de génie ? Sûrement pas, car imbécillités patentées, publicités abusives, désinformation, assertions ou manigances sordides y pullulent. En réalité, elles participent, à un niveau inimaginable, au sens strict du terme, de cette dialectique de destruction- construction, annihilation- restauration et mort- résurrection, qui régule ce jeu de la vie de la mort entre, d’une part, les idées qui tuent avant de l’être à leur tour et, d’autre part, celles, scientifiques ou philosophiques, somme toute inal-térables et sublimes, qui ouvrent de nouveaux champs aux savoirs humains.

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« Pensée complexe » et « langage »

gérer ce foisonnement médiatique et numérique sera, selon les systémiciens modernes, le défi d’un xxie siècle qui sera celui d’une « pensée complexe » à laquelle sera astreinte une proportion de plus en plus large de la population mondiale. Coordonner, réguler et harmoniser des discours, théories et approches méthodologiques par essence de plus en plus dis-parates en raison de leur diversité d’origine se révélera de jour en jour un peu plus comme un défi central. J’accorde ainsi une importance cruciale à cette tâche visant le rapprochement et le dialogue entre des modes et types d’intellects naturelle-ment disséminés au gré des différences culturelles, ethniques ou anthropologiques.

J’ai souvent, dans le flux de mon texte, évoqué le rôle essen-tiel des traducteurs. Eux aussi ont été appelés à être les média-teurs d’une réflexion absolument innovante sur nos langages respectifs. Non point sur le seul plan linguistique, afin que l’on continue de se comprendre au premier degré entre les nations. Mais en regard des énormes potentiels de rapprochements intel-lectuels et spirituels restants inexplorés entre ces dites nations.

« C’est le langage qui a créé l’homme, et non l’homme le langage », affirme Edgar Morin. Non sans omettre de signaler que nous devons ce privilège au miracle que fut notre acces-sion au noble statut de primate hominien. Le langage serait donc en nous et nous serions dans le langage. Nous faisons le langage qui nous fait. Nous sommes, dans et par le langage, ouverts par les mots, enfermés dans les mots, ouverts sur autrui en lui parlant, fermés sur autrui en l’évitant, ouverts sur les idées, enfermés dans les idées, ouverts sur le monde, fermés

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au monde. Ce champ mystérieux reste largement inexploré. Et tout indique que, dans nos comportements et interactions avec nos semblables, tout ne peut relever d’une raison logique mécanique et dictatoriale. Car si la logique pouvait l’asservir, la pensée, insiste à cet égard Morin, en perdrait la « créativité, l’invention et la complexité ».

l’obsolescence des censures

En 1995, année où je pris joyeusement le risque de suppri-mer la censure dans mon pays, je n’ignorais évidemment pas la vigueur de ce débat au sein de la société américaine. Mes préoccupations étaient pourtant d’une tout autre nature. Car déjà, se manifestaient au sein d’une société qatarie ouverte au monde grâce aux médias internationaux, aux progrès de l’éducation, aux voyages et à l’élévation du niveau de vie, les premières aspirations inhérentes à une société civile classique.

Aurais- je dû, en regard de cette mue inéluctable, rester les bras ballants et y répondre par des mesures restrictives de type autoritaire ? Allais- je décider ce qui serait ou non visible, lisible et audible pour mes compatriotes alors que l’éther bruissait de mille rumeurs radiophoniques, télévisuelles et numériques d’ores et déjà susceptibles d’être captées où que l’on soit au Qatar ? Allais- je décider moi- même, chaque matin, quelles étaient les idées qui tuaient et quelles étaient celles qui ouvraient de nouveaux champs aux savoirs humains ? Devais- je, à cette fin, me faire aider par un fonctionnaire sorti tout droit d’un livre de george Orwell ?

Conforter les fondements d’une société civile m’a semblé un minimum. Néanmoins, comme partout ailleurs dans le

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monde, cette libéralisation ne pouvait avoir pour conséquence de donner libre cours à la diffamation, à l’intolérance ou au non- respect des croyances d’autrui. Il en allait d’ailleurs de la qualité de nos relations avec nos pays frères, avec lesquels je rappelle que nous coopérons au sein du Conseil de coopération du golfe.

Dans l’ensemble des pays du golfe arabique et à l’heure actuelle, plus de vingt- deux millions de personnes, sur une population totale de cinquante millions d’habitants, utilisent quotidiennement les nouvelles technologies médiatiques. Quant au Qatar, les chiffres sont encore plus éloquents puisqu’une une récente évaluation du ministère des Communications et de l’Office des statistiques souligne que le taux d’utilisation de l’internet est de l’ordre de 98 %.

En 2013 comme en 2014 et sur 144 pays 1 évalués, le Qatar occupait la 23e place en matière d’accès aux réseaux numériques. Il était noté un très haut taux de connexion à Facebook (1 320 000 sur un total de 2 200 000 clients) dont il convient de noter que l’âge de la moitié des utilisateurs était de 19-29 ans. Par ailleurs, 112 000 personnes utilisaient Twitter. Mais déjà, au milieu des années 1990, alors que j’étais en charge de ces questions, la partie des populations du golfe Arabique ayant accès à ce type de mass media était considérable.

En censurant, le censeur se fragilise. Et ce faisant, il exprime son manque profond de confiance en lui- même et en ses idées, tout en dévoilant sa hantise envers tout dialogue ouvert qui, s’il intervenait, croit- il, mettrait son impéritie en évidence. Il s’agis-sait, quant à nous, de faire confiance au sens de la responsabilité et à la déontologie des journalistes, et encourager les auteurs,

1. http://www3.weforum.org/docs/gITR/2013/gITR_OverallRankings_2013.pdf.

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créateurs et artistes à exercer librement leur magistère intellec-tuel et culturel. Où que je sois dans le monde civilisé jouissant d’une situation de paix, je n’assiste qu’au triomphe grandissant d’une conscience démocratique impliquant automodération et respect de la liberté d’autrui. Dès lors, l’appareil d’État n’a pas à décider de ce qui est bon et beau. Il doit simplement et seulement faire respecter la loi commune permettant à toutes les sensibilités de cohabiter.

l’émancipation systémique

En 2008, avec la création, décidée en accord avec Cheikh Hamad bin Thamer Al Thani, du Centre de Doha pour la liberté de la presse 1, notre choix a consisté à promouvoir la liberté de la presse en nous référant à la Déclaration uni-verselle des droits de l’homme. Il nous importait de permettre aux professionnels de l’information de collecter, traiter et dif-fuser leurs nouvelles en toute liberté et conscience. Non sans ignorer, dans le même temps, qu’il existait au sein du monde arabe nombre de préventions envers les médias et les intel-lectuels qui défendaient cette ligne libérale. L’eussé- je ignoré qu’en 2014 les péripéties qui entourèrent une interview accor-dée à un rédacteur du quotidien Al‑ Arabi Al‑ jadid me l’eût rappelé. Celui- ci voulut absolument savoir ce que je pensais des accusations visant les journalistes ou autres intellectuels et membres de l’élite qui, après avoir pris fait et cause pour les « Printemps arabes », s’alignèrent ensuite sur les régimes des-potiques et dictatoriaux. Considérant que le procès qui leur

1. Accessible en français à l’adresse http://www.dc4mf.org/fr.

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était intenté était pour le moins excessif, je n’ai pas caché que je trouvais ce jugement hâtif, sinon injuste 1.

Qu’elles soient politiques, économiques, académiques ou médiatiques, les élites arabes doivent compter avec les boule-versements d’ordre systémique issus de l’irruption et du déve-loppement exceptionnel, durant les trois dernières décennies du xxe siècle, de médias électroniques satellitaires accessibles avec une simple parabole, mais aussi d’une irruption de même intensité, en ce début de xxie siècle, de médias numériques qui, conjuguant dans leur offre téléphonie, plusieurs centaines de chaînes de télévision satellitaires, Internet et autres offres numériques, ont profondément modifié les modes de consom-mation audiovisuelle et médiatique de nos contemporains.

Anticipant ces processus d’émancipation et dès 2004, j’avais quant à moi considéré que les médias publics du monde arabe, plutôt que de s’adapter à cette évolution/révolution, étaient restés trop timorés et interventionnistes quant à la gestion éditoriale de leurs contenus. « L’autorité publique, ai- je alors écrit, envahit le discours médiatique. Elle impose ses sujets, dicte les orientations […]. Et une trop grande partie de ses programmes est consacrée aux activités du premier respon-sable de l’État, à ses rencontres officielles ponctuées de décla-rations conventionnelles vides de tout contenu 2. » Dans un tel contexte, aucun discours sensé n’était susceptible d’être un tant soit peu audible. L’attentisme régnait en maître. Les

1. Article en arabe de l’interview avec le journaliste Anouar al- Khatib publié le 23 novembre 2014 ; consultable en ligne : http://www.alaraby.co.uk/politics/21fdcfb5-8bfa- 40a2- ae12- f07a24fff1c5.2. H. al- Kawari, la Connaissance incomplète. les Arabes et l’Occident dans un monde changeant, Éditions Riyadh Rayes, 2005. Et en particulier « L’influence des chaînes satellitaires dans les médias arabes », p. 237 et sq.

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prises de position politiques un peu marquantes étaient quant à elles négligées et les événements d’envergure escamotés. Nous vivions les derniers sursauts d’une ère où les États se croyaient à tort en situation de dicter, généralement de manière maladroite, les politiques médiatiques et communicationnelles applicables dans leurs espaces de compétence.

l’effet conjugué Al‑ jazeera et « réseaux sociaux »

À cet égard, comment ne pas noter, en toute fin du xxe siècle, l’émergence de la chaîne Al- Jazeera ? Née au Qatar, l’essor de ce média de grande information all news arabe a constitué durant sa première décennie de vie un phénomène unique. Dans un paysage où la plupart des organes de presse écrite ou audio-visuelle dominants n’étaient jamais que des chambres d’écho hagiographique des hommes de pouvoir installés, cette chaîne a bien vite détonné, que l’on partage ou non sa ligne éditoriale.

Maîtrise des logistiques de recueil, traitement et diffusion des news, charisme des présentateurs et des présentatrices, inter-views sensibles et risquées en rupture avec les interventions lénifiantes de la plupart des médias concurrents : il y avait tous les ingrédients qui expliquent le succès de ce média face à des chaînes rivales démonétisées. On peut ne pas être d’accord avec la ligne éditoriale d’une chaîne qui combat dans la cour des grands tels que France 24, BBC et CNN, mais il est difficile de nier globalement le professionnalisme de ses promoteurs, et qu’elle ait attiré des dizaines de millions de téléspectateurs d’une approche journalistique de cette nature.

« vILLAgE gLOBAL » ET « MÉDIAS DE MASSE »

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Il n’est pas anodin que la révolution satellitaire et la généra-lisation virale de l’accès aux réseaux sociaux comme Facebook aient, dans le même temps, fait voler en éclats les vieux sys-tèmes de communication étatique. Facebook, aujourd’hui, c’est 1,5 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde. Sur Twitter, 380 nouveaux comptes sont créés chaque minute, et 500 mil-lions de tweets sont envoyés chaque jour – tout en s’offrant de doubler régulièrement les agences de presse sur l’annonce d’événements aussi névralgiques que l’« atterrissage » d’un avion américain sur l’Hudson River ! Quant à Linkedln et viadeo, c’est peu dire que ces réseaux sociaux professionnels, avec res-pectivement 380 millions et 25 millions de membres, drainent le plus large choix de cadres jamais inventorié.

Rétrospectivement, je n’ai donc rien à renier de mon propos de 2004. « L’influence des chaînes satellitaires à diffusion mon-diale, ai- je écrit, n’allait pas seulement modifier en profondeur le lien entre les médias et leurs publics. Mais également obliger tous les autres médias, qu’ils soient arabes ou occidentaux, écrits, audiovisuels ou numériques, à modifier leurs modes et principes éditoriaux. » J’entendais évidemment par là qu’ils allaient devoir s’orienter vers une plus grande liberté de ton, une indépendance plus marquée et une plus grande rigueur dans la présentation et l’analyse de l’actualité.

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CHAPITRE XvIII

Élite des « sachants », « réseaux sociaux »

et « journalisme- citoyen »

Penser que l’intellectuel messianique, tout à la fois gou-rou et apôtre de la conscience universelle, est passé de mode n’a rien d’aberrant. Et qu’il en va de même de ces journa-listes qui, plutôt que de privilégier le news analysis anglo- saxon consistant à dégager la signification et la portée d’un événement, se comportent en prescripteurs idéologiques confus et partisans de leurs publics. Ce mode d’exhibition narcissique a vécu. Et il relève de comportements définiti-vement datés.

Rares sont désormais les experts, savants et autres idéologues osant publiquement revendiquer un magistère éthique et moral les autorisant à se croire infaillibles. Partout dans le monde, les sociétés civiles aspirent à ce que s’instaurent, y compris entre les masses et les « sachants », de nouveaux rapports de pou-voirs. Un changement profond des mentalités et des cultures politiques est en cours.

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Après avoir monopolisé la critique sociale durant des décen-nies, l’idéologie marxiste n’est plus le référent intellectuel incontournable des contestataires. Et plus personne, nulle part, n’imagine dénoncer « la fausse conscience » de masses qu’il importerait d’« éduquer ». Le médiologue Sadok Hammami, le remarque avec pertinence dans son dernier livre les Nouveaux Médias. Épistémologie, problématiques et contextes 1 : en vogue dans le courant des années 1960 et 1970, l’« intellectuel révo-lutionnaire », qu’il soit « avant- gardiste » ou « organique », est passé de mode. Tout le pouvoir de cet agitateur professionnel relevait des connaissances et de la qualité des informations dont il disposait. Mais surtout de sa maîtrise des techniques de l’agit- prop. Mais l’information étant devenue accessible à tous et à foison, il a perdu tout ascendant sur les dites « masses laborieuses ».

L’accès à l’univers numérique d’une large partie des popula-tions a ouvert l’horizon à des centaines de millions de nouveaux internautes, leur permettant notamment de mieux comprendre les lois sociales ou formuler leurs aspirations. Et c’est aujourd’hui une relation de plain- pied, « horizontale » ainsi que la qualifie Hammami, qui permet à ces millions d’individus de bénéfi-cier d’une « réception active », et même « interactive » avec qui ils veulent et quand ils le veulent sur la toile. Ils peuvent ainsi échapper au lien d’inféodation qui caractérisait jusqu’alors la relation entre d’une part l’élite savante et les prescripteurs d’opinions et, de l’autre, le peuple et les citoyens.

Bien évidemment, je ne peux ni ne veux occulter que, par ailleurs, l’internet peut se révéler être un marigot infréquentable

1. S. Hammami, les Nouveaux Médias. Épistémologie, problématiques et contextes, Publications de l’Université La Manouba, série Recherches, 2012 (en arabe).

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et un prêt- à- manger intellectuel indigeste où le poison est mélangé au miel et, naturellement, le lieu de la diffusion des idéologies les plus nauséabondes. Néanmoins et c’est heureux, des fenêtres de liberté se sont en tout cas partout ouvertes. Et tout aussi massivement des espaces de dialogue infinis entre les êtres humains.

Élite et langue de la rue

Dans les rédactions de la presse écrite, de l’audiovisuel et celles des sites de ces médias émerge une nouvelle espèce de professionnels des métiers de l’information et de la commu-nication. Ces derniers, nullement militants, intellectuellement honnêtes, sont très peu tentés par cet art tout en piteuse inféo-dation que fut longtemps l’hagiographie à destination des puis-sants.

Le magistère de la parole n’est plus exclusivement dévolu aux seuls grands clercs de nos sociétés. Les peuples entendent s’affirmer et exister dans l’arène des experts et des rhéteurs. Quant au niveau des échanges que l’on peut écouter ou lire sur les médias sociaux, ceux- ci étant par ailleurs devenus les baromètres des fluctuations imprévisibles du buzz et du bruit de fond de la société, l’usage d’une langue totalement libérée représente une alternative à la fois surprenante et souvent ico-noclaste à la langue de bois des gouvernants.

Négligeant l’usage pédant de charabias indéchiffrables, ces nouveaux clercs, pour l’instant avisés et humbles, s’expriment dans un langage accessible à un large public, bien souvent en dialectes locaux. Ce qui a pour effet de réduire très sensible-ment le fossé qui, souvent, sépare la culture docte de la culture

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populaire. Au nom de la moindre des politesses consistant à ne pas jargonner ou, pire encore, hélas, au prétexte fallacieux de se faire mieux comprendre, de « trivialiser » son expression et de sacrifier aux travers d’une sous- culture médiocre.

C’est là une tendance que condamnera avec sévérité le prix Nobel Joseph Brodsky lors de son discours d’intronisation : « L’art en général et la littérature en particulier, notamment la poésie, ne trouvent pas, affirme- t-il, de réels soutiens auprès des champions de l’utilité publique, des maîtres des masses et des hérauts de la nécessité historique. […] Il y a de nos jours une opinion diffuse et largement partagée qui voudrait que l’écrivain, et particulièrement le poète, doit utiliser dans ses œuvres la langue de la rue et la langue des masses. Malgré son aspect démocratique et ses avantages tangibles pour l’auteur, cette présomption est parfaitement ridicule et constitue une tentative de soumettre l’art, et la littérature dans ce cas, à l’His-toire. Si nous reconnaissons qu’il est temps que l’Homo sapiens arrête de progresser, alors la littérature peut à ce moment- là parler la langue des gens. Autrement, c’est aux gens de parler la langue de la littérature. »

Sur cette question du rapport entre la langue de l’élite litté-raire et celle des peuples on trouvera dans l’approche de Sadok Hammami 1 de quoi alimenter une réflexion fertile. L’auteur analyse ce que fut le modèle fondateur des médias classiques, c’est- à- dire la presse, la radio et la télévision de la première révolution médiatique. Bâti sur la séparation entre le champ de l’émetteur, situé « en haut », et celui du récepteur, recevant le message « en bas », ce système plaçait l’auditeur en situation de récepteur, sinon statutairement inférieur, mais pour le moins

1. S. Hammami, op. cit.

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« passif ». Et cette passivité était sa seule manière d’exister dans ce paysage. Le rôle actif était monopolisé par les élites poli-tiques, culturelles et médiatiques, seules légitimes, de facto, à incarner l’intérêt général.

Dans un tel contexte, il tombait sous le sens qu’en foi de la préexistence d’une culture docte venant du haut et d’une culture non docte propre au peuple, le terme de « culture popu-laire » portait en lui une connotation dépréciative. Et que, par voie de conséquence mimétique, les mass media fonctionnaient sur le même principe. Seul valait le postulat selon lequel l’élite, unique détentrice des vérités culturelles d’une nation, occu-pait les hauts étages des mass media avec pour vocation celle d’affiner le goût des peuples et d’élever leur conscience. Tout en évitant que ces « âmes populaires », cédant à leurs « penchants naturels », ne se résignent, in fine, à se contenter de l’offre panem et circenses bas de gamme des chaînes commerciales.

Prises de paroles

L’apport déterminant de la révolution numérique a consisté à briser le lien d’inféodation savante entre les élites et le grand public. Ce dernier s’est émancipé en s’autonomisant, mais sans pour autant renoncer à cette latitude voulant que l’on puisse retrouver les prescripteurs de l’élite, toujours vivante et utile, dans un amphithéâtre universitaire. Pourquoi, en effet, se sous-traire aux savoirs, alors qu’il reste possible de les additionner avec plaisir et profit ?

La nouveauté, c’est qu’aujourd’hui tout citoyen est en situa-tion de fabriquer, sur mesure et au besoin, ses propres systèmes d’information. Avant de traiter sa propre substance intellectuelle

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ou cognitive et de la retransmettre, à loisir et jusqu’au bout du monde, grâce à son smartphone ou son lap‑ top. Ce qui a pour effet d’élargir infiniment la communauté des producteurs de sens. Soit une myriade d’anciens brimés et frustrés solitaires qui, désormais, participent aux fêtes de l’échange.

Des stars sont nées, brillant sur l’Internet. Hier ano-nymes, elles sont admirées et suivies par des milliers de fans sur Facebook ou Twitter. À leurs côtés s’affichent des grands écrivains ou des célébrités des médias, de l’édition, de la poli-tique ou du cinéma. Car eux aussi ont, dans l’intervalle, créé des blogs, des comptes Facebook ou Twitter sur les sites des grands journaux pour lesquels ils travaillent. Cette mixité est évidemment de bon aloi. Modifiera- t-elle, en profondeur et dans le bon sens, l’évolution de nos sociétés ? La probabilité en est forte, mais nous ne sommes pas à l’abri d’évolutions moins optimistes et de régressions transitoires. Lieu d’échanges rêvés, les réseaux sociaux du net sont aussi les caisses de résonance des pires tromperies, manipulations et arnaques.

Infos ou intox ? Affirmer que ce questionnement devrait, plus qu’il ne l’est aujourd’hui, être dans tous les esprits, n’est pas céder à la paranoïa. La crise de confiance qui affecte la relation citoyens/dirigeants dans la plupart des régimes démo-cratiques porte nombre d’internautes, évidemment de bonne volonté, à croire que la mobilisation des réseaux sociaux serait susceptible d’élargir les bases d’une démocratie participative plus vivante et vivace. Dans le même souffle, l’espoir existe, afin de dénoncer des comportements politiques scandaleux ou indignes, que le recours généralisé d’un nombre grandissant de citoyens à l’usage de leur smartphone, tablette ou outils de communication numérique puisse s’avérer payant.

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Nous assisterions là à une généralisation des jeux de « caméra cachée » déjà largement utilisés par les reporters pour piéger des politiciens et des gens en vue, qu’ils soient corrompus, mafieux ou simplement suspects a priori parce qu’ils exercent une responsabilité publique ou privée. Ces pratiques, qui se répandent, posent certes des problèmes éthiques et juridiques, mais c’est surtout leur portée, encore réduite, qui ferait débat. Si spectaculaires qu’elles soient lorsqu’elles sont diffusées, ces prises de vues compromettantes pour les personnalités visées – comme ce fut le cas à plusieurs reprises lors d’actes criminels de policiers envers des noirs américains – restent en réalité assez rares. Ou, la plupart du temps, plus destinées à humi-lier et à ridiculiser les victimes, et à valoriser celui qui tient la caméra qu’à servir à une opération « mains propres » politique ou démocratique de bonne inspiration. C’est donc une illusion absolue que d’imaginer que les faiseurs de scoop seront prin-cipalement des citoyens armés de leurs téléphones portables.

L’atomisation, la fragmentation et la dissémination du pouvoir médiatique n’est pas un drame en lui- même. Tout au contraire, ces processus, en remettant la balle du progrès au centre du jeu collectif, offre à l’humanité la chance ines-pérée de se refonder en collectivité d’élection sur de nouvelles bases, plus authentiques et volontaristes. Et, comme de juste, en pleine conscience des fragilités de nos civilisations.

Projection démocratique

Longtemps rétif à un usage régulier des liens qu’offrent les réseaux sociaux, j’estimais que ma longue carrière d’ambassa-deur et de ministre constituait une carte de visite suffisamment

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probante. Il reste que mon adhésion à Instagram, site de par-tage de photos et vidéos, m’a transformé en adepte de ce nou-veau moyen de communication ludique et familial. Au fil du temps, lisant les commentaires relatifs aux images et documents que j’exposais, j’ai mesuré le plaisir d’être découvert à mon tour par des parfaits inconnus curieux d’en savoir plus sur les événements que j’avais évoqués et illustrés. Nous croyons laisser des traces indélébiles de notre passage sur terre. Mais de génération en génération, l’oubli peut faire son œuvre, sauf si, sur l’un ou l’autre des réseaux sociaux, jeunes et adultes trouvent traces du passage de l’un ou de l’autre d’entre nous.

Aujourd’hui, sur Instagram, mes contacts ne se limitent pas au Qatar. Ils s’étendent aux pays arabes et bien au- delà. La mise à jour de mon site est certes une astreinte. Entretenir le contact avec les amis et followers du Net et publier ses souvenirs pour faire part de ses points de vue prend du temps. Tout en prenant plaisir, dans toute une série de chroniques à laquelle j’ai donné le titre de « Rencontres éclairantes 1 », à raconter le profit que je tirais de mes dialogues ou rencontres avec diverses personnalités des mondes de la politique ou de la culture.

Les médias sociaux et les nouveaux médias qui les fédèrent sont les vecteurs d’une transformation assimilable à un réel changement de paradigme à la fois social et culturel. Et ils ont indéniablement eu pour effet de modifier notre perception du monde. Sont- ils pour autant le remède escompté à la crise des démocraties ? Oserais- je nous mettre en garde envers une forme de confusion peu souhaitable ?

C’est un fait que les citoyens – au moins en Occident – ont perdu confiance à l’endroit de la politique à l’ancienne,

1. voir, sur le site Instagram, la page Hamadaaalkawari.

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conçue sur le modèle représentatif. Les promesses intenables et les fanfaronnades des élites politiques, la fréquente incurie des leaders économiques, le désarroi des clercs académiques et des stars des appareils médiatiques troublent leurs électorats, équipes ou collaborateurs. Ces élites ont souvent failli dans la gestion de la cité et des affaires publiques, ce qu’elles admettent d’ailleurs chaque jour un peu plus. Ne serait- ce qu’en se faisant les thuriféraires paradoxaux de vertus telles que la « bonne gou-vernance », la « transparence » et l’« obligation de résultats ». Mais il serait absurde d’imaginer que l’agora d’un nouveau genre inédit dans l’histoire que représente la constellation que forment les réseaux sociaux, les mass media et l’iconomie puisse se transformer du jour au lendemain, qui plus est en de nom-breux pays, en « systèmes de gouvernement » viables et fiables.

Ce que je crois, c’est que l’avenir sera à la constitution d’un attelage cohérent entre, d’une part, des démocraties représen-tatives opérationnelles et efficaces ; de l’autre, et sur la base du potentiel de démocratie participative qu’ils incarnent à travers leurs utilisateurs, la constellation des sites et réseaux sociaux dont le premier devoir sera de rester, en matière intellectuelle et sociétale, à la fois inspirés, imaginatifs et créatifs.

Gare aux illusions

Une telle évolution est- elle envisageable ? Je n’en doute aucunement, tout en prenant la mesure des défis qui devront être relevés dans le cadre d’une mission de cette ampleur.

En réalité, ce public anonyme, bien qu’étroitement intriqué, réagit surtout massivement aux offres de contenus que lui pro-pose, tous genres confondus, le torrent médiatique quotidien.

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Certes, la désappropriation partielle de l’élite académique, scientifique, politique et médiatique des « sachants » est une tendance lourde, mais elle est loin d’être intégrale. Notons par ailleurs que, pour être indéniable, le rôle attribué aux réseaux sociaux lors des « printemps arabes » a été passablement ampli-fié. Car pour qu’une agitation populaire et démocratique de cette nature se cristallise sur la durée, il eût fallu que celle- ci soit relayée très vite par la présence plus clairement médiatique d’une relève crédible de représentants ou opposants institution-nels qualifiés, crédibles et surtout bien intentionnés.

L’usure de la charge dramatique d’un événement est en effet un phénomène terrifiant. Rien ne résiste à l’impératif de régénération permanente des gros titres de nos « spectacles du monde » quotidiens. Et il nous faut bien savoir qu’en matière d’actualité audiovisuelle et sur le registre des effets d’annonce catastrophiques dramatiques, très souvent, un clou chasse l’autre. D’autant qu’editing, structuration, mise en pages et design des journaux, émissions ou portails du Net sont chaque jour un peu plus des métiers à part entière.

Les blogs, forums et sites d’échanges fonctionnent quant à eux sur d’autres modèles. Célébrités consacrées ou amateurs nés de la dernière pluie s’y côtoient dans une relative égalité de chances. Là réside en fait la véritable « prise de pouvoir média-tique » par les citoyens. Et ainsi l’opportunité, par exemple, pour une chanteuse ignorant elle- même ses incroyables poten-tiels vocaux, ou un écrivain en herbe sans repères suffisants pour évaluer la qualité de ce qu’il écrit, d’attirer du jour au lendemain plusieurs centaines de millions de fans.

Comment, dans le flux torrentiel quotidien des news, dis-tinguer le vrai du faux et l’insignifiant de l’essentiel ? Nous sommes loin des paisibles lenteurs de majlis où, de tout temps,

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il était et il reste possible de donner du temps au temps. C’est pourquoi, afin d’éviter désinformation et manipulations, la maîtrise d’un maniement émancipé des médias devrait devenir une discipline scolaire. Dans l’immédiat, Dieu soit loué, ce rôle pédagogique reste l’apanage de nos majlis. Dois- je pour cette raison afficher une forme d’optimisme ? Où que l’on regarde, l’évidence démocratique s’est installée dans un climat généralement apaisé. Et tout indique aussi que, dans l’espace spécifique qu’est le golfe arabique, et tout particulièrement au sein des majlis qui y prospèrent, l’antique sagesse qatarie n’a pas dit son dernier mot.

la pédagogie du majlis

J’appartiens à une société séculaire dont on ne peut, du jour au lendemain, oublier la tradition. Il y va de l’éducation des enfants au sein de l’espace public et tout autant de la résolution pacifique des conflits au moyen de la communication puis du débat. Il est difficile de nier les effets du choc numérique des dernières décennies sur l’institution qu’est cet espace tradition-nel au sein duquel je fus initié aux principes élémentaires de la communication sociale et culturelle.

Je ne reviendrai pas sur la vocation de cet espace, majlis ou diwaniyya pour nos frères koweïtiens, dont l’influence sociale, en dépit de la modernité ambiante, est restée très prégnante au Qatar. On accède à ces institutions sans invitation formelle ou autorisation particulière. Et les préceptes éducatifs et règles de la vie enseignés aux jeunes générations font une large place aux problématiques relatives à un usage avisé des médias.

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Enregistré dans la Liste représentative du patrimoine cultu-rel immatériel de l’Humanité en cours de traitement en 2015 auprès de l’Unesco 1, le majlis qatari est un système intégré de cohésion sociale. C’est en effet en son sein que sont signés les contrats de mariage, arbitrés les conflits sociaux et restaurée l’harmonie entre les familles. Pour ma part, j’avoue que fré-quenter le majlis est une merveilleuse opportunité de humer l’arôme particulier du café arabe et de savourer ce soupçon de cardamome et de safran qui lui donne un goût si subtil.

Cet engouement m’a porté, en ma qualité de ministre de la Culture, avec d’autres ministres des pays du golfe Arabique, à faire inscrire le café arabe dans la Liste représentative du patri-moine culturel immatériel de l’humanité auprès de l’Unesco. Plus qu’une simple boisson, le café est l’ingrédient d’une cou-tume arabe qui instaure un climat de confiance. L’usage que l’on peut, au cœur d’un majlis, faire d’une tasse remplie de café, peut être d’une grande signification symbolique. C’est ainsi qu’un invité, déterminé à obtenir une faveur du maître des lieux, peut parfaitement s’asseoir face à lui, se verser une tasse de café et formuler sa doléance. En cas de réponse néga-tive ou évasive, il arrive que ledit invité dépose alors soigneu-sement sa tasse à même le sol, sans boire le breuvage. Avant de prononcer une simple phrase : « J’attends que tu me dises oui ! » généralement, tout se termine par un accord qui évite à la puissance invitante l’affront que représenterait le refus de boire ce café convivial.

1. Le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le sultanat d’Oman ont déposé le dossier d’insertion du majlis dans la liste représentative 2015 du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le dossier est en cours de traitement. voir : http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=en&pg=00704.

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CHAPITRE XIX

Planète numérique et espaces culturels

La télévision publique assume dans la plupart des pays du monde une fonction cruciale en matière de diffusion des cultures. C’est même souvent l’un des derniers espaces où des programmes d’inspiration culturelle sur les arts et spec-tacles, la littérature, les sujets politiques, économiques ou scientifiques trouvent encore leur place. A fortiori dans un contexte où les États depuis près de trois décennies ont à la fois privatisé nombre de télévisions publiques ou en ont laissé naître de nouvelles en surnombre. On ne peut cependant pas, à ce sujet, parler d’un démantèlement volontaire des services publics de l’audiovisuel, mais bien plus d’une priorité donnée, selon le précepte bien connu d’Adam Smith, à la main invisible du marché.

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Quel équilibre public et privé ?

On doit à la vérité de dire que ces chaînes de service public, dont le financement est assuré à la fois par le contribuable et un recours mesuré à la publicité, fonctionnent dans une logique d’indépendance et de concurrence face à leurs rivales du privé. Avec pour mission essentielle de garantir une pluralité intellectuelle et culturelle qui reflète la mosaïque politique et sociale des pays concernés 1.

Il est dans la nature des choses que les sociétés du secteur privé de l’audiovisuel ambitionnent le versement de profits raisonnables à leurs actionnaires. Et nul ne nie le fait que ces entreprises, exclusivement financées par des ressources publi-citaires dont le niveau est fonction de leur succès d’audience, contribuent à la créativité et à l’essor global de ce domaine d’activité. Mais il n’est pas faux de dire que, globalement, l’agrandissement des espaces accordés aux chaînes privées a provoqué un accroissement de l’offre de pur divertissement aux dépens d’une offre culturelle et informative qualifiée digne de ce nom. Concomitamment, on observe que cette priorité donnée au spectacle a pu altérer le sérieux et la fia-bilité des approches éditoriales, y compris dans des zones de programmes dédiés à l’actualité et aux magazines d’informa-tion. Et tout autant le soupçon qu’en certaines occasions les positions de certains actionnaires de chaînes privées aient pu se trouver en situation de conflit d’intérêts ou victimes de poursuites judiciaires lors du traitement de certains sujets de grande actualité.

1. Al‑ Hizaoui, 2005, p. 187, cité par Sadok Hammani, op. cit.

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Le monde arabe connaît, comme d’autres de par le monde, une multiplication sensible de chaînes privées soumises aux mêmes règles et tentations. Ce qui justifie, dans le cadre d’une société pluraliste, la survivance de médias publics solides et sains. Eux seuls peuvent, sur fonds publics, assurer ces fonctions sociales, pédagogiques et d’enrichissement culturel, absolument essentielles. En ce sens, la vocation de ces médias est égale-ment, au sens large et dans le rôle fédérateur qui est le leur, de consolider l’esprit citoyen au sein de nos sociétés et l’intérêt des plus humbles d’entre nous pour les affaires de la cité.

L’instauration d’un nouvel équilibre entre chaînes privées et chaînes publiques est redevenue une mission culturelle priori-taire. Il y va du maintien, ou plutôt du renforcement, d’une exposition notable des arts et lettres et de l’exposition de nos patrimoines sur des antennes accessibles au plus large public possible. Il y va aussi de la sanctuarisation, sur une chaîne identifiable en tant que telle, de thématiques d’intérêt national. Avec l’intention explicite de promouvoir cet esprit citoyen qui reste le précieux ciment, où que ce soit sur la planète, d’une communauté de destin, impartialité et tolérance étant respec-tées autant que possible.

Partage des rôles, mais pour un public moindre

Certains experts indiquent qu’il serait judicieux et réaliste que soient attribuées des fonctions et missions complémen-taires entre les chaînes privées et publiques. Un partage des rôles entre les télévisions publiques et privées serait souhaitable et salutaire. Et celui- ci se ferait, sinon naturellement, au prix

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d’un minimum de dirigisme à travers des interventions, aides et incitations financières ou de soutien juridique avisé et éclairé des États.

Aux chaînes privées, l’investissement des secteurs de la grande information, l’entertainment, la grande variété musicale, les jeux télévisés, les sports ou le cinéma grand public. Le marché de la concurrence pourrait bien donner un ton large et ouvert, en couvrant de manière thématique et experte l’actualité ciné-matographique, discographique, artistique ou picturale. Aux chaînes publiques, par contre, les experts proposent la diffu-sion des grandes captations de spectacle et d’événements de haut vol culturel dans les domaines du théâtre, de l’art lyrique, de la musique classique ou de répertoires musicaux de type « musiques du monde », mais également la diffusion de maga-zines économiques, politiques et sociétaux ambitieux dont la vocation serait, au prix d’une quête de sens aujourd’hui négligée, de remonter aux causes des phénomènes contemporains. Au demeurant, l’évolution des opportunités du numérique aidant, avec notamment l’exploitation de la formidable latitude que constitue une offre de chaînes Internet en constante augmen-tation, la plupart de ces chaînes privées, autant que celles du service public, ont tout loisir de pouvoir être diffusées sur les réseaux hertziens, les bouquets satellitaires ou via l’Internet.

Du bout de la rue au bout du monde

Instantanéité, uniformité de la hiérarchie des titres de la grande actualité : la mondialisation semble avoir généré, par-tout et aux mêmes instants, les mêmes sensations, réflexes et sentiments. En fait, la réalité est bien plus complexe car, en de

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très nombreux endroits du monde, les aspirations régionales et locales sont loin de s’être minorées. Tout au contraire, des besoins de proximités nouveaux se sont fait sentir, y compris dans les espaces d’expression arabe. Ce que n’ont pas perdu de vue, à raison, de nombreuses radios et chaînes de télévi-sion en proposant, dans un jeu de cascades souvent astucieux, l’insertion au sein de leurs flux de programmes globaux ou nationaux, de modules d’information locale ciblant des publics de régions, départements, villes, villages et quartiers.

Ces médias, dits de proximité, répondent ainsi, au quo-tidien, à des besoins de services pratiques en matière de cir-culation urbaine, d’informations relatives à la vie de tous les jours, aux loisirs, à la santé et autres péripéties quotidiennes. Ces médias de proximité n’omettent pas de couvrir l’actualité culturelle de ces entités locales.

Je considère que cette tendance est d’autant plus irréversible que, sur des antennes déjà « glocalisées », le pilotage numérique de cette mixité entre local et global est radicalement facilité. Avec pour effet de multiplier l’apparition en ligne d’agoras et autres forums ouverts à la prise de parole de citoyens jusqu’alors éloignés de ce type d’échanges souvent très libres. Là encore, alors même que les grandes chaînes de télévision hertziennes ou satellitaires historiques, ainsi d’ailleurs que les grands journaux de presse écrite, n’imaginent plus ne pas disposer d’une version en ligne sur l’Internet.

C’est ainsi que s’instaure, par voie de conséquence, une concurrence paradoxale entre ces mastodontes du net et des chaînes créées par des amateurs qui, à peine ont- elles émergé sur YouTube, sont suivies par des dizaines de milliers de fans. On y trouve très souvent ce pire que sont les clowneries d’hurluberlus tour à tour vulgaires ou provocateurs, mais aussi

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le meilleur avec la découverte de talents rares dans les domaines de la chanson ou de l’humour. Nombre d’entreprises, organisa-tions, ONg et autres groupes d’expression créent aujourd’hui leur « chaîne Youtube », tant ce réseau, désormais détenu par google, est devenu une sorte de « méta- télévision » de portée mondiale.

« laissons l’art parler de lui‑ même »

La mise à disposition pour tous publics d’une offre gigan-tesque, dans son ensemble, relevait à la fin du xixe siècle, d’un roman de science- fiction. Même au cours d’une bonne par-tie du xxe siècle, encore si proche de nous, nul n’avait ima-giné un phénomène et des utilisations de telle ampleur. Elle est aujourd’hui vue, par les enfants gâtés que nous sommes, comme quasiment normale et même banale.

Avant l’invention du phonographe, seule la fréquentation des salles de concerts et des opéras permettait de jouir des spectacles de l’époque. La radio fut longtemps le seul moyen de suivre, en direct et sur fond de grésillements, quelques concerts par mois. Avant le luxe que furent le microsillon, la cassette et les CD. Au bénéfice d’un brassage intercontinental inédit, les musiques et les danses du monde furent alors partout chez elles.

Mais en était- il de même pour les arts visuels comme la peinture et la sculpture ? La capacité d’apprécier les œuvres d’art exposées dans les musées, et galeries semble réservée aux gens des villes et autres privilégiés, ou, subrepticement, durant quelques minutes, dans les journaux télévisés. Mais encore ? Rien ! Jusqu’à cette initiative, sur un segment qui est aussi « une niche », prise en tout début du xxie siècle, par Elizabeth

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Markevitch. La révolution numérique a ainsi permis la nais-sance, à mon avis exemplaire et parmi des centaines d’autres, d’une chaîne de télévision au concept très original.

Sa fondatrice, Elizabeth Markevitch, entend mettre les trésors des « maisons de la culture », ces « cathédrales du xxe siècle », ainsi que les appelait l’écrivain André Malraux, à portée de regard de tous ceux qui, dans le monde entier, Africains, Sud- Américains ou Asiatiques, n’auraient jamais eu la possibilité de les contempler. Consacrée à l’art pictural, la télévision artistique Ikono 1 donne désormais accès aux salles où sont exposées les toiles et sculptures des grandes figures classiques et modernes de l’art mondial. Des peintures rupestres préhistoriques de la grotte de Lascaux aux créations contemporaines, tout y est exposé dans un éclectisme de bon aloi.

« Laissons l’art parler de lui- même » est le slogan, parfaite-ment éclairant, d’une mise en images excluant largement toute forme de commentaires redondants ou pédants. Liberté est donné au téléspectateur de se faire son idée sur ce qu’il voit, ou d’approfondir sa culture à propos d’une œuvre donnée en se plongeant dans les fonds documentaires appropriés. Ou, tout au contraire, de se laisser conquérir, au « premier regard », dans le sens que donnait André Malraux à cette formule. Pour l’esthète français, lorsque nos yeux se posent sur une œuvre d’art, deux types de réactions sont possibles : le spectateur détourne le regard, marquant ainsi son désintérêt ; ou sujet au « coup de foudre », il se laisse envahir par la beauté et la singularité de l’œuvre qu’il découvre.

Elizabeth Markevitch a créé sa chaîne en 2006, en même temps que la chaîne YouTube. C’est une coïncidence éclairante

1. www.ikono.org.

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dans la mesure où, sur le champ des arts plastiques, sa démarche s’apparentait, dans une proportion certes plus modeste, à celle du géant américain de l’offre musicale éclectique et gratuite. Comparaison n’est pas raison, mais l’immense mérite d’Ikono est d’ouvrir aujourd’hui, à l’adresse d’un public issu des quatre coins du monde et sans distinction de langue, ethnie ou croyance, ces espaces de beauté et de profondeur spirituelle que sont, depuis la nuit des temps, les univers des artistes orientaux et occidentaux, des temps les plus reculés à nos jours.

Accentuant la fragmentation des publics, toute une offre de chaînes thématiques a, telle Ikono, fleuri depuis une quinzaine d’années sur l’économie, les sports, les sciences, l’histoire, les jeux, la musique, la cuisine ou les voyages.

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CHAPITRE XX

La noosphère : espace universel des idées

« Nous parlons de la route de la soie, de la route des épices, et de la route du pèlerinage ; pourquoi ne parlerait- on pas de la route des idées que nous pourrions activer par la force intellectuelle ? »

L’émir Hassan bin Talal

Noosphère

Il s’est enclenché, depuis l’émergence de l’ère numérique, tout un processus de catalyse favorable à la prolifération d’un brouhaha médiatique qui est à l’information digne et vérifiée ce que l’astrologie est à l’astrophysique. Avec, dans un même temps, sur les registres du divertissement cathodique et aux dépens d’espaces jadis consacrés à la culture et à l’exposition de contenus chargés de sens, l’étalage fictionnel des scandales, drames intimes, crimes mémorables et autres turpitudes de nos

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sociétés consuméristes. Doit- on s’en désoler ? Certes oui, mais sans pour autant dramatiser.

Me concernant, je ne vois dans ces vaines bacchanales, que les ultimes convulsions d’un vieux monde tenté, dixit Neil Postman, de se « distraire jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Avec Antonio gramsci, je considère en effet qu’une fois encore et comme toujours dans le passé, ce que nous appelons une « crise » ne fait que traduire un changement de paradigme radical : « L’ancien monde meurt sous nos yeux dans une agi-tation pathétique, empêchant la naissance du nouveau, avec pour effet de provoquer un interrègne propice à l’apparition des phénomènes morbides les plus variés. » En réalité, nous assistons déjà, pour le meilleur, à la genèse, ou plutôt la den-sification d’une sphère de l’esprit singulière, noosphère inédite et incroyablement porteuse d’avenir. Le prélude à la formation d’une conscience collective susceptible de nourrir des solidarités nouvelles ?

Dans l’immédiat et à en écouter Régis Debray, l’homme moderne souffrirait d’un manque de sacré. Et les sociétés humaines d’une crise que ce manque de sacré exacerbe. Pour ce philosophe, un humain sans foi se condamne au retour à l’animalité. Sa lecture du processus médiatique est indissociable d’une vision optimiste de la longue marche de l’humanité vers le sacré. Historiquement, il considère le livre, a fortiori sacré, comme l’outil premier d’une communication entre un Dieu unique et un corps social soumis aux codex des livres sacrés. Dans cette continuité, il identifie l’invention de l’imprimerie comme un acte qui, en permettant la diffusion des savoirs, a fait naître l’école et la république laïque, et envisage la numéri-sation généralisée actuelle, visiblement sans limite, comme une nouvelle étape vers une qualité de sacré encore plus aboutie.

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Serait- il envisageable que, sur de telles bases, l’humanité puisse approcher l’orée de ce monde, excitant et libérateur, dans lequel des tribus éparses, longtemps confinées sur des espaces continentaux étrangers les uns aux autres, seraient en passe de se « ressentir » une seule et même famille ? Les humains seraient- ils en situation de s’affranchir des pesanteurs de la civilisation mécanique et technologique à son avantage ? Puis, sans s’inféoder aux apôtres d’une civilisation gadget nous pro-mettant l’accès à une « conscience globale » fallacieuse grâce à des générateurs d’« intelligence artificielle » ressemblant à des audioprothèses, s’inviter à ce « festin de la culture » que Jean- Marie gustave Le Clézio appelle de ses vœux ? Plusieurs grands esprits l’espèrent de longue date.

Einstein, pessimiste désespérait que ce foyer de violence puisse être endigué, alors que Freud, plus confiant, estimait quant à lui que « seul l’intense développement civilisé des cultures du monde en serait l’antidote ».

la route des idées

Dans une étude consacrée à l’espace des idées, le brillant émir Hassan bin Talal, très engagé sur les questions civilisation-nelles et environnementales dans le cadre des Nations unies, se contente tout simplement d’être clairvoyant : « Nous parlons de la route de la soie, de la route des épices, et de la route du pèlerinage ; pourquoi ne parlerait- on pas de la route des idées que nous pourrions activer par la force intellectuelle 1 ? » Avec raison, l’émir est convaincu que l’élévation de l’âme humaine

1. http://www.aljazeera.net/knowledgegate/opinions/2009.

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LA NOOSPHèRE : ESPACE UNIvERSEL DES IDÉES

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résulte de la puissance des idées et de notre capacité à les parta-ger dans la tolérance, la dignité et le respect mutuel. L’histoire des idées est ainsi le fruit commun de l’humanité. Les idées ont des ailes que les peuples ont utilisées avec force tout au long de l’histoire de l’humanité. Et aucune nation ou civilisation ne peut en revendiquer l’exclusivité ou le monopole. La planétarisation spirituelle de plus en plus maillée, intégrée et souvent expo-nentielle à laquelle nous assistons procède historiquement d’un processus intellectuel entamé dès les Antiquités sumérienne, chinoise, égyptienne, grecque, latine, byzantine ou arabe… Tous ces peuples et civilisations ont été les artisans inspirés de nos héritages intellectuels et immanquablement universels.

Ainsi, nos idées ne seraient pas seulement des produits de l’esprit, mais des esprits ayant en eux- mêmes vie et puissance. générée par nos âmes et nos esprits, la noosphère serait ainsi en nous, et nous serions dans la noosphère. Se trouverait- on rendu, des milliards d’années après l’apparition de la vie, et après tout un processus au cours duquel plus le vivant se com-plexifiait et plus il gagnait en conscience spirituelle, à un degré d’entendement et de conscience inabouti, car toujours passable-ment primitif, désordonné et anarchique, avant d’entrer dans cette nouvelle ère que le père jésuite ethno- anthropologue Louis Teilhard de Chardin, religieux s’il en fut, envisageait comme l’antichambre d’un Saint des saints ?

le « père de l’algèbre » et ses disciples geeks

En résulterait, enveloppant la terre, de manière de plus en plus dense, de plus en plus intégrée et interconnectée, l’apparition d’une « sphère de l’esprit », convergeant vers ce point oméga de

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pure spiritualité qu’aspirent à rejoindre les fidèles des trois religions révélées de la planète comme tous les êtres de bonne volonté. « Nous serons alors, expliquait le Français Arnaud Desjardins, à cette époque où, dans le sillage des apôtres du peace and love amé-ricain, il tentait de concilier la psychologie moderne et les religions traditionnelles, nous serons alors en Dieu comme la vague est dans l’océan et Dieu sera en nous comme l’océan est dans la vague. »

Tout indique que la planétarisation numérisée que nous connaissons aujourd’hui participe d’une coalescence des centres, ou interpénétration intime des consciences. Il semble en effet qu’en dépit des régressions et autres accès de barbarie, l’humanité tende vers cette félicité espérée de tout temps par les mystiques des trois religions révélées. Pourrait ainsi intervenir, alors même que Dieu ne serait à jamais que tout en tous, cette prodigieuse communion de tous avec tous que nous promettent les grands prophètes de la révélation monothéique abrahamique.

Nous l’avons déjà mentionné plus avant, l’intégration et le maillage de cette « noosphère » sont fondamentalement facilités par la virtuosité de jeunes geeks surdoués maîtrisant cette nou-velle langue supranationale et planétaire qu’est l’algorithmique. Une science dont je remarque au passage qu’elle tire racine du nom latinisé du mathématicien de langue arabe Al- Khawarizmi. C’est en effet à ce « père de l’algèbre » du ixe siècle, membre de la Bayt al- Hikma de Bagdad, que l’on doit la découverte de cet art consistant à décrire des réalités complexes en langage mathé-matique. Il est également remarquable que, dans la continuité d’Al- Khawarizmi, qui définit le mot algèbre en tant qu’« abrégé du calcul par la restauration et la comparaison », Averroès ait évoqué une méthode de raisonnement dont la thèse s’affine étape par étape, de manière systématique et répétitive. Avant

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que René Descartes fasse allusion à cette manière de mettre le réel en équations dans son Discours de la méthode. Il n’est en rien anodin qu’un savant issu d’une « Maison de la sagesse » de Bagdad ait contribué de manière aussi déterminante à l’élabo-ration de l’approche mathématique et algorithmique permet-tant, en ce début du xxie siècle la densification de ce maillage intellectuel et finalement spirituel de l’humanité.

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Épilogue

sagesse

La littérature arabe ancienne est une mine de sages allégories. Ainsi en est- il de l’histoire de ce voyageur qui, arrivé dans une ville réputée pour le nombre de ses savants, ses penseurs et ses grands hommes, voulut en visiter le cimetière. Aucun doute, pensait- il, ce jardin des morts- ci devait être à l’image du Panthéon à Paris, ce lieu majestueux où la France exprime sa reconnaissance à ses grands hommes. Mais, déception, lors de sa promenade dans le cimetière de ces grands défunts il ne découvrit que des tombes d’enfants morts en bas âge. Telle épitaphe indiquait qu’un disparu avait vécu une journée, un autre deux, un troisième quelques jours seulement. L’existence du plus âgé des défunts n’avait pas dépassé la semaine. Quel intérêt y avait- il eu à regrouper ces morts et sur quels critères ?

Notre visiteur, perplexe, se tourna vers son guide pour mani-fester son étonnement. Quel sens donner à ces épitaphes ? La réponse du guide ne fit qu’ajouter à sa perplexité. « Ces grands hommes, expliqua- t-il, ont vécu une vie longue et pleine et ils ont tous été de brillants savants. » Mais, ajouta- t-il, « notre tradition,

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nous enjoint à ne pas compter la vie des humains en années et en mois, mais en jours durant lesquels ils goûtèrent au bonheur et adoptèrent des prises de position dignes et honorables » !

Il se peut que cette histoire soit une fable. Mais son message n’en est pas moins d’une grande vérité. Le plus important, ce sont les traces que les hommes sages laissent après leur mort et non la longueur de leur vie. Nous sommes ainsi renvoyés à une question centrale : que signifie la vie d’un être humain ? Et selon quels critères devrait- on l’évaluer ? Sur la balance du temps et de l’Histoire, de quels poids pesons- nous ? « Certes, nous avons honoré les fils d’Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer, leur avons attribué de la bonne nourriture, et Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures » (Coran 17 : 70). Les traces que laisse l’être humain, héritier de Dieu sur terre, sont significatives de ce que furent son honneur et sa dignité.

Pudeurs

Cette dignité de l’être humain réside dans sa raison et ses connaissances, fût- il honoré en lui- même pour son humanisme. Il est donc tenu de vivre son existence afin de répandre le bien et le beau, et de développer les grandes valeurs et les principes supérieurs. C’est ce qui m’est resté des fondements de la pensée et des traditions culturelles au sein desquelles j’ai grandi, et de ce que j’ai pu acquérir des diverses théories et des progrès de la pensée et des approches philosophiques.

À ce point, et après ce périple dans les dédales de la mémoire et des méandres des enjeux et des grandes questions humaines, je pense percevoir un peu mieux le sens de ma vie. Ainsi, cet ouvrage est un miroir dans lequel je vois le cheminement de ma vie à la

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fois intellectuelle et professionnelle, puisque mes responsabilités m’ont permis de joindre la parole à l’action, et de tester dans la réalité tangible mes conceptions et mes idées.

Il n’est point facile pour un Oriental de parler de lui- même à la première personne du singulier. J’ai donc dû prendre sur moi afin, comme il se dit, de fendre l’armure et de livrer le fond de ma pensée. Ai- je, en tel ou tel endroit, pris le risque de frôler la vanité ? En fait, je me suis découvert plein d’ambition et de volonté et j’ai surtout compris que, selon les paroles d’Al- Mutanabbi, « c’est suivant la grandeur des gens déterminés qu’arrivent les détermina-tions ». Ma résolution surgit de ma foi profonde dans la liberté. Elle est bâtie sur la raison et non sur les désirs et les caprices. Sa pierre angulaire est bel et bien l’éthique et ses devoirs. L’intérêt public, au sens le plus profond, a été de tout temps ma lanterne et mon guide lorsque les directions à suivre n’étaient pas évidentes.

Je suis convaincu que le choix d’une femme ou d’un homme, né de sa propre volonté, est l’essence de la dignité humaine et la voie unique qui lui permet de façonner son être de manière conforme à ses valeurs et à ses idéaux. C’est ici que disparaît cet affrontement illusoire, à mon avis, entre la raison et la foi. Chacune d’entre elles élargit la liberté de l’individu, et chacune d’entre elles se fonde sur l’idée du devoir. Il n’y a point de foi authentique sans action bénéfique qui l’accompagne, comme il n’y a point de raison efficace sans une éthique qui la soutient. C’est de cette manière que l’on ressent la douleur des autres et que l’on peut participer à les alléger, et c’est ainsi que l’on partage leurs rêves et que l’on peut travailler à les accomplir.

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les trois branches de l’arbre de soljenitsyne

Je fais partie de ceux qui croient résolument que la perfec-tion humaine ne s’accomplit que grâce au travail qui, chose surprenante, n’aboutit que pour recommencer encore et encore. L’ambition n’est pas ce désir ardent de pouvoirs et d’ors que l’on assouvit en ayant recours à tous les moyens ; telle est l’illusion de la fin qui justifie les moyens, mais pour laquelle on joue tout et on risque de perdre son âme. L’ambition est, à mes yeux, cette envie de tendre vers la perfection, le succès et la réalisation des grands rêves avec honneur, dignité et intégrité. C’est l’ambition de la prospérité et de la générosité humaines qui rejoint les désirs des individus tendant vers l’action louable jusqu’à l’éternité.

Même si les cultures diffèrent et se diversifient, et que soit le grand désordre qui en résultera transitoirement, j’ai la certitude que nous retrouverons, encore et toujours et quels que soient nos itinéraires respectifs, de multiples communs dénominateurs. C’est déjà le cas au niveau de nos besoins en matière d’alimentation et de santé, plus noblement en matière d’éducation et de spiritualité. C’est exactement ce qu’évoque le prix Nobel Alexandre Soljenitsyne lors de son intronisation de 1970 : « Beauté, bonté et vérité, dira notre Prix Nobel le jour de la remise de son prix à Stockholm, ce n’est pas là une triade vide et flétrie, comme nous le pensions aux jours de notre jeunesse présomptueuse et matérialiste. Car si les cimes de ces trois arbres que sont beauté, bonté et vérité convergent, ainsi que le soutiennent les humanistes, mais qu’un jour deux troncs trop ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont écrasés, coupés, étouffés, il n’est pas exclu que surgisse le fantastique, l’imprévisible, l’inattendu, et que les branches de l’arbre de beauté, remplissant à elles seules la mission des trois troncs, perceront et s’épanouiront exactement au même endroit. »

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Les arts et la littérature ont le pouvoir immense de dépasser les frontières nationales et les différences ethniques, linguistiques et idéologiques. Dans leur essence, il s’agit d’un dialogue, d’une conversation et de la rencontre des rêves individuels et collectifs de l’humanité.

Terre des hommes

Car, ainsi que le professait le prophète Mahomet dans un fameux hadith : « Si le jour de l’Apocalypse survient, et que l’un d’entre vous a entre les mains la pousse d’un végétal, eh bien, qu’il la plante ! » N’y a- t-il pas là une invitation à dépasser sa propre condition et ses propres circonstances pour penser aux autres, même aux pires moments ? Planter une pousse dont les fruits profiteront aux autres… Ils (les anciens) ont planté et nous man-geons ; nous plantons afin qu’ils mangent (les générations futures).

Doit- on, dans cet ordre d’espérance, envisager l’émergence d’une citoyenneté mondiale ? C’est un rêve éveillé, nous diront les sceptiques. Idéalisme naïf, insisteront les cyniques. Ils auront tort, car de plus en plus d’hommes et de femmes, dans l’intervalle, auront découvert avec Albert Camus qu’« il n’y a pas de bonheur dans la haine ». Car « la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitive-ment entre l’enfer et la raison ».

La citoyenneté mondiale est une belle utopie, mais vitale. Elle est comme toutes ces utopies qui, de tout temps, n’ont jamais été qu’anticipations sur des possibles qui, après quelques secondes, ou quelques siècles de patience, sont nécessairement devenues des réalités avérées. Il me semble bien que tout concourt à ce que les Terriens, dans leur noosphère, prennent plus sensiblement

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conscience d’eux- mêmes au sein de la communauté de destin qu’ils forment collectivement. Les temps seraient donc mûrs pour que cette conscience s’accompagne, exige Edgar Morin, d’une « politique de civilisation » seule capable de nous sortir de cet « âge de fer planétaire… préhistoire de l’esprit humain » auquel nous ne cessons de donner des gages.

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a lieu de sourire et d’être optimiste en regardant la « terre des hommes » et en réalisant l’apparition d’une citoyenneté pan- nationale qui traverse les cultures et qui pourrait constituer l’expression de cette foi profonde dans le genre humain, aujourd’hui et demain. Lorsque la rencontre directe entre les humains de diverses croyances, de diverses couleurs et de divers peuples a eu lieu, tous ont réalisé que l’unique laissez- passer pour monter sur l’avion commun que nous appelons Terre était la communication, la concertation et le dialogue. C’est ce qui explique probablement la diffusion d’une culture de la modestie, de la relativité, du respect et de la collaboration avec l’autre.

Antoine de Saint- Exupéry le sut lorsque, victime du crash de son avion dans le courant de la première moitié du xxe siècle, il se sentit perdu dans le Sahara : « Je n’étais, écrit- il, qu’un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer. » Relation de cause à effet ? Ce n’est que plus tard, en osant reprendre l’air et en survolant à nouveau la « Planète bleue », qu’il ressentit la profondeur de son attachement à notre « Terre des hommes ». Nous étions alors dans la première moitié du xxe siècle. Dans cette première moitié du xxie, nous refaisons la même découverte, non plus au moyen de l’avion, mais de la glo-balisation et des technologies de la communication. Pourrons- nous en tirer la bonne leçon ? Nous sommes sur la même embarcation, c’est bien la même « Terre des hommes », et nous sommes tous, sans exception, sur cette même planète.

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Ouvrages cités

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829, Nyon, Éditions Paléo, 2001.Baudry, Antonin, « La force de l’autre. À quoi sert la diplomatie cultu-

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Beulé, Charles Ernest, « Un préjugé sur l’art romain », Revue des Deux Mondes, mars 1865, vol. 56, p. 312-332.

Bordas, Nicolas, l’idée qui tue, Paris, Éditions Eyrolles, 2011.Clot, André, soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983.Cummings, Milton, « Cultural diplomacy and the United States govern-

ment : A survey », Cultural Diplomacy Research series, Center for Arts and Culture, 26 juin 2009.

Debray, Régis, introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000.Emerson, Ralph Waldo, Gifts : An Essay, Charleston, Bibliolife, 2009.Fuentes, Carlos, Géographie du roman, Paris, gallimard, « Essai », 1997.gienow- Hecht, Jessica C. E, Donfried Mark C., searching for a Cultural

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ideas, Londres, Penguin Books, 2013, 2e édition.Korchilov, Igor, Translating History : Thirty Years on the Front lines of Diplomacy

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Kundera, Milan, l’insoutenable légèreté de l’être, Paris, gallimard, 1984.Maalouf, Amin, les identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, 2001.Malraux, André, dans le film la Métamorphose du regard (35 minutes),

réalisé par Clovis Prévost, 1973.Morin, Edgar, les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris,

Unesco 1999/Seuil, 2000.Ovide, les Métamorphoses, Paris, Flammarion, « Étonnants classiques »,

2014.Radbourne, Jennifer, « Creative nation – A policy for leaders or followers ?

An evaluation of Australia’s 1994 cultural policy statement », The journal of Arts Management, law and society, 1997, vol. 26, n° 4, DOI:10.1080/10632921.1997.9942966 ; en ligne : http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/10632921.1997.9942966.

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Shalem, Avinoam, « Objects as carriers of real or contrived memories in a cross- cultural context : The case of the medieval diplomatic presents and trophies of Wars », conférence donnée lors du colloque Migrating images, Berlin, 2003.

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US Department of State, Cultural Diplomacy : The linchpin of Public Diplomacy, rapport pour l’Advisory Committee on Cultural Diplomacy, Washington, DC, 2005.

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Table

Prologue ...................................................................................... 7

LIvRE 1

Racines

CHAPITRE I – L’urgence .................................................... 15

CHAPITRE II – Cultures du monde ........................................ 25Pragmatisme ............................................................................ 25Don du ciel ............................................................................. 27Histoires de roman................................................................... 28Vérité historique ....................................................................... 30Entertainment .......................................................................... 32l’affront fait à soliman ........................................................... 34

CHAPITRE III – Mes villes- mondes .................................... 37le Caire .................................................................................. 37Beyrouth .................................................................................. 40Damas ..................................................................................... 43Paris ........................................................................................ 46New York : le Metropolitan .................................................... 50

CHAPITRE Iv – Le florilège Nobel ..................................... 53Blancheurs immaculées ............................................................. 54Paroles de Nobel ...................................................................... 55

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le prix dun livre ..................................................................... 57De l’essentialité de la littérature… ........................................... 58Panthéon personnel .................................................................. 60les nouveaux paradigmes ......................................................... 66la philosophie du partage ........................................................ 68

LIvRE 2

La diplomatie du partage

CHAPITRE v – Puissance douce » ........................................... 73l’institut du monde arabe de Paris : un modèle de diplomatie culturelle bilatérale ........................... 74Proximités françaises ................................................................ 75jack lang ................................................................................ 76

CHAPITRE vI – Priorités régaliennes et « diplomatie culturelle » ...................................................... 79

Puissance douce ........................................................................ 80Apothéoses olympiques .............................................................. 82la « puissance douce » des médias internationaux ........................................................ 84One way traffic ....................................................................... 85Puissance douce à la française .................................................. 87Puissance douce et germanité… ............................................... 89

CHAPITRE vII – Restaurer la diplomatie du partage ................................................................................. 91

Un processus complet d’acculturation ........................................ 92le cadeau, vecteur noble de savoir ou piège à charge nuisible ........................................................ 95le calife Haroun al‑ Rachid et l’empereur Charlemagne .......................................................

CHAPITRE vIII – Les industries créatives ............................... 101

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LIvRE 3

Citoyen du monde

CHAPITRE IX – L’expérience du Conseil de sécurité ................. 113solidarités paradoxales.............................................................. 114Bilan ....................................................................................... 115les vertus du multilatéralisme .................................................. 117

CHAPITRE X – L’art tout en complexité des concertations ...................................................................... 121

la guerre iran‑ irak ................................................................. 122sur le fil du rasoir .................................................................. 123Tractations secrètes ................................................................... 125Distance critique ...................................................................... 127Complexité ............................................................................... 130Placer la culture au centre du jeu ........................................... 132Quiproquos .............................................................................. 133

CHAPITRE XI – Dialogue des cultures et citoyenneté universelle ........................................................ 137

la « raison arabe » .................................................................. 138Transversalités .......................................................................... 140l’ivresse d’icare ........................................................................ 141inégalités .................................................................................. 143« identités meurtrières » ............................................................ 144Pluralités .................................................................................. 146Égalité ..................................................................................... 148

CHAPITRE XII – L’éducation, voie royale vers la liberté ......................................................... 153

survol ...................................................................................... 154les sept savoirs ......................................................................... 157la crise de l’éducation ............................................................. 159Enseigner dans mon pays ......................................................... 161« la femme est l’avenir de l’homme » ...................................... 162itinéraire personnel .................................................................. 164

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LIvRE 4

Points de mire

CHAPITRE XIII – Doha, capitale de la culture arabe 2010 .......................................................... 169

Global plus local = glocal ........................................................ 171Corde raide .............................................................................. 170spécificité, modernité et globalisation marchande ....................................................... 173Esprits de synthèse .................................................................... 176

CHAPITRE XIv – « Maison de la sagesse » et universalisme arabe .............................................................. 179

Transmission des savoirs et renaissance ..................................... 180Traduire, c’est souffrir, s’ouvrir et offrir… ............................... 182Acculturation plutôt que misanthropie ..................................... 184

CHAPITRE Xv – Quelle synthèse entre tradition et modernité ? ................................................. 187

Katara et souk Waqif : des restaurations emblématiques................................................ 188Valeurs locales, développement économique, éducation et éveil culturel et citoyen… .................................... 189Éloge de la mixité .................................................................... 191Culture à large diffusion .......................................................... 193l’autodissolution du ministère de l’information ....................................................................... 195

CHAPITRE XvI – Doha : la métamorphose ............................ 197Une France qui inspire ............................................................ 197Passion de Cheikha .................................................................. 199le Musée d’art islamique ......................................................... 201le Musée d’art moderne .......................................................... 203le Musée national du Qatar ................................................... 204

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CHAPITRE XvII – « village global » et « médias de masse » ............................................................. 207

sur la Toile du village global, les idées qui tuent… ................................................................ 207« Pensée complexe » et « langage » ............................................ 210l’obsolescence des censures ........................................................ 211l’émancipation systémique ........................................................ 213l’effet conjugué Al‑ jazeera et « réseaux sociaux » ............................................................... 215

CHAPITRE XvIII – Élite des « sachants », « réseaux sociaux » et « journalisme- citoyen »...................... 217

Élite et langue de la rue Prises de paroles ............................... 219Prise des paroles ....................................................................... 221Projection démocratique ........................................................... 223Gare aux illusions .................................................................... 225la pédagogie du majlis ............................................................ 227

CHAPITRE XIX – Planète numérique et espaces culturels ................................................................... 229

Quel équilibre public et privé ? ................................................ 230Partage des rôles, mais pour un public moindre .................................................. 231Du bout de la rue au bout du monde .................................... 232« laissons l’art parler de lui‑ même » ........................................ 234

CHAPITRE XX – La noosphère : espace universel des idées ........................................................ 237

Noosphère ................................................................................ 237la route des idées .................................................................... 239le « père de l’algèbre » et ses disciples geeks ............................. 240

ÉPILOgUE ......................................................................... 243sagesse ..................................................................................... 243Pudeurs .................................................................................... 244les trois branches de l’arbre de soljenitsyne ............................. 246Terre des hommes .................................................................... 247

OUvRAgES CITÉS .............................................................. 251

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N° d’édition : 7381-3407- X – N° d’impression : 00000Dépôt légal : février 2016

imprimé en France

Cet ouvrage a été composé en Adobe garamond Pro

par Nord Compoà villeneuve-d’Ascq (Nord).

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