la parrhsia

57
La parrhèsia : le courage de la révolte et de la vérité. La philosophie, disait Foucault, n’est pas la science qui s’interroge sur ce qui est vrai et ce qui est faux, mais sur ce qui fait que les choses soient considérées comme vraies ou fausses. C’est à dire - ajoutait-il - que la philosophie est la forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet aux sujets d’avoir accès à la vérité, sur les  jeux de vérité. “Vérité” était un mot que Foucault employait souvent au pluriel, car il savait très bien qu’il y a des “régimes de vérité” différents qui coexistent dans la soci ét é, et que cela advient à cause d’une certaine cartographie, d’une certaine distribution des savoirs et des pouvoirs; et qu’il y a aussi une vérité qui parle fort dans l’histoire et une autre qui reste enveloppée par le silence, une histoire racontée et une histoire restée muette. D’ailleurs ce silence de l’histoire, dont Foucault se fait l’archéologue, n’est pas que le résultat d’une oppression, ou le piétinement d’une vérité, mais il est aussi l’indicible, le dehors, le sens qui excède la rareté des énoncés. “Oui - disait Foucault - j’aimerais bien faire l’hist oire des vaincus. C’est un beau rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole à ceux qui n’ont pu la pr endre ju sq u’à présent, à ceux qui ont été contraints au silence par l’histoire, par la violence de l’histoire, par to us les sys mes de violence et d’exploitation. Oui. Mais (...) ceux qui ont été vaincus (...) sont ceux à qui par finition on a retir é la parole ! Et si cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas muets” 1 . Cette langue ét rangère est la langue du pouvoir, la langue du “témoignage” juridique, de la “confession”, où le sujet parlant est appe lé à dire la vérité sur lui-même, à se faire obje t et suj et de sa parole de vérité. Sans cette rencontre avec le pouvoir qui objective, subjective et identifie, qui cloue à une identité ses sujets, ce silence demeurerait intact, surface uniforme et homogène, tabula rasa pour écrire l’histoire de vainqueurs. “Les paroles brèves et stridentes qui vont et viennent entre le pou voir et les existences les plus inessentielles, - écrit Foucault - c’est là sans doute pour celles-ci le seul monument qu’on leur ait accordé; c’est ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à nous” 2 . 1 DE III, La torture, c’est la raison,  p.390-391 2 DE III, La vie des hommes infâmes, p.241 1

Upload: vlpoesie662

Post on 07-Apr-2018

222 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 1/57

La parrhèsia : le courage de la révolte et de lavérité.

La philosophie, disait Foucault, n’est pas la science qui s’interrogesur ce qui est vrai et ce qui est faux, mais sur ce qui fait que leschoses soient considérées comme vraies ou fausses. C’est à dire -ajoutait-il - que la philosophie est la forme de pensée qui s’interrogesur ce qui permet aux sujets d’avoir accès à la vérité, sur les  jeux de vérité.“Vérité” était un mot que Foucault employait souvent au pluriel, caril savait très bien qu’il y a des “régimes de vérité” différents quicoexistent dans la société, et que cela advient à cause d’une

certaine cartographie, d’une certaine distribution des savoirs et despouvoirs; et qu’il y a aussi une vérité qui parle fort dans l’histoire etune autre qui reste enveloppée par le silence, une histoire racontéeet une histoire restée muette.D’ailleurs ce silence de l’histoire, dont Foucault se fait l’archéologue,n’est pas que le résultat d’une oppression, ou le piétinement d’unevérité, mais il est aussi l’indicible, le dehors, le sens qui excède larareté des énoncés. “Oui - disait Foucault - j’aimerais bien fairel’histoire des vaincus. C’est un beau rêve que beaucoup partagent :

donner enfin la parole à ceux qui n’ont pu la prendre jusqu’àprésent, à ceux qui ont été contraints au silence par l’histoire, par laviolence de l’histoire, par tous les systèmes de violence etd’exploitation. Oui. Mais (...) ceux qui ont été vaincus (...) sont ceuxà qui par définition on a retiré la parole ! Et si cependant, ilsparlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposéune langue étrangère. Ils ne sont pas muets”1.Cette langue étrangère est la langue du pouvoir, la langue du“témoignage” juridique, de la “confession”, où le sujet parlant est

appelé à dire la vérité sur lui-même, à se faire objet et sujet de saparole de vérité. Sans cette rencontre avec le pouvoir qui objective,subjective et identifie, qui cloue à une identité ses sujets, ce silencedemeurerait intact, surface uniforme et homogène, tabula rasa pourécrire l’histoire de vainqueurs. “Les paroles brèves et stridentes quivont et viennent entre le pouvoir et les existences les plusinessentielles, - écrit Foucault - c’est là sans doute pour celles-ci leseul monument qu’on leur ait accordé; c’est ce qui leur donne, pourtraverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à

nous”2

.1 DE III, La torture, c’est la raison, p.390-3912 DE III, La vie des hommes infâmes, p.241

1

Page 2: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 2/57

Mais au fond dans cette position, dans cette attitude théorique decelui qui prête l’oreille au pouvoir pour saisir dans son discoursquelque fragment de la “légende des hommes obscurs”3, il y avait

“toujours la même incapacité à franchir la ligne (...) à écouter et àfaire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas; toujours lemême choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire”4.Dans l’introduction à L’usage des plaisirs Foucault semble revenirsur cette impasse théorico-pratique : le projet de son Histoire de lasexualité impliquait qu’on s’affranchisse du schéma de pensée quiinterroge la forme générale de l’interdit pour écrire l’histoire, etqu’on s’occupe de la manière dans laquelle se constitue uneexpérience “si on entend par expérience la corrélation, dans uneculture, entre domaines de savoir, types de normativité et formesde subjectivité”5. La question centrale devenait donc celle desprocessus de subjectivation : comment un sujet en vient-il à fairel’expérience de soi-même? Comment les sujets reconnaissent-ils lavérité sur soi? Comment se constitue-t-on comme sujet?La première réponse que Foucault avait fournie a ces questionsesquissait la subjectivation comme un processus réactif, derésistance au pouvoir. D’ailleurs le refus de l’hypothèse répressiverepose sur l’idée que tout exercice de pouvoir produit unerésistance, agit dans une marge où le renversement des rapports deforce est toujours possible. Etant par nature constituant, le sujet,dès qu’il se pose, il s’oppose au pouvoir, d’un côté en affirmant “ledroit à la différence” chez les sujets, soit “tout ce qui peut rendre lesindividus véritablement individuels”, de l’autre en s’attaquant “àtout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder de lavie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-mêmeet l’attacher à son identité propre”6.Foucault écrivait qu’ “il y a deux sens au mot <<sujet>> : sujetsoumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à

sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dansles deux cas ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue etassujettit”7. Mais il y a aussi une “troisième voie” de la subjectivitéqui n’est ni une pure réaction au pouvoir, ni un pur repli sur soi, il ya le “passage au dehors”.L’expérience du dehors est “la percée vers un langage d’où le sujetest exclu, la mise au jour d’une incompatibilité peut-être sansrecours entre l’apparition du langage en son être et la conscience

3  Ibidem4  Ibidem5  L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p.106 DE IV, Le sujet et le pouvoir, p.2277 Ibidem

2

Page 3: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 3/57

de soi en son identité”8. Dans cette béance où le sujet est attiré parune sorte de négligence, réside une espèce de liberté nue etdépouillée, qui dans un libre jeu noue la vérité, le pouvoir et le soi. Il

y a une expérience du dehors qui n’est pas de l’ordre de laconscience, “du corps, de l’espace, des limites du vouloir, de laprésence ineffaçable d’autrui”9, qui ne peut pas être dite par lelangage réflexif sans être rapatriée, ni racontée par le registre de lafiction qui narre trop souvent un dehors imaginaire tissant “ànouveau la vieille trame de l’intériorité”10.La subjectivité qui émerge, tout en se dérobant, dans l’expériencedu dehors, est animée par un mouvement de subjectivation qui estde l’ordre de la déprise, par une sorte de  plissement  de ladimension intérieure. “Le dehors - écrit Deleuze - n’est pas unelimite figée, mais une matière mouvante animée de mouvementpéristaltiques, de plis et plissements qui constituent un dedans :non pas autre chose que le dehors, mais exactement le dedans dudehors.”11

Le thème du dehors, présent, selon Deleuze, tout au long del’oeuvre de Foucault, trouve son expression pleine à la finseulement, dans les travaux sur la Grèce antique. La polysémie duterme “gouverner” et les pratiques de soi pour atteindre la maîtrise- qui est un gouvernement de soi et des autres - ouvrent un espacede liberté où les attributs individuels, les particularités accidentellesqui se cristallisent autour du dehors, doivent être “désapprises”pour accroître la force du sujet. Deleuze écrit que “c’est comme siles rapports du dehors se pliaient, se courbaient pour faire unedoublure, et laisser surgir un rapport à soi, constituer un dedans quise creuse et se développe suivant une dimension propre :<<l’enkrateia>>, le rapport à soi comme maîtrise, <<est unpouvoir qu’on exerce sur soi-même dans le pouvoir qu’on exerce surles autres>> (comment pourrait-on prétendre gouverner les autres

si l’on ne se gouvernait soi-même ?), au point que le rapport à soidevient <<principe de régulation interne>> par rapport auxpouvoirs constituants de la politique, de la famille, de l’éloquence etdes jeux, de la vertu même”12.Là où “les règles obligatoires du pouvoir se doublent des règlesfacultatives de l’homme libre qui l’exerce”13, le sujet se donnecomme le produit toujours constituant d’une subjectivation. “L’idée

8 DE I, La pensée du dehors, p.5209 Op. cit., p.52310  Ibidem11 G. Deleuze, Foucault, Les Editions de Minuit, Paris, 1986, p.103-10412 Op. cit., p.10713 Op. cit., p.108

3

Page 4: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 4/57

fondamentale de Foucault, - écrit Deleuze - c’est celle d’unedimension de la subjectivité qui dérive du pouvoir et du savoir, maisqui n’en dépend pas”14et cela correspond à une sorte de subjectivité

métamorphique, qui pour déployer sa force se déprend de touteidentité imposée par le régime de vérité courant, et revient àl’expérience extatique d’une vérité purement extérieure.Ce qui nous intéresse dans la notion de dehors est que lasubjectivité y fait figure d’une sorte de “chambre centrale vide”15.Le sujet est ici conçu comme un espace creux , ouvert à la visitationde la vérité, sous la forme de rêves ou d’événements réels, mais iln’est pas un soi qui coïncide avec et se réduit à la vérité qu’ilénonce. L’autos, le soi à qui l’obligation de l’aveu et les pratiques

 judiciaires imposent sa totale mise en discours, se trouve toujoursdans une position paradoxale, car on lui demande d’être sujet etobjet à la fois de son discours de vérité, on prétend de lui unecohérence close qui contraste avec l’ouverture constitutive de lasubjectivité. Agamben écrit au sujet des témoignages sur Auschwitzque “le vivant qui s’est rendu absolument présent à soi dans l’actede l’énonciation, en disant  je, fait reculer dans un passé sans fondses propres vécus, il ne peut plus coïncider immédiatement aveceux (...) C’est pourquoi la subjectivation, l’éclosion de la consciencedans l’instance du discours, constitue souvent un trauma dont leshumains se remettent mal; et c’est pourquoi le texte de laconscience s’effiloche et s’efface sans cesse, laissant béant l’écartsur quoi il s’est tissé, la désubjectivation constitutive de toutesubjectivation”16.L’action de clôture de l’espace ouvert de la subjectivation, qui anotamment été exercée dans le cadre de certaines pratiques deconfession par l’obligation de dire la vérité sur soi, a produit parfoisdes effets inattendus; l’ouverture, l’espace creux dont le sujet abesoin pour accueillir la vérité s’est soudainement rouvert dans les

corps, qui s’étaient fait poreux, vides, pénétrables par la possession.La convulsion surgira aussi dans le cadre des techniquespsychiatriques toujours comme réaction à un monitorage total quiimpose une subjectivation close et extérieure à l’individu. “La chairconvulsive - écrit Foucault - est le corps traversé par le droitd’examen, le corps soumis à l’obligation de l’aveu exhaustif et lecorps hérissé contre ce droit d’examen, hérissé contre cette

14 Op. cit., p.108-10915 Op. cit., p.13016 G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Editions Payot et Rivages, Paris, 1999, p.161

4

Page 5: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 5/57

obligation de l’aveu exhaustif. C’est le corps qui oppose à la règledu discours complet soit le mutisme, soit le cri”17.

 Alethurgie et gouvernement par la vérité

Dans son cours de 1984 intitulé Le courage de la vérité, Foucaults’occupait du lien entre l’exercice du pouvoir et la manifestation dela vérité, pour définir lequel il avait forgé le terme d’alethurgie. Onpeut soutenir, disait Foucault, qu’aucun pouvoir ne peut s’exercersans une manifestation de vérité, et qu’il existe toujours, dans lecadre de l’exercice du pouvoir, des rituels de vérité, d’une vérité quin’est pas uniquement une activité plus ou moins rationnelle deconnaissance. A ce sujet, Foucault donnait l’exemple de SeptimeSevère qui avait fait peindre sur le plafond de son palais laconstellation astrologique du jour de sa naissance, pour produireainsi un effet de mise à distance de ses sujets, par la présencephysique de la transcendance métaphysique des astres. On voitdans cet anecdote comme la manifestation du pouvoirs’accompagne de processus verbaux et non-verbaux par lesquelsest amené au jour quelque chose qui est posé comme vrai, pastellement par opposition à un faux, mais plutôt, dit Foucault, “pararrachement au caché, par dissipation de ce qui est oublié, parconjuration de l’imprévisible”18. La thèse de Foucault est quel’exercice du pouvoir ne présuppose pas chez ceux qui le pratiquentune connaissance utile et utilisable mais qu’il s’accompagne assezconstamment d’une manifestation de vérité au sens large, c’est-à-dire d’une alethurgie.Par alethurgie Foucault désigne une manifestation de vérité commeensemble des procédés possibles verbaux ou non-verbaux quiaccompagnent toujours le pouvoir : aucune hégémonie au sensétymologique d’“être à la tête de” ne va sans alethurgie. Ce qu’on

appelle la connaissance, c’est à dire la production du vrai dans laconscience des individus par des procédés expérimentaux, n’estqu’une des formes possibles d’alethurgieC’est dans ce cadre que se situe l’intérêt de Foucault pour la genèsede la raison d’Etat qui a fait du pouvoir “l’art de gouverner” et qui aenfanté une série de connaissances objectives pour le soutenircomme l’économie politique, la sociologie, la démographie. Ces“sciences” qui nous semblent aller de soi doivent par contre êtreinterrogées sur leur origine. Les conseillers et les ministres qui

17 M. Foucault, Les Anormaux, Gallimard/Le Seuil, Paris, 1999,  p.19818  Le courage de la vérité, 1984, cours au Collège de France, disponible sous la côte C.69 aux archives MichelFoucault c/o IMEC

5

Page 6: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 6/57

emplirent les cours après le XVII ème siècle, ancêtres honorablesdes hommes politiques actuels, durent commencer par chasser lessorcier, les divins et les astrologues pour prendre la place qui fut la

leur. Ce qui fait apparaître la chasse aux sorcières non pas commeun simple phénomène de rechristianisation de la population, maiscomme une véritable guerre entre deux régimes de vérité, deuxalethurgies, qui se disputaient le monopole politique.La raison d’Etat a été dans l’Europe moderne la première manièrede réfléchir et de formuler un statut assignable au rapport entrel’exercice de pouvoir et la manifestation de la vérité. On peutdistinguer, dit Foucault, au moins quatre grandes familles de pointsde vue sur le rapport entre le pouvoir et la vérité tel qu’il s’estdonné depuis l’affirmation de la raison d’Etat. Le point de vue deBotero, ou le “principe de rationalité”, considère que la vérité est lavérité de l’Etat, la rationalité de la raison gouvernementale; il y aensuite le point de vue de Quesnay ou le “principe de la rationalitééconomique et de l’évidence” selon lequel la vérité constitue lavaleur commune entre gouvernants et gouvernés. “Gouvernants etgouvernés - dit Foucault - seront ici acteurs simultanés d’une piècequ’ils jouent en commun qui est celle de la nature et de sa vérité”;cette conception de la vérité en politique dérive sensiblement del’idée physiocrate selon laquelle, si les hommes gouvernaient enpleine transparence, la nature et les choses gouverneraient à leurplace. L’héritage plus important de la physiocratie et qui survit encette conception, dit Foucault, est la vision du gouvernementcomme objet d’un savoir non exclusivement politique, mais quis’étend à la régulation d’un certain ensemble de choses et derapports qui doivent s’imposer à la politique.Le principe de Saint Simon ou du “retournement de la compétenceparticulière en éveil universel” professe, en revanche, que si tout lemonde connaissait toute la vérité sur la société où il vit, le

gouvernement ne pourrait tout simplement plus gouverner et ceserait immédiatement la révolution. “Si tout le monde savait - disaitRosa Luxemburg - le régime capitaliste ne tiendrait pas vingt-quatreheures”.Le quatrième principe cité par Foucault est le principe deSoltjénitsyne ou “principe de la conscience commune” qui dit que siles régimes socialistes tiennent, c’est  parce que tout le monde saitla vérité. “La terreur - dit Foucault - ce n’est pas un art de gouvernerqui se cache, mais la gouvernementalité à l’état nu, à l’état cynique.

Dans la terreur c’est la vérité qui immobilise et qui glace”.

6

Page 7: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 7/57

Après avoir énuméré ces quatre schémas alethurgiques Foucaultnous propose de creuser un autre chemin dans la même forêt deproblèmes. Quel type de rapport, se demande-t-il, pourrait-il y avoir

entre un sujet qui veuille se délier du pouvoir, et la vérité ? Même, ilnous propose de prendre comme révélateur des transformations dusujet et de son rapport à la vérité, les mouvements accomplis parledit sujet pour se dégager du pouvoir. Il s’agit, dit Foucault, d’untype d’analyse qui repose plus sur une attitude que sur une thèse,et cette attitude pose que : aucun pouvoir ne va de soi, aucunpouvoir n’est évident ou inévitable, aucun pouvoir ne mérite, parconséquent, d’être accepté d’entrée de jeu et il n’y a donc pas delégitimité intrinsèque du pouvoir. En partant de ces postulats onpeut soutenir que tout pouvoir ne repose jamais sur rien d’autre quela contingence et la fragilité d’une histoire, puisque, dit encoreFoucault, le contrat social est un bluff et la société civile est unconte pour enfants, dès lors qu’il n’y a aucun droit universelimmédiat et évident qui puisse partout soutenir un rapport depouvoir quel qu’il soit.En proposant cette inversion de perspective et en introduisant leconcept d’alethurgie, Foucault, qui déjà avait refusé le paradigme

  juridique et marxiste du pouvoir, pousse encore plus loin lediagnostic du présent, et approfondit plus avant sa recherchearchéologique ouvrant sur une dimension qu’il définit ironiquementcomme “anarchéologique”. L’actualité, grand souci des dernièresannées de la vie de Foucault, devient le pivot de ce geste théorique,puisque dans la trame fragile d’une histoire, dans l’enchaînementhasardeux des événements qui ont produit la forme présente dupouvoir, se cachent les germes de son injustice et de son arbitraire,que seules la généalogie et la problématisation sont appelées àdénicher.Au milieu de l’immense et proliférante “criticabilité” des choses, des

institutions, des pratiques et des discours19, Foucault avait relul’histoire, l’avait creusée pour révéler “une sorte de friabilitégénérale des sols, même, et peut-être surtout les plus familiers, lesplus solides et les plus proches de nous, de notre corps, de nosgestes de tous les jours”20.Et au milieu de cette fragilisation des familiarités, l’acte critiqueassume toujours une forme parrhèsiastique dans la mesure où il estporteur d’une autre conjugaison de vérité et pouvoir. L’alethurgiecréé par l’acte parrhèsiastique éclaire d’une autre lumière le régime

de pouvoir présent ainsi que le rapport que le sujet établit avec la19 M. Foucault, Il faut défendre la société,cit. p.720  Ibidem

7

Page 8: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 8/57

vérité. L’ethos parrhèsiastique, comme on le verra, lie le sujet qui sedélie du pouvoir à une vérité autre, une contre-vérité qui menacedirectement le pouvoir et met en danger celui qui la profère.

Ce n’est pas l’epoche, en effet, l’attitude que Foucault nous proposed’assumer vis-à-vis du pouvoir, non pas la suspension du jugement,mais le fait de faire jouer la non-nécessité de tout pouvoir quel qu’ilsoit.Foucault nous propose d’opposer à la série des catégoriesuniverselles, à la position humaniste, à l’analyse idéologique et à laprogrammation des réformes, une série composée du refus desuniversaux (qui n’est pas un nominalisme, puisque sa méthode estplus générale et moins technique), d’une position anti-humainste,d’une analyse technologique des mécanismes de pouvoir et dureport plus loin des points de non acceptation.21

La “notion de gouvernement des hommes par la vérité”, ditFoucault, était un déplacement nécessaire du thème usé du savoir-pouvoir, lequel était lui-même un déplacement par rapport à untype d’analyse qui tournait autour de la notion d’idéologiedominante. Si à la notion d’idéologie dominante Foucault avaitessayé d’opposer la notion de savoir-pouvoir, c’est parce qu’à cettenotion d’idéologie dominante on pouvait faire trois objections :premièrement elle postulait une théorie mal faite ou pas faite dutout de la représentation; deuxièmement cette notion d’idéologiedominante était indexée au moins implicitement, et sans pouvoird’ailleurs s’en débarrasser d’une façon claire, à une opposition duvrai et du faux, de la réalité et de l’illusion, du scientifique et dunon-scientifique, du rationnel et de l’irrationnel; enfintroisièmement, avec l’adjectif “dominante”, la notion d’idéologiedominante faisait l’impasse sur tous les mécanismes réelsd’assujettissement et se défaussait d’une carte, qu’elle repassait àune autre main en disant : après tout, aux historiens, de savoir

comment et pourquoi certains dans une société dominent lesautres. Par opposition à cela, la notion de savoir avait pour fonctionde mettre hors champ l’opposition du scientifique et du non-scientifique, la question de l’illusion et de la réalité, la question duvrai et du faux, non pas pour dire que ces oppositions n’avaient pas,en tout état de cause, un sens et une valeur, mais pour dire qu’ils’agissait avec le savoir de poser le problème en termes de pratiqueconstitutive d’un domaine d’objets et de concepts, à l’intérieurduquel l’opposition de scientifique et non-scientifique, du vrai et du

faux, de la réalité et de l’illusion pouvaient avoir leurs effets. La

21  Ibidem

8

Page 9: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 9/57

notion de pouvoir avait essentiellement pour fonction de substituer,à la notion de système de représentation dominant, le champd’analyse des procédures, instruments et techniques par lesquels

s’exercent effectivement des relations de pouvoir.

22

En conséquence de ce déplacement, Foucault substitue la notion degouvernement en général, notamment gouvernement par la vérité,à la notion de pouvoir. Le gouvernement est entendu ici non pas “ausens étroit et actuel d’instance suprême de décision exécutive etadministrative dans un système étatique, mais au sens plus large etancien de mécanisme et procédure destinés à conduire leshommes, à diriger la conduite des hommes, à conduire la conduitedes hommes”23.“Précisément, - écrivait Ewald déjà au sujet de Surveiller et punir -qu’est-ce que nous apprend Foucault ? Qu’on ne saurait plusséparer la vérité des procédures de sa production, et que cesprocédures sont autant des procédures de savoir que desprocédures de pouvoir. Qu’il n’y a donc pas de vérité(s)indépendante des relations de pouvoir qui la supportent et qu’enmême temps elle reconduit et renforce, qu’il n’y a pas de véritésans politique de la vérité, que toute affirmation de vérité estindissolublement pièce, arme ou instrument dans des rapports depouvoir”24.L’année avant d’énoncer les principes de sa méthodeanarchéologique, Foucault travaillait déjà sur la même ligne à sesanalyses sur la gouvernementalité et la possibilité pour le sujet d’yrésister par l’insoumission réfléchie. Son projet, Foucault ledéfinissait comme “histoire de la pensée” - et non pas, surtout pas,comme histoire des idées -, car “pensée” indiquait dans l’économiede cette définition “les foyers d’expérience où s’articulent les unssur les autres les formes d’un savoir possible, les matricesnormatives des comportements pour les individus, et des modes

d’existence virtuels pour des sujets possibles”25. La folie, parexemple, - disait-il - a historiquement été un de ces foyers autourdesquels s’est formée une série de savoirs : il y a eu la folie commematrice de connaissances médicales, psychiatriques etpsychologiques, la folie comme ensemble de normes qui permettaitde découper la folie comme déviance au sein de la société, il y a euun certain type de comportement des gens vis-à-vis des individusfous et l’expérience de la folie de la part des fous eux-mêmes. Donc

22  Ibidem23 M. Foucault, Le courage de la vérité, cit.24 F. Ewald, Anatomie et corps politiques, in Critique n°343, décembre 1975, p.123025 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, cours au Collège de France, 1983, disponible sous la côte C.68 .

9

Page 10: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 10/57

trois aspects : forme de savoir, matrice de comportement et moded’être du sujet.Mais pour étudier l’expérience comme axe de la formation du savoir 

il ne fallait pas l’analyser du point de vue du développement d’unecertaine connaissance ou d’une autre, mais analyser les  pratiquesdiscursives, et, à l’intérieur de celles-ci, analyser le jeu du vrai et dufaux et les formes de la véridiction.Le déplacement que Foucault opérera dans le cadre de son courssur le gouvernement consistera à analyser le pouvoir non plus sousla forme de sa cristallisation dans la norme, mais en acte dans lesformes du gouvernement, dans les techniques par lesquelles onprétend conduire la conduite des autres.En résumé, pour Foucault la manière plus efficace pour interroger lepouvoir n’était pas de se demander “Le pouvoir, qu’est-ce quec’est ? Le pouvoir, d’où vient-il ?”, puisque ce sont là des questionqui risquent de nous faire glisser dans les pièges de l’ontologie et dela métaphysique. Il fallait plutôt se poser “la petite question touteplate et empirique : <<Comment ça se passe ?>>”, “en termesbrusques, - écrivait Foucault - je dirai qu’amorcer l’analyse par le<<comment>>, c’est introduire le soupçon que le pouvoir, çan’existe pas”26. Cette affirmation de non-existence du pouvoir nousoblige à détourner un regard philosophique et essentialiste quipoursuit la quête d’un sens caché et quasi magique du pouvoir, versles manifestation pratiques, souvent mesquines et sordides des“techniques de gouvernement”.Foucault nous rappelle notamment qu’“en toute première approche,il semble que, pour les sociétés grecques et romaines, l’exerciced’un pouvoir politique n’impliquait ni le droit ni la possibilité d’un<<gouvernement>> entendu comme activité qui entreprend deconduire les individus tout au long de leur vie en les plaçant sousl’autorité d’un guide responsable de ce qu’ils font et de ce qu’il leur

arrive”27. Ce qui permettait à la subjectivité qui se formait dans cerégime de vérité d’assumer un ethos qui était une forme réfléchiede la liberté. Les Grecs, écrivait Deleuze, “ont plié la force, sansqu’elle cesse d’être force. Ils l’ont rapportée à soi”28

Sujet et vérité dans l’histoire occidentale

Il existe dans l’histoire occidentale, dit Foucault, trois types dequestions qui ont résumé les différents aspects du rapport entre le

26 DE IV, cit., p.232-23327 DE III, Sécurité, territoire et population, p.71928 G. Deleuze, Foucault, cit., p.108

10

Page 11: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 11/57

sujet et la vérité. La première est la question “philosophique” qui sedemande comment la connaissance en tant qu’expérience propre àun sujet est possible. En d’autres termes, le problème posé

concerne les critères que le sujet emploie pour s’assurer que c’estbien la vérité dont il est en train de faire l’expérience. Mais s’il nepeut y avoir de vérité sans un sujet qui la reconnaisse comme telle,comment ce sujet peut-il lui-même avoir accès à la vérité ? Il y aensuite une question “positiviste” qui se demande s’il est possibled’avoir une vraie connaissance du sujet; en résumé : “Commentpeut-il y avoir vérité d’ un sujet s’il n’y a de vérité que  pour  unsujet ?”.La troisième question est la question “historico-politique”: c’est-à-dire “Quelle expérience le sujet peut-il faire de lui-même alors qu’ilest placé dans la condition de devoir reconnaître à propos de lui-même quelque chose qui passe déjà pour vrai indépendamment delui ?”29. Et c’est sous l’influence de cette dernière question queFoucault a recherché, au cours de son travail, la vérité qui n’étaitpas culturellement codifiée comme telle, qui était disqualifiée mêmeou rejetée comme déraison, soit la vérité de la folie, de la maladie,de la mort et du crime. La subjectivité qui venait à se constituer à lalumière de cette approche théorique n’était pas, par conséquent,conçue à partir d’une théorie préalable et universelle du sujet, ni àpartir d’une conception anthropologique universaliste, mais c’étaitplutôt une subjectivité qui se constitue et se transforme par rapport à la vérité. Dans ce contexte la “vérité” ne désigne pas un contenude connaissance universellement valable ni un critère formel, maisest conçue comme un système d’obligations, indépendant de soncontenu.Mais cette vérité qui modifie l’expérience que le sujet fait de soid’où vient-elle ? Qui est-ce qui la produit ? De nos jours ce type devérité est véhiculé par la pédagogie, elle est aussi présente dans les

stéréotypes sociaux, et elle peut se retrouver dans les valeurs dessciences humaines, mais il faut constater à présent une absence, ditFoucault, qui date d’il y a deux siècles. Ce sont les arts de vivre quiont disparu aujourd’hui de la scène politique de la vérité. Cettelittérature qui est allé graduellement vers sa disparition jusqu’auXVII ème et au XVIII ème siècle, quand elle survivait encore dans lespages des moralistes, a connu son apogée pendant l’âge impérial eta commencé son lent déclin avec l’affirmation du christianisme. Lesarts de vivre recouvraient un domaine fait de la dissémination des

moments importants de la vie : elles expliquaient comment se29 Subjectivité et vérité. 1981, cours au Collège de France disponible sous la côte C.63 aux archives Michel Foucaultc/o IMEC

11

Page 12: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 12/57

préparer à la mort, comment accepter un deuil, un malheur, l’exil.Elles comprenaient aussi des indications concernantes desdomaines plus généraux et à la fois plus spécifiques, comme l’art de

la rhétorique et l’art de la mémoire, ou bien des régimes pour lebien être physique et psychologique.Il s’agissait dans ces arts non pas d’enseigner aux gens à fairequelque chose, mais de permettre aux individus singuliersd’acquérir un certain statut ontologique qui leur ouvrît une modalitéd’expérience généralement définie en termes de bonheur, debéatitude ou de tranquillité.Avec le christianisme, dit Foucault, l’accent a été de plus en plusposé sur le savoir-faire ou sur la bonne façon de se montrer,d’apparaître, mais il ne s’agissait plus de modifier son être. Celaétait dû à une progressive désarticulation de la structure sociale etculturelle qui constituait le coeur des arts de vivre. Les troisarticulations nécessaires peuvent être résumées en un certain typede rapport aux autres, à la vérité et à soi.Le rapport aux autres qui était exigé dans les arts de vivreconcernait principalement l’apprentissage : le rapport maître-disciple et le clivage de pouvoir qui lui était congénital étaientabsolument nécessaires car c’est seulement en supportant ladirection et l’autorité de quelqu’un que l’on considère commesupérieur à soi que l’on pourra vraiment désirer dépasser le stadeoù l’on se trouve pour accéder à un autre type de rapport avec lui.Le rapport à la vérité requis dans les arts de vivre était de l’ordre del’intériorisation. Il fallait que le disciple réfléchisse à la vérité dumaître jusqu’à ce qu’il la possède et la sente comme sienne. Lerapport à la vérité transmis par le maître devait en somme devenirle rapport constant à la vérité du disciple; il ne s’agissait pas decomprendre l’enseignement, mais d’arriver à le vivre, à se laissertransformer par lui.

Le rapport à soi, qui est le centre excentré de tout cetapprentissage, devait être de l’ordre de l’askesis, de l’exercice, del’examen de ce que l’on fait à présent et de ce que l’on voudrapouvoir faire, jusqu’à ce que l’on soit affecté de la qualité d’être quel’on visait. Le rapport à soi s’articule dans ces enseignementsnormalement en trois domaines étroitement entremêlés quirésument tous les aspects de l’art de vivre : la mathesis, c’est-à-direl’appréhension, la melete, la réflexion, et l’askesis, l’exercice, lamise en pratique.

La vie à laquelle ces arts préparaient était ce que les Grecsappelaient le bios, la vie qualifiable, telle que l’on peut la décider

12

Page 13: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 13/57

soi-même. Dans ces technes tou biou, ces arts de vivre outechniques d’existence, le rapport entre la vérité et la modificationde l’expérience était exemplaire. La maîtrise de soi était leur but et

la transformation du soi était leur fonction. Les individus étaient iciéduqués à se connaître eux-mêmes et à se soucier de soi, ensomme à donner une forme à leur vie.Mais comment cette forme de souci de soi a-t-elle évolué jusqu’àpareil rachitisme dans la culture occidentale présente ? SelonFoucault le moment cartésien aurait disqualifié le souci de soi enplaçant la connaissance de soi au point de départ, comme forme dela conscience. Il s’agissait là d’une connaissance non pas fondée surl’épreuve de l’évidence mais sur la présupposition de l’indubitabilitéde l’existence du moi comme sujet. Mais il ne faut pas non plus, ditFoucault, négliger la parenté entre cette conception cartésienne etson ancêtre platonicien et néo-platonicien. Le souci de soi tel qu’ilest formulé dans l’ Alcibiade était, dans son expression souveraine,une connaissance de la vérité sur soi qui ouvrait l’accès à laconnaissance de la vérité en général.Ce que Foucault appelle le   paradoxe du platonisme30, et qui aconditionné l’histoire de la pensée occidentale jusqu’au XVIII èmesiècle, c’est que selon la conception platonicienne, la connaissance,l’accès à la vérité, était possible seulement à partir d’uneconnaissance de soi, qui était la reconnaissance du divin en soi-même. La connaissance était donc, pour le platonisme, quelquechose qui pouvait se faire à condition d’un mouvement spirituel del’âme ayant rapport à elle-même et au divin, mais dans cemouvement l’âme avait un rapport à soi comme divin et au divincomme soi. Le paradoxe réside donc dans le fait que laconnaissance de la vérité a fini par résorber en elle toutes lesexigences de la spiritualité.On se trouve, selon Foucault, à l’âge moderne de la vérité quand on

considère que la seule connaissance donne l’accès à la vérité, c’est-à-dire que c’est de l’intérieur de la connaissance, par les conditionsformelles de sa méthode, que les conditions d’accès du sujet à lavérité sont définies. Quant aux autres conditions, celles qui tiennentau sujet lui-même, elles sont définies par des paramètres purementextrinsèques et culturellement codifiés (ne pas être fous, faire desefforts, etc.). La vérité, dans cette conception, servira le progrès, leprofit, la socialité, mais elle ne mettra aucunement en question lesujet, ni ne le transformera point. On postulera donc que tel qu’il est 

le sujet est capable de vérité, au sens étymologique de capio,30  L’herméneutique du sujet. 1982, Cours au Collège de France disponible sous la côte C.65 aux archives MichelFoucault c/o IMEC

13

Page 14: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 14/57

prendre, accueillir, et que si la vérité n’arrive pas à sauver le sujet,le défaut doit se trouver du côté de la vérité et non pas du sujet.Ce qui s’est perdu dans cette nouvelle conception de la subjectivité

et de la vérité, dont nous sommes les malheureux héritiers, est ledomaine des pratiques que les sujets exerçaient sur eux-mêmes etdont l’enseignement prenait la forme d’un art de vivre. Laconséquence de cela est une progressive déformalisation du sujet,une décadence dans l’informe où la métamorphose est difficilementconcevable, puisque toute modification demeure réversible.Foucault rassemblera, dans son cours de 1982 sur l’Herméneutiquedu sujet, toutes les pratiques de souci de soi, les techniquesd’existence, sous le nom de spiritualité31; par “spiritualité”, Foucaultentendait la pratique par laquelle le sujet opère sur lui-même lestransformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. Puisque,selon la spiritualité occidentale, la vérité n’est jamais donnée ausujet de plein droit, il faut que le sujet se mette en jeu, qu’il semette en danger en devenant autre que lui-même. Les deux modespour opérer cette transformation sont l’eros et l’askesis. Le faitd’avoir atteint la vérité ne sera pas, dans cette optique, le résultatde ce souci de soi, mais l’accomplissement de la métamorphose dusujet. En d’autres termes, les effets de la vérité sur le sujet ne selimitent pas aux conséquences de la démarche faite pour atteindreladite vérité, mais sont des véritables effets de retour sur le sujetqui le transfigurent.

“Discours and Truth” 

La parrhèsia est une technique d’existence très particulière, puisqueelle constitue “une espèce d’activité verbale dans laquelle celui quiparle entretient un rapport spécifique à la vérité à travers lafranchise, une certaine relation à sa propre vie à travers le danger,

un certain type de rapport à soi-même et aux autres à travers lacritique (autocritique ou critique d’autres personnes), et un rapportspécifique à la loi morale à travers la liberté et le devoir (...). Dans la

 parrhèsia, celui qui parle fait usage de sa liberté, et choisit le francparler au lieu de la persuasion, la vérité au lieu de la fausseté ou dusilence, le risque de la mort au lieu de la vie et de la sécurité, lacritique au lieu de l’adulation et le devoir moral au lieu de sonpropre profit ou de l’apathie morale”32.La  parrhèsia constitue à plein titre une technique d’existence,

puisque le discours vrai modèle la personne qui le profère, comporte31  Ibidem32 M. Foucault, Discorso e verità nella Grecia antica, Donzelli Editore, Roma, 1997, p.4

14

Page 15: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 15/57

des conséquences politiques, et, naturellement, modifie les relationque le locuteur entretient avec les autres. Forme de souci de soi,elle se situe, comme une sorte de sismographe, au coeur des

modifications sociales et politiques. Kiossev écrit que “la parrhèsiaest un acte transcendant qui problématise le “politique a priori lui-même; détruisant le champ structurel qui l’a rendu possible, ilsemble se répandre dans l’espace de l’“indéfinition” et de la libertétotales, où tous les mécanismes “qui contrôlent et apprivoisent lediscours”, toutes les reproductions technologiques devraient êtreimpossibles”33.L’étude de la  parrhèsia se situe dans le cadre du projet foucaldiende l’“histoire de la pensée”34, qu’il définit ici comme “l’analyse de lamanière dans laquelle un champ non problématique d’expériences,ou un ensemble de pratiques qui étaient acceptées sans réserves,qui étaient indiscutées, familières, et “tacites”, deviennent unproblème, soulèvent discussions et débats, éveillent de nouvellesréactions, et mettent en crise le comportement tacite précédent, leshabitudes, les pratiques et les institutions qui jusqu’à ce pointavaient été acceptées”35. La notion de “problématisation”36, quiapparaît pour la première fois dans L’usage des plaisirs, est leconcept clef qui caractérise l’histoire de la pensée et qui la distinguede l’histoire des idées. Parce que “la pensée - écrit Foucault - n’estpas ce qui habite une conduite et lui donne un sens; elle est plutôtce qui permet de prendre du recul par rapport à cette manière defaire ou de réagir, de se la donner comme objet de pensée et del’interroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pensée, c’estla liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel ons’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit commeproblème”37. L’histoire de la pensée, donc, est avant tout l’analysed’une liberté, ou bien l’analyse de la possibilité qui se donnehistoriquement à l’existence de cette liberté. La pensée est ce qui

habite la distance entre nous et nos mœurs, ce qui permet ledétachement, la déprise. Dans cette perspective, la vérité n’est pasla posture philosophique qui prétend interpréter correctement le

33 A. Kiossev, Paranoïa de la parrhèsia in Michel Foucault. Les jeux de la vérité et du pouvoir , Presses Universitairesde Nancy, Nancy, 1994, p.17234 Le projet d’écrire une “histoire de la pensée” naît avec  L’Usage des plaisirs et  Le souci de soi, DE IV, p.668 etsuiv.35  Discorso e verità nella Grecia antica, Donzelli Editore, Roma, 1997 p.4936 “Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’unobjet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chosedans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée” DE IV, p.670, M. Foucault. Conversation sans complexes avec le philosophe qui analyse les “structures de pouvoir”37 DE IV, Le retour à la morale, p.597

15

Page 16: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 16/57

monde, mais un instrument d’autotransformation, un moyen demaîtrise de soi.Le concept de problématisation et son rapport à la vérité et au soi

portent certainement la marque d’une influence nietzschéenne;même, selon Bodei le travail de Foucault aurait été une réponse à“l’invitation de Nietzsche à étudier tous les phénomènes essentielset infranchissables dans la vie de chacun qui ont été très longtempsnégligés quoique en donnant sa couleur à l’existence”  38. Rochlitzestime de même que “l’originalité de Foucault, dans cetteperspective proche de Nietzsche, c’est une généalogie qui necherche pas l’origine du <<pouvoir de la vérité>> et del’<<herméneutique du désir>> dans le ressentiment, dans lamorale des esclaves et dans une universalité qui masque unevolonté de puissance pervertie, mais dans une problématisationintervenue au cœur même de la Grèce classique”39. Beaucoup decritiques ont été faites à cette façon de procéder, les argumentscontre la problématisation, qui s’inscrit dans le projet de Foucault depratiquer une “ontologie de l’actualité”, une histoire du présent,consistent en résumé à dire que cette méthode risque de projeternos exigences dans le passé, et donc de le réécrire arbitrairementen restant prisonniers d’une sorte d’ “idéalisme historique” qui jugeles faits à partir de catégories imposées a posteriori40.Quoi qu’il en soit, ce qui est le plus intéressant dans la méthode deFoucault n’est pas tant son adhérence à la vérité historique - mêmes’il est très érudit et très précis sur ses sources - que la cohérenceinterne de ses généalogies, qui, étant des enchaînements établis a

 posteriori dans le cadre d’une interrogation précise, ne peuventavoir le don de prétendue neutralité objective propre au regardd’ensemble, alors qu’elles peuvent fournir des interprétationsinédites et éclairer des agencements cachés.En effet, ce dont s’occupe Foucault, ce sont des stratégies par

lesquelles l’histoire se déroule dans un sens plutôt que dans unautre, les jeux de vérité sur la base desquels les hommes seperçoivent et se constituent en tant que sujets. Est cruciale, danscette perspective, la question de l’exclusion; car il y va là alors de lafrontière variable qui sépare ceux qui ont droit au statut de

 parrhèsiastes et tous les autres.“Ce qui intéresse davantage Foucault - écrit Ginzburg - sont le gesteet les critères de l’exclusion : les exclus l’intéressent moins”41, mais

38 Introduzione a Discorso e verità nella Grecia antica, p..X (par la suite indiqué comme D e V )39 Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris 9,10,11 janvier 1988, Seuil 1989, Paris, p..29240  D e V, Introduzione, p.X41 C. Ginzburg, Il formaggio e i vermi, Einaudi, Torino, 1976, p. XVI

16

Page 17: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 17/57

il est vrai aussi, comme le remarque Rajchman, que l’analysefoucaldienne de la normalisation lui fit aborder le problème del’exclusion, en tant qu’élément décisif de la constitution des

communautés

42

, et on peut lire aussi son intérêt pour lesproblématisations comme l’étude de “ces moments où lesmécanismes de pouvoir d’une société et ses techniquesparticulières d’exclusion commencent à s’user, à perdre de leurflagrante emprise, à se <<problématiser>>”43. Donc si, comme ledit Ginzburg, les exclus n’intéressent pas Foucault, c’est, peut-être,parce que l’identité d’“exclus” leur vient de techniques particulièresde pouvoir. S’intéresser aux failles de ces dispositifs veut direimaginer des espaces de liberté à venir où les exclus ne seraientplus tels, ou bien ils ne seraient plus les mêmes.Dans ce travail il est de nouveau question du  partage, concept quiinformait L’Histoire de la Folie à l’âge classique - le partage entresains et fous -, Surveiller et punir  - où le partage était entrecriminels et bons citoyens -, L’Histoire de la sexualité - où il yavaient des pratiques sexuelles autorisées et d’autres interdites.Dans Discours and Truth, le séminaire sur la  parrhèsia tenu parFoucault à Berkeley en 198344, le partage est entre le discours vraiet le discours non-vrai : la vérité, donc, ne s’impose pas par uneforce objective, mais elle a besoin d’une série de critères dereconnaissance - qui sont au fond des critères de pouvoir - elle nepeut pas surgir dans les bouches de ceux qui n’ont pas reçu uneformation adéquate (mathesis), ni chez les adulateurs. Il fautsocialement et légalement produire - voilà une des thèses centralesdu livre - les conditions pour que la vérité puisse se manifester. Cesconditions, d’ailleurs, changent à travers l’histoire, et avec elleschangent les formes de la vérité et surtout les hommes qui sont ensituation de la dire.Puisque la vérité réside aussi dans le rapport que chacun entretient

à soi-même, et que la  parrhèsia, l’habitus du discours vrai,comporte souvent le risque de la mort, le partage ici traité concerneplus directement les individus que les discours comme séparés deshommes. Il y a, dans la société grecque ceux qui sont capables de

 parrhèsia et ceux qui en sont incapables.Foucault reparcourt le mouvement de la  parrhèsia, qui est undéplacement centrifuge vers la sphère privée en correspondance

42 J. Rajchman, Erotique de la vérité , PUF, Paris, 1994, p.13643 Op. cit., p.13744 Ce cours est paru pour la première fois en 1985 avec le titre de  Discours and Truth. The Problematisation of  Parrhèsia, il s’agit d’une libre transcription du cours donné à Berkeley, sous la direction de J. Pearson, Evanston,Departement of Philosophy de la Northwestern University,  Discorso e verità nella Grecia antica est la traductionitalienne intégrale de ce livre, dont nous tirons les citations indiquées.

17

Page 18: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 18/57

avec le mouvement politique qui de la Grèce démocratique amène àla Grèce impériale.Le livre s’articule en quatre parties : la première est une histoire de

l’évolution de la signification du mot  parrhèsia, la deuxième est unexcursus sur la présence du concept de parrhèsia dans les tragédiesd’Euripide, la troisième concerne la crise des institutionsdémocratiques et les répercussions sur la pratique de la  parrhèsia,la quatrième traite de la relation entre la  parrhèsia et le souci desoi.Ce travail s’achève au seuil du monde chrétien et du surgissementd’une autre valence du discours vrai dans son lien avec laconfession. “Le christianisme, - écrit-il à ce propos - comme chacunsait, est une confession. Cela signifie que le christianisme appartientà un type bien particulier de religions : celles qui imposent, à ceuxqui le pratiquent, des obligations de vérité”45. Les Aveux de la Chair ,son dernier ouvrage aujourd’hui encore inédit, explore cet argumentet ses liens avec les techniques d’individuation mises en place parle pouvoir ecclésiastique.La  parrhèsia, quant à elle, n’est jamais une forme de confessionpuisque c’est un discours qui surgit librement; elle se situe pour celaaussi dans une nette opposition à la rhétorique, et pour ce quiconcerne la méthode et pour l’intention qui la meut. Si la rhétoriqueest une technique qui vise strictement à obtenir la persuasion del’interlocuteur, indépendamment de l’opinion personnelle durhéteur, la  parrhèsia n’est que la véritable manifestation de lapensée de celui qui parle, qui aspire à être la plus claire et la plusdirecte possible. C’est-à-dire que la persuasion ( peitho) n’est pas lebut du parrhèsiastes : son but est de faire connaître son opinion,souvent contre ses intérêts. Dans la parrhèsia, le sujet parlant se ditcomme sujet de l’opinion qu’il est en train de proférer.“Etymologiquement,  parrhèsiazestai signifie <<tout dire>>, de

<<pan>> (tout) et <<rhema>> (ce qui est dit). (...) le parrhèsiastes, est quelqu’un qui dit tout ce qu’il a à l’esprit : le parrhèsiastes ne craint rien, mais il ouvre complètement le cœur etl’esprit aux autres à travers son discours”46.Le statut particulier du  parrhèsiastes n’est pas seulement dû aurapport qu’il entretient avec le danger et la mort par son discours,mais aussi à un statut social qui lui permet d’accéder à ce rôle. Eneffet, lorsque les conditions préalables à l’exercice de la  parrhèsiane sont pas satisfaites on peut rencontrer une  parrhèsia dégradée,

45 DE IV, Sexualité et solitude, p.17146  D e V , p.4

18

Page 19: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 19/57

une mauvaise parrhèsia, qui est chez Platon le bavardage47, et dansune certaine littérature chrétienne ce qu’on oppose au silencecomme discipline et condition nécessaire à la contemplation de

Dieu.Le statut du  parrhèsiastes est d’importance vitale, parce qu’ilassure la coïncidence entre l’opinion et la vérité; c’est-à-dire que le

 parrhèsiastes ne dit pas ce qu’il croit être la vérité, mais ce qu’il sait être la vérité; par sa personne il réalise la jonction entre la vérité etla parole par le simple dévoilement d’un rapport qui est déjà là maisqui attend les mots pour être dit, soit la  parrhèsia. Chez le

 parrhèsiastes, on ne voit pas d’intention liée à la contingence, maison voit la capacité de constater la rencontre entre l’opinion et lavérité, entre la doxa et l’aletheia48. Foucault met en relation la

 parrhèsia avec la conception cartésienne de l’évidence : “depuisDescartes - écrit-il - la coïncidence entre opinion et vérité estobtenue dans le cadre d’une certaine expérience mentale del’évidence. Pour les Grecs, par contre, la coïncidence entre opinionet vérité n’a pas lieu dans une expérience mentale, mais dans uneactivité verbale, précisément dans la parrhèsia” 49.“Lorsqu’il dit la vérité, le parrhèsiastes ne parle pas, comme le sagede l’être du monde, ni non plus d’un principe général pouvant sefaire principe prescripteur, mais il est engagé dans l’épreuve d’unexercice permanent, celui d’un savoir de déchiffrement desindividus et des situations, de lui-même et des autres dans lescirconstances concrètes et spécifiques de la vie (...) Le courage dela vérité comme activité dit, en fait, de ne jamais se perdre de vueet de parcourir l’ensemble du monde”50.Alors que le doute, dans la pensée cartésienne, est l’instrumentpour atteindre la vérité, dans l’attitude parrhèsiastique on esttoujours face à la certitude : puisque la vérité n’y est pas quelquechose à atteindre ou à acquérir, sa possession étant simplement

garantie par la possession de certaines qualités morales. Connaîtreet communiquer la vérité sont, selon Foucault, les deuxcomposantes du “jeu parrhèsiastique”51. Le courage du

 parrhèsiastes a donc aussi une fonction performative, parce qu’ilsert de preuve de la vérité énoncée, dans la mesure où il est ladémonstration que celui qui l’énonce possède cette vertu.

47 Foucault spécifie que les références se trouvent dans  La  République, dans le  Phèdre et dans  Les Lois; voire note p..5 DeV.48 On pourrait dire que le parrhèsiastes est celui qui amène à la lumière ce qui était caché (a-lanthanomai), mais sans

se servir d’aucun paradoxe (ce qui va contre la doxa, l’opinion courante) : c’est l’anti-sophiste par excellence.49  D eV , p..550 M. Fimiani, Foucault et Kant. Critique, Clinique, Ethique, L’Harmattan, Paris, 1998, p.5451  Ibidem, p.6

19

Page 20: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 20/57

“Lorsque nous posons la question de comment nous pouvons savoirsi celui qui parle dit la vérité, nous posons, en réalité, deuxquestions. La première est comment peut-on savoir si cet individu

particulier est quelqu’un qui dit la vérité; la seconde c’est commentledit  parrhèsiastes peut être certain du fait que ce qu’il croit esteffectivement vrai”52. La première question, soutient Foucault, estune question qui appartient à la forma mentis grecque, la secondeen revanche est typiquement moderne. La réponse à la premièrequestion est que le  parrhèsiastes est quelqu’un qui prend desrisques, raison pour laquelle les tyrans ou les rois ne peuvent pasfaire usage de la parrhèsia. Ici déjà on commence à saisir la naturestrictement politique du “jeu parrhèsiastique” : celui qui le pratiquepréfère risquer la perte d’une vie vécue dans la vérité, plutôt quemener une vie longue dans le mensonge ou dans le silence. Donc la

 parrhèsia est tout à la fois une attitude politique, un rapport à soi etaux autres et une posture philosophique. Mais pourquoi la véritéaffirmée dans le discours parrhèsiastique serait-elle dangereuse ?Pour deux raisons : d’abord parce que “la fonction de la  parrhèsian’est pas de démontrer la vérité à quelqu’un d’autre, mais d’exercerune critique : une critique de l’interlocuteur ou de soi-même”53,ensuite parce que la  parrhèsia part du “bas” et va vers le “haut”,elle est toujours exercée dans une différence de pouvoirs entredeux personnes ou plus, et elle vient toujours du moins puissant etva vers le plus puissant; par exemple “lorsqu’un philosophe critiqueun tyran, lorsqu’un citoyen critique la majorité de l’assemblée,lorsqu’un élève critique le maître, il est possible qu’ils utilisent la

 parrhèsia”54. Mais, comme on a déjà vu, pour qu’il s’agisse vraimentde  parrhèsia il faut que celui qui parle soit un citoyen, c’est-à-dire,dans la Grèce démocratique, qu’il appartienne à l’assemblée, qu’ilpossède les qualités sociales, morales et personnelles que l’on sait,qu’il ne soit ni une femme ni un esclave, même si Foucault nous

montrera des exceptions à ces deux dernières règles chez Euripide.Donc, d’après la signification positive qui lui est attribuée dans lestextes entre le V ème siècle avant Jésus-Christ et le V ème siècleaprès Jésus-Christ, la parrhèsia est une attitude qui se situe entre laliberté et le devoir; elle est une liberté dans la mesure où personnene peut obliger quelqu’un d’autre à faire usage de la  parrhèsia,mais elle est un devoir à cause de sa haute valeur morale qui entreen harmonie avec les principes de la polis de la Grèce démocratique

52  Idem53  D e V , p.854  Idem

20

Page 21: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 21/57

: si on pousse quelqu’un à faire le bien par un discours vrai, endernier ressort il s’agira toujours du bien de la cité55.Cette fonction de la  parrhèsia sera sensiblement modifiée sous les

monarchies hellénistiques : elle passera de l’agora, qui avait été lelieu privilégié de sa manifestation, à la cour du souverain. La parrhèsia sera la caractéristique du bon conseiller, qui met le roi engarde contre les dangers de l’abus du pouvoir. Mais, dans un certainsens, elle s’étend aussi au peuple entier, que Foucault appelle “latroisième catégorie de joueurs dans le jeu parrhèsiastiquemonarchique : la majorité silencieuse, le peuple en général, quin’est pas présent aux discussions entre le roi et ses conseillers,mais auquel se réfèrent et au nom duquel parlent les conseillerslorsqu’ils donnent leurs avis au roi”56. Il est peut-être intéressant des’arrêter sur les conséquences de ce mouvement : c’est lorsque la

 parrhèsia est formellement interdite en dehors du palais du pouvoir,lorsque l’agora est déserte de parrhèsiastes, qu’officieusement toutle monde s’empare de la  parrhèsia, et tout le monde devient

 parrhèsiastes. Cette troisième catégorie est, en effet, une catégorielimite du jeu parrhèsiastique, parce qu’elle surgit lorsque les règlesont changé, son surgissement impose alors un autrebouleversement des règles du jeu.La  parrhèsia qui avait été une seule chose avec le courage, lesvertus, la naissance et la formation de l’être singulier - bref :indissociable de l’individu en situation - devient quelque chose quis’exerce par personne interposée au nom du silence général, laparole dite à l’oreille du roi : un métier comme un autre.

La parrhèsie dans les tragédies d’Euripide

Pour ce qui concerne Euripide, Foucault prend en considération sixtragédies dans lesquelles la  parrhèsia a des fonctions différentes :

Les phéniciennes, Hyppolite, Les bacchantes, Electre, Ion, Oreste.Ce sont les deux dernières où la  parrhèsia a une fonction centrale,surtout dans le Ion où elle touche la délicate question des discoursvrais entre les dieux et les hommes.Dans Les phéniciennes, la  parrhèsia apparaît comme la liberté laplus importante pour l’homme de la Grèce antique. Eteocle etPolinice, les deux fils d’Œdipe, pour échapper à la malédiction

55 “La  parrhèsia était une idée conduite pour la démocratie, ainsi qu’une attitude éthique et personnellecaractéristique du bon citoyen. La démocratie athénienne fut définie d’une manière explicite comme une constitution( politeia) dans laquelle le peuple appréciait la démocratie (democratia), l’égal droit de parole (isegoria), l’égale

 participation de tous les citoyens à l’exercice du pouvoir (isonomia), et la parrhèsia.” D e V,  p.11.56  D e V, p.12

21

Page 22: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 22/57

paternelle qui les condamnait à la guerre réciproque, font un pactepour gouverner Thèbes à tour de rôle.Mais au bout de la première année Eteocle ne veut pas céder la

place à son frère. Eteocle symbolise la tyrannie, et Polinice, qui estexilé, la démocratie.Polinice, pour obtenir le pouvoir, encercle alors Thèbes avec sonarmée, tandis que Jocaste, mère des deux frères, tente de lespersuader à négocier. La  parrhèsia fait son apparition dans ledialogue entre Jocaste et Polinice.

  JOCASTE La première chose que je veux savoir : qu’est-ce quel’absence de la patrie ? Est-elle grave ?POLINICE Elle est gravissime, plus dans les faits que dans les

paroles. JOCASTE Qu’est-ce que l’exil ? De quoi souffre-t-il l’exilé ?POLINICE Est pire que tout de ne pas avoir le droit à la parrhèsia. JOCASTE C’est une condition d’esclave, de ne pas dire ce quel’on pense.POLINICE Et de devoir se plier à la bêtise de qui commande ... JOCASTE Eh, oui, faire le stupide avec les stupides.POLINICE Pour l’intérêt on force notre tempérament.57

Foucault explique, à propos de ce passage, que, naturellement, uncitoyen exilé voit son statut dégradé jusqu’à celui d’esclave,puisqu’il ne peut plus parler franchement; mais aussi que “si uncitoyen ne peut pas se servir de la  parrhèsia, il ne peut pass’opposer au pouvoir du chef. Et sans une juste critique, le pouvoirexercé par le souverain devient démesuré et tyrannique . Unpouvoir si illimité oblige, selon l’expression de Jocaste, à <<faire lesstupides avec les stupides>>.Il y a une corrélation directe dans la Grèce antique entre l’exerciceillimité du pouvoir et l’idiotie. Le souverain est savant seulementtant qu’il y a quelqu’un qui peut utiliser la  parrhèsia pour lecritiquer, et donc endiguer son pouvoir et son commandement”58.La parrhèsia, telle qu’elle est évoquée ici, est une sorte de lumière,sans laquelle les hommes tombent dans l’idiotie ou dans sasimulation. C’est comme si la forme  parrhèsia était le seul type dediscours qui puisse percer la calotte aveuglante du pouvoir. Et c’estaussi comme si la patrie et la possibilité de dire la véritécoïncidaient pour le citoyen grec : être exilé, c’est ne pas pouvoirdire ce qu’on pense. Se faire violence pour mentir, c’est sortir de soi

57 Op. cit., p.1658  Idem

22

Page 23: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 23/57

et rentrer dans le “terrain vague” du mensonge et de l’imposture,où, effectivement, personne ne se reconnaît et où tout le monde estétranger à soi-même et aux autres.

C’est comme si le mensonge était une langue étrangère danslaquelle il nous est permis seulement d’insulter la vérité, uniquepatrie d’où tout le monde est originaire.Dans l’Hyppolite, Phèdre, amoureuse d’Hyppolite, tient un discoursdans lequel elle explique que la chose qui la retient le plus deconsommer cet amour illégitime, est la peur que ses fils puissentperdre la parrhèsia. “Non ! - dit-elle - qu’ils vivent dans la splendideAthènes, heureux et libres d’user de la parrhèsia; que la renomméede la mère les éclaire. Parce que, alors que la conscience d’unefaute du père ou de la mère survient, elle transforme en esclavemême l’homme le plus audacieux”59.L’honneur, et donc aussi l’honneur familial, est aussi nécessaire quela citoyenneté pour pouvoir garder la parrhèsia, seule condition pourne pas tomber au rang d’esclave.Dans Les bacchantes, on trouve une exception dans la traditiongrecque : celui qui fait usage de la  parrhèsia est, en effet, unesclave. Il s’agit d’un valet de Penthée, qui, étant porteur demauvaises nouvelles, craint la punition qui frappe les messagers ence cas. Donc, avant de parler, le valet demande à Penthée s’il peututiliser la  parrhèsia pour raconter clairement ce qui se passe, oubien s’il faut qu’il redoute la colère de son maître et qu’il resteréticent.En ce cas, le jeu parrhèsiastique voit une impossibilité initiale chezun des deux joueurs, qui est contraint, à cause de cela, dedemander au plus puissant la permission d’instaurer le jeu même.“Penthée - écrit Foucault -, étant un roi sage, octroie à son valet ceque l’on peut appeler un <<contrat parrhèsiastique>> (...) Lesouverain, celui qui possède le pouvoir mais non pas la vérité,

s’adresse à quelqu’un qui possède la vérité mais non pas le pouvoir,et lui dit : si tu me dis la vérité, indépendamment de ce que cettevérité comportera, tu ne seras pas puni”60.Donc le jeu parrhèsiastique se produit autant grâce au courage duvalet, qui a eu l’audace de demander la  parrhèsia, que grâce à lasagesse de Penthée qui la lui a concédée. Une rencontre de vertus,dans ce cas, a construit un “espace parrhèsiastique” là où les règlessociales en niaient l’existence.Dans l’Electre, en revanche, la  parrhèsia apparaît dans le contexte

du rapport mère-fille. Oreste, frère d’Electre, vient de tuer le tyran59 Op. cit., p.1760 Op. cit., p. 19

23

Page 24: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 24/57

Egiste, amant de sa mère, Clytemnestre, et assassin de son père,Agamemnon. Clytemnestre est ignorante de ce qui vient de sepasser au moment où elle rentre sur scène solennellement, sur un

char royal, entourée des plus belles esclaves de Troie. Electre, safille, fait semblant d’être une esclave parmi les autres, mais elle estvenue pour venger la mort de son père en tuant sa mère.Il y a dans cette scène beaucoup d’exceptions par rapport au cadreparrhèsiastique jusqu’ici esquissé : il s’agit de deux femmes, sujetsnormalement exclus de la parrhèsia, en plus entre ces deux femmesles rapports de pouvoir sont très inégaux : l’une est reine, l’autre estdans le rôle de l’esclave, et elle est la fille de celle à qui elles’adresse, donc dans un rapport de grande infériorité.La situation, remarque Foucault, est très asymétrique, mais lesdiscours des deux femmes ont une longueur identique. La différenceentre les deux est visible à la fin du discours de Clytemnestre qui dità sa fille “parle avec  parrhèsia, pour démontrer que la mort de tonpère n’était pas juste”, et Electre revient, avant de commencer sondiscours, sur la liberté de  parrhèsia qui lui a été donnée, à fin quecette liberté soit clairement établie.Il s’agit ici à nouveau d’un <<contrat parrhèsiastique>>, mais cettefois-ci il sera violé, non pas par Clytemnestre, mais par sa fille, qui latuera à cause de sa confession.On voit ici le contrat parrhèsiastique se transformer en piège, lemoins puissant obtenir la vérité par le mensonge, et le rapport depouvoir pré-parrhèsiastique s’inverser radicalement après laconfession.Le Ion est une tragédie entièrement parrhèsiastique. Ce qui estd’abord important, ici, c’est le changement du lieu réservé à ladécouverte de la vérité : de Delphes, le lieu de l’oracle passe àAthènes, “il fait aussi partie de ce changement que la vérité ne soitplus dévoilée par les dieux aux êtres humains (comme cela se

passait à Delphes), mais qu’elle soit livrée par les êtres humains auxêtres humains, au moyen de la  parrhèsia athénienne”61. Le rôle quiavait été celui d’Apollon Phoebus devient aussi celui du citoyenathénien.D’après le prologue de Hermès, qui raconte ce qui s’est passé avantle commencement de la tragédie, Créuse est la seule fille survivantede la dynastie athénienne. Un jour qu’elle était en train de cueillirdes fleurs jaunes près des “Longs Rochers”, Apollon la viole ou laséduit. “Pour les Grecs - explique Foucault - se servir d’instruments

psychologiques, sociaux ou intellectuelles pour séduire une autre

61 Op. cit., p.22

24

Page 25: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 25/57

personne n’est pas très différent de faire usage de violencephysique. Même, du point de vue de la loi, la séduction étaitconsidérée un crime plus grave que la violence”62. Créuse reste

enceinte, et, après avoir accouché, pour que son père ne vienne pasà apprendre l’existence de l’enfant, elle abandonne le nouveau-nédans la grotte où il avait été conçu. Apollon, alors, envoie son frèreHermès le chercher et l’amener au temple de Delphes, où il seraélevé et considéré comme un enfant trouvé. Personne, sauf Apollon,ne sait qui est Ion, et lui-même ignore son identité.Créuse, de son côté, ignore ce qui est arrivé à son fils, et a, entre-temps, épousé un étranger, Xouthos, chose qui complique lacontinuité de l’autochtonie athénienne; pour cette raison il est trèsimportant que de ce mariage naissent des fils, mais cela ne survientpas. Tous deux se rendent donc à Delphes, en vue d’une réponsed’Apollon sur leur sort.Alors que Xouthos demande juste s’il pourra avoir une progéniturede son union avec Créuse, cette dernière demande quel destin atouché le fils qu’elle a conçu avec Apollon.Ion et Créuse se rencontrent sur le seuil du temple, mais ils ne sereconnaissent pas, symétriquement comme Œdipe et Jocaste audébut de l’Œdipe roi de Sophocle. En effet, comme le remarqueFoucault, les deux œuvres sont semblables pour ce qui est del’intrigue “mais les dynamiques de la vérité dans les deux tragédiessont exactement inversées. Dans Œdipe roi Apollon Phoebus dit lavérité depuis le début, en prédisant précisément ce qui adviendra.Et les êtres humains y sont ceux qui fuient la vérité ou évitent de lavoir, en cherchant à se soustraire au destin prédit par le dieu (...)Dans la tragédie d’Euripide, en revanche, les êtres humainsessayent de découvrir la vérité : Ion veut savoir qui il est et d’où ilvient; Créuse veut connaître le sort de son fils. Et c’est Apollon quicèle la vérité”63.

Le silence du dieu remplit le Ion, il se manifeste au début, alors queCréuse, qui a honte de parler de son histoire, dit à Ion qu’elle estvenue demander un oracle pour une amie; mais Ion lui explique quele dieu ne donnera pas de réponse sur ce qui est contre lui, et que sil’on veut extorquer aux dieux ce qu’ils veulent cacher, l’on n’enobtiendra que du mal.Apollon est un dieu qui cache et qui se cache lui-même; à la fin dela tragédie, quand on s’attend à le voir apparaître, puisque “c’étaitune tradition dans l’ancienne tragédie grecque que le dieu qui

représentait la figure divine principale apparaisse à la fin; ce sera62 Op. cit., p.2463 Op. cit., p.25

25

Page 26: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 26/57

par contre Athena qui portera son message”64. Apollon, qui est ledieu chargé de dire la vérité aux mortels, ne peut pas parler; il estcomme paralysé par sa faute, la tâche sur son honneur lui interdit la

 parrhèsia.Foucault dit que “Apollon est l’anti- parrhèsiastes”65. Alors que Ion etCréuse sont les deux figures parrhèsiastiques qui luttent contre lesilence du dieu.En ce qui concerne Ion, qui avait peu avant défendu le droit du dieuà se cacher, il sera lui-même victime du mensonge d’Apollon :Xouthos, en effet, croit, d’après l’oracle, être son père. Mais cela nerassure point Ion, parce qu’il ne sait pas qui est sa mère, chose quiest d’une importance vitale:

ION Si je puis formuler un vœu c’est qu’elle, ma mère, soit uneAthénienne; ainsi me viendra d’elle le droit à la  parrhèsia. Si unétranger arrive dans un pays autochtone, même s’il peut être uncitoyen en paroles, sa langue est esclave, et il n’est pas libred’user la parrhèsia.

Ion est une tragédie à caractère fortement politique, elle naît dansun moment de turbulence dans l’histoire grecque : Athènes chercheà composer une coalition panhellénique contre Sparte, mais, entre

Delphes et Athènes subsiste une rivalité liée à la prise de positiondes prêtres de Delphes pour Sparte. Il faut donc lire cette œuvrecomme une tentative de démontrer la parenté mythologique entreles deux villes. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas s’étonner devoir Ion se répandre en digressions politiques sur la démocratie et latyrannie.“Ion explique qu’il y a dans une démocratie trois catégories decitoyens : 1) ceux qui sont appelés, en utilisant le vocabulairepolitique de l’époque, les adunatoi : les citoyens athéniens qui n’ontni richesse ni pouvoir et qui détestent tous ceux qui leur sontsupérieurs; 2) ceux qui sont chrestoi dunamenoi : Athéniens debonne famille, qui sont en position d’exercer le pouvoir, mais qui,étant sages (sophoi) préfèrent se taire et ne pas s’occuper desaffaires politiques de la cité; 3) les hommes respectables qui sontpuissants et font usage de leur habileté de parole et de la raisonpour participer à la vie publique. En imaginant les réactions de cestrois groupes à son apparition à Athènes en qualité d’étranger etbâtard, Ion dit que le premier groupe, les adunatoi le haïra; lesecond groupe, celui des sages, rira d’un jeune qui veut être tenu

64 Op. cit., p.2665 Op. cit., p.27

26

Page 27: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 27/57

pour un des premiers citoyens d’Athènes; et le dernier groupe, celuides politiciens, sera jaloux du nouveau concurrent et essayera des’en débarrasser. Donc l’impact avec l’Athènes démocratique n’est

pas pour Ion une perspective radieuse”

66

. Cette description critiquede la vie politique athénienne à la fin du cinquième et au début duquatrième siècle, écrit Foucault, est la vision d’un  parrhèsiastes telqu’est Ion, c’est-à-dire “cette espèce d’individu qui est utile à ladémocratie ou à la monarchie puisqu’il est assez courageux pourexpliquer au roi ou au demos quels sont les défauts de leurs vies”67.Ion est en fait une figure naturellement parrhèsiastique, mais il estprivé de son droit à la parrhèsia puisque, pour ce qu’il en sait, il n’apas une descendance qui puisse le lui donner; mais en réalité c’estle silence d’Apollon qui l’empêche d’user de la  parrhèsia, et celaparce que le dieu dont le devoir envers les hommes est de leur direla vérité, se comporte en lâche et n’est pas à la hauteur de son rôleparrhèsiastique. Ce sera la fonction de Créuse, l’autre figureparrhèsiastique de la tragédie, de libérer son fils et de lui permettrel’accès à la parrhèsia en disant la vérité.Créuse incarne une figure parrhèsiastique assez singulière : en tantque femme elle n’a pas le droit à la parrhèsia, mais devant lesilence mensonger d’Apollon, elle est obligée de parler et des’emparer de la vérité cachée. Elle est le personnage-clef qui peutdévider l’écheveau de faussetés dont les hommes sont prisonniers.Non seulement Créuse est dans l’ignorance du sort de son fils, maiselle vient d’apprendre que le successeur sera le fils que Xouthos aeu avec une autre femme. Sa réaction est fortement émotive, lavérité sort de ses lèvres poussée par l’humiliation et la rage.La principale scène parrhèsiastique de Créuse est composée dedeux parties : la première est constituée d’un monologued’invective contre Apollon, la deuxième est un dialogue entre elle etson vieux valet. “L’invective de Créuse contre Apollon est la forme

de parrhèsia où quelqu’un accuse publiquement un autre d’un délit,d’une faute, ou d’une injustice commise. Et cette accusation est unemanifestation de  parrhèsia dans la mesure où celui qui est accuséest plus puissant que celui qui l’accuse”68.On pourrait rajouter au commentaire de Foucault que cette

 parrhèsia est triplement atypique : le sujet que la prononce est unefemme; elle s’en sert pour critiquer un dieu si arrogant qu’il secache à elle après l’avoir violée, Apollon fait un usage arbitraire etprévaricateur de sa force pour empêcher au contrat parrhèsiastique

66 Op. cit., p.3067 Op. cit., p.3268 Op. cit., p.33

27

Page 28: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 28/57

de s’instaurer; le seul discours par lequel Créuse puisse sortir decette impasse est de nature émotive. Son invective prend la formed’un cri, le cri de la femme violée, mais aussi le cri qui s’oppose à la

chanson d’Apollon, qui dans l’iconographie classique joue d’une lyreà sept cordes. Ce cri se déploie devant les portes fermées dutemple, toujours dans le silence du Dieu.Après ce monologue, le vieux valet qui a tout écouté pose desquestions très explicites à Créuse et donne lieu à un dialoguesymétrique. “Cette interrogation - remarque Foucault - est lecontraire du dévoilement de la vérité par l’oracle. L’oracle d’Apollonest d’habitude ambigu et obscur, ne répond jamais à un ensemblede questions précises en manière directe”69, pour utiliserl’expression d’Heraclite, il ne voile, ni ne dévoile, mais signifie.Foucault définit le discours de Créuse comme “une modalitépersonnelle de  parrhèsia” en l’opposant à la  parrhèsia politiquetraditionnelle. En effet, si la  parrhèsia de Ion a la forme d’unecritique politique qui concerne son statut de bâtard et d’étranger,mais dont il n’est pas responsable, dans la parrhèsia de Créuse, parcontre, intervient quelque chose qui relève de l’autocritique et de laconfession. Ce sera la combinaison de ces deux figuresparrhèsiastiques qui permettra le dévoilement de la vérité à la fin70.Dans l’Oreste on assiste au seul cas où le mot  parrhèsia apparaîtdans son sens négatif, celui de “licence verbale ignorante”.Après avoir tué leur mère, Oreste et Electre sont jugés. Foucaultprend comme exemple la narration de l’assemblée où les citoyensse prononcent pour la culpabilité ou pour l’innocence d’Oreste.On voit défiler les opinions de différentes figures d’orateursmythiques, parmi lesquels un “bavard sans frein” qui fait usage de“l’ignorante licence verbale”71 et qui se déclare pour la culpabilitéd’Oreste et d’Electre. Ce type d’orateur est celui qui nuit à ladémocratie, et dont le nom de athuroglossos, signifie à la lettre,

celui dont la langue (glossa) n’a pas de porte (a-thura). Lescaractères de l’athuroglossos sont au nombre de deux, écritFoucault : le premier est de ne pas distinguer les occasions danslesquelles il faut parler des occasions où il vaut mieux se taire. Ledeuxième vient de la critique de Plutarque qui dit que “lorsqu’on estun athuroglossos, on n’a même plus de respect pour la valeur dulogos, pour le discours rationnel en tant que moyen pour garantirl’accès à la vérité. L’athuroglossos devient alors quasiment

69 Op. cit., p..3670 Foucault ne rentre pas dans le sujet pour ce qui concerne les événements de la dernière partie de la tragédie, à causede l’extrême complication de l’intrigue.71 Op. cit., p..37

28

Page 29: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 29/57

synonyme de la  parrhèsia, entendue au sens négatif, et l’exactcontraire de la parrhèsia en sens positif”72.Un trait distinctif du vrai  parrhèsiastes, donc, est de savoir

distinguer ce qui doit être dit de ce qui doit être tu : c’est là laqualité principale du  parrhèsiastes, une sorte de clairvoyance quisaisit la rencontre entre vérité et présent. On peut dire que la

 parrhèsia est la capacité de discriminer, de voir et de faireapparaître les éléments déterminants dans une situation, elle estmême la capacité de vivre et de parler en situation.Le dernier orateur, par contre, est l’exemple du  parrhèsiastespositif, même s’il n’est pas défini comme tel par Euripide. Il s’agitd’un homme peu agréable d’aspect à voir, mais qui à la différenced’une femme possède le courage; il est andreios aner , un hommeviril. On ne le voit pas souvent à l’agora, c’est un homme obscur quivient prendre part seulement aux discussions importantes. “Il ne vitpas de politique, mais il s’y intéresse”73.En plus il est autourgos, c’est-à-dire qu’il travaille la terre lui-même;Euripide attribue trois qualités à ces citoyens : ils sont toujours prêtsà partir pour la guerre et à combattre, ils sont assez intelligentspour pouvoir discuter et donner des conseils sur le bien de la cité, etils sont moralement irréprochables.Une certaine intelligence pratique est ici apprécié chez le

 parrhèsiastes, même s’il s’agit d’un humble paysan, le fait qu’il soitraisonnable, qu’il agisse conséquemment à ses mots, et qu’il soitcourageux en guerre, font de lui un modèle d’ethos parrhèsiastique,puisque Euripide met dans sa bouche un discours à clairesymbologie politique. C’est lui qui dit “que Oreste, filsd’Agamemnon, était à couronner, pour avoir voulu venger le père,en tuant une femme piètre, maudite : <<Plus personne ne prendles armes>> disait-il <<et plus personne ne quitte la maison pourpartir en guerre, et qui reste corrompt les femmes au foyer, viole les

épouses seules, sans mari : c’est ça que Clytemnestre auraitproduit>>.”74 Il faut s’expliquer cet éloge de l’ethos guerrier, et detout ce qui y a trait, comme la chasteté des épouses, par lecontexte historique. La tragédie a été composée en 408 avant

  Jésus-Christ, moment où la compétition entre Athènes et Sparteétait à son comble - la guerre du Péloponnèse -, tandis qu’on sedemande dans la cité s’il faut prendre le parti de la paix oucontinuer la guerre. Les démocrates étaient favorables à la guerrepour des raisons économiques, les conservateurs à la paix. Les

72  Ibidem73 Op. cit., p.4474 Op. cit., p.37

29

Page 30: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 30/57

positions des orateurs sont donc aussi censées représenter les deuxpartis politiques, et une fois de plus la parrhèsia se retrouve à la foisargument et moyen pour défendre un choix politique.

L’Oreste, remarque Foucault, est la seule tragédie où la  parrhèsiasoit problématisée parce qu’il y a une fracture entre une  parrhèsiapositive et une négative. Il s’agit ici d’une “crise de la fonction de la

 parrhèsia”75 qui s’articule en deux aspects : le premier concerne lestatut de la parrhèsia, et la question de savoir qui a droit d’en faireusage; faut-il accepter la parrhèsia comme un simple droit civil, oubien sélectionner sur la base du status social ceux qui y ont droit ? Ala différence de l’isegoria et de l’isonomia, la  parrhèsia n’était, eneffet, pas définie en termes institutionnels. Il n’y avait aucune loi quipuisse protéger le  parrhèsiastes des conséquences de ses paroles.“Il venait ainsi de se créer un problème de rapport entre nomos etaletheia : comment est-il possible de donner forme légale à la figurede quelqu’un qui fait référence à la vérité ?”76.Le second aspect de la crise de la fonction parrhèsiastique concernele rapport entre la  parrhèsia et la mathesis, c’est-à-dire que la

 parrhèsia en soi n’est plus considérée comme adéquate à montrerla vérité, elle nécessite une formation préliminaire. Dans l’Oreste,par exemple, on a l’impression que la mathesis la plus efficace n’estpas celle de la tradition socrato-platonicienne, mais plutôt celle del’autourgos, l’homme qui acquière son expérience par la vie. Denouvelles interrogations sur la démocratie et sur les critères devérité surgissent, en forme de problématisations, ce qui met encause, bien sûr, la parrhèsia.Si l’on veut, dans cette crise de la  parrhèsia, dans son mouvementcurviligne qui suit la modification des institutions, le plus intéressantest la modification des individus. Plus précisément , ce n’est pastellement la métamorphose de leurs droits, ou des différentscomportements qu’ils entretiennent dans un contexte en voie de

modification qui, à notre avis, intéresse Foucault, mais latransformation du rapport que les sujets entretiennent avec eux-mêmes.Lorsqu’on se pose la question “Qui est  parrhèsiastes ?”, on sedemande qui est un sujet juridique, c’est à dire le sujet qui dit lavérité, comment se forme ce sujet ? Quelle est sa formation, samathesis ? Est-ce que les institutions participent de sa formation ?Est-ce que la démocratie est une institution qui permet auxindividus de devenir des sujets capables de vérité ?

75 Op. cit., p.4776  Ibidem

30

Page 31: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 31/57

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la problématisation de la parrhèsia, comme la transition d’un paradigme à l’autre de lasubjectivité et de sa forme juridique.

Parrhèsia, crise de la démocratie et souci de soi

La critique explicite de la  parrhèsia, entendue dans l’acceptionnégative du terme, devient un lieu commun à partir de la Guerre duPéloponnèse. “Le problème, très schématiquement, était le suivant.- écrit Foucault - La démocratie est fondée par une politeia, par uneconstitution, dans laquelle le demos, le peuple, exerce le pouvoir, etdans laquelle chacun est égal aux autres devant la loi. Puisque la

 parrhèsia est accordée aussi aux piètres citoyens, l’influencecroissante des orateurs mauvais, immoraux, ou ignorants, peutamener la citoyenneté à la tyrannie, ou mettre en danger la villed’autres façons”77. Voilà pourquoi la parrhèsia au bon sens du termene peut exister là où existe la démocratie78. Platon explicitait celaen disant que “le danger principal de la liberté et du libre parlerdans une démocratie est ce qui se passe lorsque chacun a sonpropre mode de vie (...), celui que Platon appelle kataskeue toubiou. En ce cas, il ne peut plus y avoir un logos commun, unepossible unité pour la cité”79. En effet, Platon concevait une stricteanalogie entre la façon dont un être humain se gouverne soi-même,et la façon dont il peut vouloir que la cité soit gouvernée; si chacunsuit sa propre doxa, son arbitraire, il se crée une multiplicité depetites constitutions autarciques qui ne pourront jamais êtrefédérées.Foucault soutient qu’il y a deux aspects essentiels de laproblématisation de la  parrhèsia au cours du IV ème siècle : lepremier est que la liberté de parole est de plus en plus liée à unchoix existentiel, “la liberté dans l’usage du logos devient de plus en

plus liberté dans le choix du bios”80; le deuxième est qu’au fur et àmesure que la  parrhèsia s’approche de la monarchie, celle-ci n’estplus inscrite dans la constitution, et donc n’est plus ni un droitinstitutionnel ni un privilège, mais juste une attitude personnelle, lechoix d’un bios.Le bouleversement qui voit apparaître un troisième élément du jeuparrhèsiastique, le peuple muet, doit être interprété de la manièresuivante : lorsque l’espace social de la parrhèsia disparaît et avec

77Op. cit, p.5178Op. cit, p.5479Op. cit, p.5680  Idem

31

Page 32: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 32/57

lui ceux qui en détenaient le monopole par la vertu, mais - surtout -par la naissance, sans laquelle on ne peut pas accéder aux vertusdans la Grèce antique, la  parrhèsia devient une activité

virtuellement à la portée de tout le monde, et par conséquent uneactivité éminemment politique. Puisqu’une fois déritualisée commeforme de discours, elle se fait d’autant plus noble qu’elle estporteuse de nouveaux risques; elle devient quelque chose de plus,elle devient une forme de vie.On retrouve, dans cette acception, le mot de  parrhèsia chezAristote, dans le livre IV de l’Ethique à Nicomaque, où elle n’est pasutilisée “pour caractériser une pratique politique ou une institution,mais comme signe propre de l’homme magnanime, dumegalopsychos (...) Il préfère l’aletheia à la doxa, la vérité àl’opinion. Il n’aime pas les adulateurs. Et puisqu’il regarde les autreshommes du haut en bas (katafronein), il est <<explicite et franc>>.Il utilise la  parrhèsia pour déclarer la vérité parce qu’il est capablede reconnaître les erreurs des autres”81.Foucault analyse, ensuite, l’évolution de la  parrhèsia sous un biaisphilosophique, en entendant par philosophie l’<<art de la vie>>(techne tou biou). La figure centrale de cette analyse estnaturellement le Socrate des écrits de Platon, même si le mot

 parrhèsia à cette époque était quasi absent du vocabulaire. Le rôlede Socrate comme  parrhèsiastes apparaît clairement dansl’ Apologie où il discute avec les gens dans la rue en les exhortant àprendre soin de leurs âmes par la sagesse, la vérité et la perfection.Et un Socrate  parrhèsiastes est aussi celui de l’ Alcibiade majeur ,apprenant à Alcibiade le sens du souci de soi, plutôt que de l’aduleren espérant obtenir ses faveurs comme tous les autres.Dans quelle mesure le jeu parrhèsiastique correspond-il au jeusocratique ? La méthode de recherche socratique telle qu’elle sedessine dans l’ Apologie, l’Alcibiade majeur et le Gorgias n’est pas

une interrogation des hommes dans le dessein d’obtenir d’eux uneconfession autobiographique. “Dans les portraits qu’en font Platonou Xenophon, nous ne voyons jamais Socrate écouter un examen deconscience ou une confession de culpabilité. Une fois de plus, ici,rendre compte de sa propre vie, de son propre bios, ne signifie pasfaire un récit des événements historiques qui ont eu lieu dans sapropre existence, mais plutôt démontrer que l’on est à mêmed’éclaircir la relation entre le discours rationnel, le logos, dont on estcapable de faire usage, et la façon dont on vit”82.

81Op. cit, p.5882Op. cit, p.63

32

Page 33: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 33/57

Le but de l’interrogation socratique est de découvrir s’il y a uneharmonie entre le discours d’une personne et la forme qu’elle donneà sa vie. Pour cette raison Socrate est appelé basanos, puisque “le

mot grec basanos désigne une <<pierre de touche>>, c’est-à-direune pierre noire qui est utilisée pour vérifier l’authenticité de l’or,chose qu’on obtient par l’examen du signe laissé sur la pierre alorsqu’elle est frottée par l’or”83.Lachés, dans le dialogue éponyme, dit que l’harmonie entre lesdiscours et la vie de Socrate n’a pas besoin d’être démontrée, parcequ’elle est déjà évidente dans son attitude. Il est pour cela unmousikos aner , définition qui dans les autres dialogues désigne unepersonne fidèle aux Muses, donc formée aux arts libéraux. Ici ils’agit d’une référence à l’harmonie ontologique entre logos et bios,qui, explique Lachés, est une harmonie de type dorique, c’est à direcourageuse84. En effet dire la vérité est avant tout un acte decourage.Les discours qu’un sophiste pourra tenir sur le courage seront, peutêtre, très beaux et séduisants à écouter, mais lui-même, le sophiste,ne sera jamais courageux.  D’ailleurs le thème du risque a uneimportance non négligeable dans toute l’oeuvre de Foucault, c’estmême vraisemblablement par le danger qu’elle comporte, que la

 parrhèsia fait l’objet de l’étude de Foucault et se relie à l’actualitéde notre époque.Dans son cours sur la naissance de la biopolitique Foucault disaitque “en gros, on peut dire ceci : c’est que, dans l’ancien systèmepolitique de la souveraineté, il existait entre le souverain et le sujettoute une série de rapports juridiques et de rapports économiquesqui engageaient et obligeaient même le souverain à protéger lesujet. Mais cette protection était, en quelque sorte, extérieure. Lesujet pouvait demander à son souverain d’être protégé contrel’ennemi extérieur ou contre l’ennemi intérieur.

Dans le cas du libéralisme, c’est tout autre chose. Ce n’est plussimplement cette espèce de protection extérieure de l’individu lui-même qui doit être assurée. Le libéralisme s’engage dans unmécanisme où il aura à chaque instant à abriter la liberté et lasécurité des individus autour de cette notion de danger (...) On peutdire qu’après tout la devise du libéralisme, c’est <<vivredangereusement >>. C’est-à-dire que les individus sont misperpétuellement en situation de danger ou plutôt, ils sont

83Op. cit, p.6484 En effet, Foucault rapporte que Platon parle dans  La République de quatre espèces d’harmonie à l’oeuvre dans laGrèce antique “le mode lydien, que Platon n’aime pas parce que trop solennel; le mode phrygien, que Platon associeaux passions; le mode ionien qui est trop doux et efféminé; le mode dorique, qui est courageux.”  D eV, p.66

33

Page 34: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 34/57

conditionnés à éprouver leur situation, leur vie, leur présent, leuravenir, etc., comme étant porteurs de danger”85.Cette citation de Foucault est, à notre avis, fondamentale pour

expliciter le lien entre le libéralisme de jure et le régime de laterreur individuelle de facto qu’on expérimente quotidiennementdans les démocraties du capitalisme avancé. Voilà comment cesdeux aspects, apparemment contradictoires, se révèlent commeparfaitement complémentaires. C’est à la lumière de cette analysede la société contemporaine qu’il faut considérer la lecture parHavel du concept de  parrhèsia. Ce qui s’achève à présent, est unglissement de la  parrhèsia vers la non-verbalité : le silence desmasses ne pouvant plus s’évader de la crainte devient un silenceoffensif. “Selon Havel - écrit Kiossev - (l’acte parrhèsiastique) peutapparaître sous diverses formes non-verbales - et il estgénéralement proche de l’insoumission silencieuse, de la non-articulation du silence résistant et même de la mort comme gestede désobéissance. En d’autres termes, à un moment donné, le mot

 parrhèsia recouvre les problématiques fondamentales du sacrificede soi, avec tous ses potentiels involontaires et peut-être aussidestructeurs (pour un ordre symbolique, autant sans doute que pourl’analyse discursive).”86

Ce à quoi on assiste dans les régimes post-totalitaires, remarqueKiossev, c’est à l’infiltration de cette  parrhèsia nouvelle etdestructive, sous les apparences de “la Vérité absente, objet vaguedu désir collectif”87. Et, en effet, la nouvelle forme de cette

 parrhèsia du silence, avec son arrogance et sa négativité unies à saforme transcendante et périlleuse, finit par devenir ce que Foucaultappelle, par ailleurs, une “police de discours”. “La parrhèsia doitsans cesse revêtir les “nouveaux vêtements” de l’Empereur pourpouvoir s’écrier “mais l’Empereur est tout nu !”. Les expressionsverbales qui prennent d’autres formes n’ont aucune chance de

conquérir l’espace public de la société post-totalitaire par la force etle pouvoir de “vérités dotées de force d’évidence”. De tellesexpressions sont supprimées comme “mensonges”. La parrhèsiadevient censure.”88

Il est d’ailleurs difficile d’imaginer une forme de vérité qui puisseêtre de nature verbale après les ravages des sociétés totalitaires,qui se sont si souvent servies de la parole comme moyen demystification et de manipulation de masse. Le verbe, l’expression

85 Extrait de  Naissance de la biopolitique, séance du 14 janvier 1979, paru dans  Le siècle, supplément rattaché auMonde quotidien du 7 mai 1999.86 A. Kiossev, op. cit., p.17387  Ibidem88 Op. cit., p.175

34

Page 35: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 35/57

performative, et d’un certain point de vue la culture toute entière,sont hantés dans ce contexte par le spectre de l’insignifiance à telpoint qu’Adorno put conclure dans La Dialectique Négative que la

culture après Auschwitz n’est plus qu’un tas d’ordures.Plus les méfaits d’un régime sont graves, plus l’acte doit se joindre àla parole, le discours devant correspondre à une forme de vie. Lesmots perdent irrémédiablement leur sens, devant l’indicible deshorreurs vécues. Le geste, alors, prend le pas sur les mots. Et c’estici que la parrhèsia atteint la limite de ses métamorphoses, c’est iciqu’elle devient insoumission muette, censure cruelle; c’est iciqu’elle risque même de se retourner contre ceux qui la pratiquent.Foucault distingue la  parrhèsia socratique de la  parrhèsia politiqueen ce que la première “se manifeste dans un rapport personnelentre deux êtres humains, et non pas dans la relation du

 parrhèsiastes avec le demos ou avec le roi. Et en plus, par rapportaux relations que nous avions remarquées dans la  parrhèsiapolitique, entre logos, vérité et courage, avec Socrate émerge unélément nouveau, c’est-à-dire le bios”89. Voici le troisième aspectqui rentre, explicitement représenté par Socrate, sur la scène du jeuparrhèsiastique : le bios inextricable de la politique, unité qu’on nepeut plus disséquer en qualités, vertus, naissance, mais qui a uneorganicité, une forme. Une forme de vie qui tout en restantapparemment à l’écart du politique, l’incarne plus pleinement quetoute autre forme de pratique.Il faut rattacher la “politicité” autre de la  parrhèsia socratique aumouvement qui s’opère entre la  parrhèsia de la Grècedémocratique et celle de la Grèce impériale : une fois renduimpraticable l’espace de l’agora, une fois le droit à la  parrhèsiaexproprié par le roi, et tous ses dépositaires légitimes privés d’elle,voilà que surgit une nouvelle parrhèsia qui prend la forme d’un défi.Et c’est alors que “le “parrhèsiastes” démontre de façon destructive

la possibilité d’enfreindre le caractère systématique des règlestotalitaires : il montre à tout le monde que “l’empereur est nu”, qu’ilest possible à tous de vivre dans la vérité”90.Socrate, en effet, disait pratiquer l’art de sa mère, la maïeutique, artde faire accoucher la vérité aux autres hommes; et effectivement,cette nouvelle forme de  parrhèsia est une voix qui brise le silence89 Op.cit., p.6690 A. Kiossev, op. cit. p.171. A propos de l’acte parrhèsiastique dans le contexte des régimes totalitaires, Kiossev écritqu’il atteint le statut de l’événement irréversible dans l’analyse de Havel : “Contrairement à la proposition négativenormale, le refus de vivre dans le mensonge est un refus de l’intégralité de la formation discursive et de l’intégralitédu monde possible : une telle négation couvre tout le domaine du pouvoir totalitaire. L’acte parrhèsiastique, naissantsous forme d’événement dans le monde des mensonges, se révèle destructeur pour les conventions constitutives de cemonde - reproductions symboliques, techniques institutionnelles, grilles ontologiques. Il détruit sa propre conditiond’existence et est, par conséquent, impossible à réitérer.”

35

Page 36: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 36/57

général imposé et qui brise aussi, naturellement, la complicité entreles conseillers du roi, interprètes de la masse silencieuse, et lepeuple qui s’empare de la parole.

Si l’ancien  parrhèsiastes avait la  position sociale et culturelle poursaisir la coïncidence entre le discours et la vérité, cette position estdevenue possible à assumer pour tout le monde, mais au prix detransformer sa propre existence en une forme de vie politique. Cenouveau parrhèsiastes est celui qui doit faire naître la vérité - sousforme verbale ou non-verbale - du silence des masses, et c’est unefigure qui a existé et qui existe encore dans tout situationd’oppression. La fonction “basanique” de cette figure est double :d’un côté elle révèle la cohérence entre la vie et les discours deshommes qu’elle rencontre, le degré de vérité qu’ils incarnent; del’autre côté elle met en lumière, par la dureté du châtiment dontelle est l’objet dans les différents régimes politiques, l’état effectif de la liberté d’expression et d’action qui y règne. On pourrait dire entermes foucaldiens, que Foucault lui-même n’a pas utilisés à cesujet, que la parrhèsia sous la monarchie et partout où les hommessont opprimés, prend la forme des hétérotopies, qui sont “des sortesde contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réaliséesdans lesquelles les emplacements réels, tous les autresemplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culturesont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieuxqui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soienteffectivement localisables”91.“Avec Socrate la problématisation de la  parrhèsia prend la formed’un jeu entre logos et bios dans le contexte d’un rapport personneld’apprentissage entre deux êtres humains”92, et donc la mathesis,au lieu de se présenter comme résultat d’un travail chez unindividu, devient l’espace de jeu entre deux personnes, le discourset la vie se poursuivent mutuellement dans l’interrogation

socratique jusqu’à trouver le point inévitable de leur rencontre.“Dans le Ion d’Euripide, la  parrhèsia était opposée au silenced’Apollon; dans la sphère politique, la  parrhèsia était opposée à lavolonté du demos ou à ceux qui secondent les désirs de la majoritéou du roi. Dans ce troisième jeu socratico-philosophique, la

 parrhèsia est opposée à l’ignorance de soi et aux fauxenseignements des sophistes”93. Il n’existe pas, précise Foucault, deprogression chronologique entre ces différentes formes de

 parrhèsia, mais ce qu’on peut dire est que dans les monarchies

91 DE IV, p.755-756, cit.92  DeV,  p.6793  Ibidem

36

Page 37: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 37/57

hellénistiques le jeu parrhèsiastique s’approche du modèlesocratique, tout en s’en séparant, puisqu’il est réduit à un rapportentre le souverain et ses conseillers. Donc la  parrhèsia existe

seulement entre deux personnes.En prenant comme point de départ le Lachés de Platon, Foucault,relève l’existence d’un “nouveau type de  parrhèsia”, strictementphilosophique. Le rôle du philosophe de la tradition greco-romainedemandait, en effet, trois types d’activité parrhèsiastique, tous liésentre eux : “1) dans la mesure où le philosophe devait découvrir etenseigner certaines vérités sur le monde, la nature, etc. il assumaitun rôle épistémique; 2) en prenant position par rapport à la cité, leslois, les institutions politiques, et ainsi de suite, il assumait en ajoutun rôle politique; 3) l’activité parrhèsiastique comportait aussi lanécessité de penser la nature des relations entre la vérité et sonpropre style de vie, entre la vérité et une éthique, et une esthétiquedu soi”94. Une parrhèsia éminemment pratique, donc, qui cherche àmodeler les relations que les individus entretiennent avec eux-mêmes.Ce que Foucault dit de cette nouvelle  parrhèsia est que lechangement substantiel par rapport à la  parrhèsia qu’on pouvaitretrouver dans la Grèce démocratique réside dans son aspectperformatif. Une fois morte l’agora, les qualités parrhèsiastiquen’ont plus à s’exhiber ; la  parrhèsia doit alors être intégrée à unepratique quotidienne, à une forme de vie. Il s’agit ici d’uneconversion, d’un changement d’attitude et non pas d’opinion.“Naturellement la conversion - écrit Foucault - n’est pas quelquechose de complètement différent du changement d’opinion qu’unorateur, en faisant usage de la  parrhèsia, veut introduire quand ildemande à ses concitoyens de s’éveiller, de refuser ce qu’ils ont

 jusqu’ici accepté, ou d’accepter ce qu’ils ont jusqu’ici repoussé. Maisdans la pratique philosophique la notion de changement d’attitude

assume un sens plus général et étendu, puisqu’il n’est plusseulement question de modifier ses propres opinions ou convictions,mais qu’il est question de changer son propre style de vie, lerapport de soi aux autres et des autres à eux-mêmes”95.Chose importante : ces nouvelles pratiques parrhèsiastiquesmettent en cause les liens entre la vérité et le soi. Il s’agit d’unrapport circulaire qui présuppose la connaissance de la vérité sursoi-même pour connaître la vérité tout court. Ce cercle “estcaractéristique de la pratique parrhèsiastique à partir du IV ème

94 Op. cit., p.7095  Ibidem

37

Page 38: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 38/57

siècle, et il a été un des lieux problématiques de la penséeoccidentale, présent, par exemple, chez Descartes ou chez Kant”96.Pour schématiser, Foucault attribue à chaque type de pratique

parrhèsiastique une école philosophique : la  parrhèsia commecaractéristique de la vie de communauté était très bien considéréechez les épicuriens, la  parrhèsia comme manifestation publiqueétait typique de l’école cynique et de la philosophie cynico-stoïcienne, par contre, la  parrhèsia comme aspect des relationspersonnelles est plutôt présente dans le stoïcisme.Foucault choisit comme exemple de  parrhèsia épicurienne le textede Philodéme Peri parrhèsias (A propos de la parrhèsia). “Philodéme- écrit-il - considère la parrhèsia non seulement comme une qualité,comme une vertu ou comme une attitude personnelle, mais aussicomme une techne comparable à l’art de la médecine ou à l’art deconduire un bateau97.La comparaison entre la médecine et l’art de naviguer, qui estlargement répandue dans la culture grecque, est intéressante, ditFoucault, à un double titre; d’abord parce qu’il s’agit dans les deuxcas d’activités également pratiques et théoriques, “pour pouvoirappliquer ces techniques il faut tenir compte non seulement desrègles et des principes généraux de l’art, mais aussi des donnésparticulières qui se réfèrent toujours à une situation spécifiquementdonnée”98. Ce qui fait le trait d’union entre  parrhèsia, médecine etart de naviguer est en effet la nécessité, qui est présente danstoutes les trois, de savoir reconnaître et choisir le kairos, le momentdécisif. “En utilisant notre vocabulaire moderne nous pourrons direque la navigation, la médecine et la pratique de la  parrhèsia sonttoutes des <<techniques cliniques>>”99. La deuxième raison pourlaquelle les Grecques associaient médecine et navigation est quedans les deux domaines, il revient à un individu de prendre desdécisions, donner des ordres, exercer pouvoir et autorité, tandis que

les autres ont l’obligation d’obéir pour que le but puisse être atteint.“De là que la navigation et la médecine soient aussi liées toutes lesdeux à la politique. En politique aussi, en effet, le choix del’opportunité, du meilleur moment, est crucial; et en politique aussi,on suppose que quelqu’un est plus compétent que les autres, etque, en conséquence de cela, il a le droit de donner des ordres,comme les autres ont le devoir de lui obéir. En politique aussi, donc,

96  Ibidem97 Pour ce qui concerne cette fameuse métaphore, on la retrouve chez Foucault au sujet de l’analyse du pouvoir 

 pastoral, DE IV, p.138, cit.98  DeV, p.7399 Op. cit., p.74

38

Page 39: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 39/57

il y a des techniques indispensables qui sont à la base de l’art degouverner.”100

La question des technai, des arts qui sont aussi des techniques dans

le monde grec, intéresse Foucault, parce que du quatrième siècle,après Jésus-Christ au dix-septième siècle la techne technon, latechnique des techniques, ne sera plus l’art de gouverner, mais laconduite spirituelle.La parrhèsia est donc mise par Philodéme sur le même plan que lesautres techniques cliniques, résultat de la longue métamorphoseque nous avons vue, et qui a amené la  parrhèsia à devenir unepratique de vie, plutôt qu’une forme de discours. “De l’art médicalde gouverner les patients et de l’art royal de gouverner la cité et lessujets, on va vers l’art philosophique de se gouverner soi-même etd’agir comme une sorte de <<guide spirituel>> vis-à-vis d’autrespersonnes”101.Voici encore une convergence de la  parrhèsia et de laproblématique kantienne des Lumières. Le gouvernement de soi etl’exemple d’autonomie qu’on peut par cela donner aux autres,passent dans la Grèce impériale par la maîtrise de la techniqueparrhèsiastique. La parrhèsia finit par conjuguer à la fois le sapereaude des Lumières et l’art de ne pas être gouverné, la résistance àce que Foucault appelle la <<gouvernementalité>>.Fimiani écrit que “la critique, dans le contexte du discours sur lesLumières, ne peut pas être dissociée de la question <<comment nepas être gouverné ?>>, elle ne peut pas ne pas se poser leproblème d’une manière de penser qui soit <<à la fois attitudemorale et politique>> et que l’on pourrait désigner tout simplementcomme <<l’art de n’être pas gouverné>> et surtout <<de ne pasêtre gouverné comme ça et à ce prix>>, l’art de n’être pastellement gouverné”102.De fait, dans le contexte de la <<gouvernementalité>>, il faut

saisir le lien entre  parrhèsia et souci de soi. Il s’agit en effet d’uneinsoumission microphysique qui se produit sous la forme du dire-vraiet du rapport à soi modifié qui en découle, ou tout du moins d’unrapport à soi qui passe par la sortie de “l’état de tutelle”, sortie quine peut s’effectuer sans passer par le discours vrai.“L’état  de tutelle - écrivait Kant - est l’incapacité de se servir de sonentendement sans la conduite d’un autre”, et il ajoutait : “on estsoi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient

100  Ibidem101  Ibidem102 M. Fimiani, op. cit., p.22, les citations à l’intérieur des guillemets sont tirées de “Qu’est-ce que la critique ?Critique et Aufklärung”, Bulletin de la Société française de Philosophie, Compte-rendu de la séance du 27 mai 1978,n°2, 1990, p.35-63

39

Page 40: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 40/57

non pas à une insuffisance de l’entendement mais à uneinsuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans laconduite d’un autre. Sapere aude! Aie la courage de te servir de ton

entendement !”

103

. On voit quel rôle joue le courage dans la sortiede cet état de minorité prolongé, état d’autant plus général que laresponsabilité en est individuelle. Sapere aude, c’est accepter devoir la vérité, même si cela doit s’accompagner de comportementsrisqués, qui mettent en danger notre situation sociale ou notre vie. Ils’agit de répondre au défi de la société libérale, qui pour se produiredoit enfanter la terreur, par le courage de la  parrhèsia; là où letotalitarisme n’a pas encore rendu la parole inopérante, là où osersavoir et agir en conséquence est encore possible, là où la voix de lavérité peut encore être écoutée, la pratique parrhèsiastique est laseule sortie de l’“état de tutelle”.Dans le texte de Philodème se trouvent aussi des références à lastructure des communautés épicuriennes, où il y avait deux typesd’enseignants : ceux qui ne pouvaient travailler que dans lesclasses, donc pratiquer seulement l’enseignement collectif, et ceuxqui avaient plus de prestige et qui tenaient aussi les colloquespersonnels.“Dans la situation socratique, il y avait une procédure qui rendaitpossible à l’interlocuteur de découvrir la vérité sur soi-même, lerapport de son bios avec le logos (...) Dans les écoles épicuriennes,par contre, le rapport pédagogique de conduite est celui où lemaître aide le disciple à découvrir la vérité sur soi-même; mais il y amaintenant, en plus, une forme d’enseignement <<autoritaire>>,dans un rapport collectif où chacun dit la vérité à un grouped’autres personnes”104. C’est ce dernier type d’enseignement qui afini par prévaloir dans la culture occidentale. Philodème fait aussiallusion à une autre pratique courante chez les épicuriens qui étaitla “confession collective”; il en parle comme du “se sauver les uns

les autres” (to di’allelon sozesthai). “Le mot sozesthai - se sauver -signifie dans la tradition épicurienne se procurer l’accès à une viebonne, belle, et heureuse. Il ne fait référence à aucun au-delà, àaucun jugement divin”105. Dans le salut de l’individu, les autresmembres de la communauté épicurienne avaient un rôle central :sans leur aide, l’homme singulier ne pouvait se connaître, ni afortiori accéder à une vie heureuse.

Cyniques et parrhèsia

103 E. Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières?, 1991, Flammarion, Paris, p.43104  DeV, p.75105 Op. cit., p.76

40

Page 41: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 41/57

L’exemple de l’école cynique est une pierre de touche pour ce quiconcerne l’importance accordée dans la Grèce antique au rapport

entre discours et mode de vie. La manière dont ils interprétaient laleçon socratique était que “pour proclamer les vérités par euxprofessées d’une manière accessible à tous, leurs enseignementsdevaient consister d’un style de vie volontairement manifeste,spectaculaire et par endroit scandaleux (...) (Les cyniques) voulaientque leurs vies soient un manifeste des vérités essentielles etpuissent servir de conduite et d’exemple”106 .On peut distinguer trois types de pratique parrhèsiastique chez lescyniques : le sermon critique, le comportement scandaleux, le“dialogue provocateur”107.Le sermon était une variante de la dissertation classique pratiquéepar tous les philosophes de la Grèce antique; elle en différait parcequ’elle se déroulait devant des masses réunies, généralement, àl’occasion de manifestations sportives, religieuses ou de festivités.Le discours était prononcé par une personne qui se levait etinterrompait le spectacle ou la cérémonie. Si cette forme était assezrépandue, même chez les sophistes, il faut souligner que “le sermoncynique avait son caractère spécifique et son signifié historique,puisqu’il faisait en sorte que des thèmes d’ordre philosophiquerelatifs au mode de vie deviennent populaires, c’est-à-dire qu’ilssoient soumis à l’attention du peuple, qui n’appartenait pas à l’élitephilosophique”108. De ce point de vue, les cyniques ont ouvert lavoie aux chrétiens qui leur ont repris la même pratique del’intervention publique et à peu près les mêmes thématiques. Lesermon, remarque Foucault, est resté l’une des principalesmanières de faire entendre la vérité aux masses; mais si chez nousil est marqué d’une connotation foncièrement morale et parfoismoraliste, chez les cyniques cette intention était complètement

absente. “Au contraire, les cyniques se réfèrent à la liberté(eleutheria) et à l’autosuffisance (autarkeia) comme à des critèresfondamentaux sur lesquels mesurer chaque type de comportementou mode de vie”109. Nous sommes ici à nouveau témoins du lienétroit entre l’autarcie et le discours vrai tenu courageusement enpublic. Une fois de plus, la  parrhèsia apparaît comme pierre detouche d’une forme de vie autre, dangereusement vouée àl’indépendance, et qui pour exister a besoin d’une dimension

106 Op. cit., p.78107 Cette dernière expression est de Foucault, op. cit., p.79108  Ibidem109 Op. cit., p.80

41

Page 42: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 42/57

performative forte et non rhétorique. Elle a besoin de rendre leursens aux mots par des actes qui s’y accordent, de construire uneharmonie de vie foncièrement agressive, une harmonie dorique.

Cette forme de vie qui ne peut pas ne pas s’accompagner d’unepratique parrhèsiastique est de plus en plus ouvertement politique.En effet, nous lisons que “le sermon des cyniques s’attaquait àtoutes les institutions sociales, dans la mesure où elles étaient desobstacles à la liberté et à l’indépendance des hommes singuliers. La

 parrhèsia cynique avait aussi recours à des comportementsscandaleux ou à des attitudes qui mettaient en discussion leshabitudes collectives, les opinions, les critères de pudeur, les règlesinstitutionnelles et ainsi de suite”110. Les cyniques sont donc dessortes d’“agents de la problématisation”, puisqu’ils mettentsystématiquement en discussion tout comportement non réfléchi,comme dans le célèbre cas de Diogène qui se couronna lors des

 jeux olympiques pour avoir vaincu la misère, l’exil et ses propresvices; peu après, voyant deux chevaux se battre, et l’un fairetomber l’autre au sol, Diogène prit sa couronne et la déposa sur latête du cheval qui était resté debout. “Si la couronne est attribuéepour sanctionner une victoire morale, alors Diogène mérite unecouronne. Si, par contre, il s’agit seulement de force physique, alorsil n’y a aucune raison de ne pas donner la couronne à un chevalaussi”111.A titre d’exemple de “discours provocateur” Foucault cite ledialogue entre Diogène et Alexandre Le Grand. Le contratparrhèsiastique qui s’établit entre les deux est étrangementdéséquilibré, puisqu’Alexandre, qui est pourtant dans une positionde pouvoir bien supérieure à Diogène, doit reconnaître soninfériorité morale :

“Alexandre avait besoin de la phalange macédonienne, de la chevalerie

thessalienne, des Thraces, des Peones, et de beaucoup d’autres encore pourarriver là où il voulait et pour obtenir ce qu’il désirait; Diogène, par contre, sedéplaçait seul, en toute sécurité, de jour comme de nuit, partout où il voulaitaller. Au premier étaient nécessaires des sommes considérables d’or etd’argent pour réaliser ses projets; en plus, s’il voulait vraiment soumettre lesMacédoniens et les autres Grecs, il devait à chaque fois obtenir les faveurs deschefs et du peuple par des mots et par des dons; au contraire, Diogène, netitillait personne avec la flatterie, mais il disait la vérité à tout le monde, etmême s’il n’avait pas une seule drachme, pouvait se permettre de faire toutce qu’il voulait, il ne manquait jamais de réaliser ce qu’il se proposait, il étaitle seul à pouvoir vivre la vie qu’il considérait la meilleure et la plus heureuse,

110  Ibidem111 Op. cit., p.81

42

Page 43: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 43/57

et il n’aurait jamais accepté, en échange de sa pauvreté, ni le trôned’Alexandre, ni les richesses des Mèdes ou des Perses”112.

Ce qui est le plus intéressant dans cet extrait, c’est l’inversion des

rapports sociaux qui y apparaît et qui s’est opérée après le déclin dela Grèce démocratique. La puissance ne coïncide plus avec lanoblesse d’esprit, elle n’est plus discursive et désarmée, maisbelliqueuse et oppressive. La vraie noblesse qui permet au

 parrhèsiastes d’être tel, d’être l’homme dont la vie est en harmonieavec les paroles, est forcément critique envers le pouvoir constituéet ceux qui l’incarnent. La  parrhèsia a changé de camp, elle estmaintenant du côté des opprimés, et plus que jamais elle menace etfait peur, plus que jamais elle risque de révéler que l’Empereur est

nu.Après le fameux dialogue dans lequel Diogène demande àAlexandre de se déplacer parce qu’il lui enlève ce qu’il ne peut paslui donner, c’est-à-dire la lumière du soleil, le philosophe faitremarquer au roi que celui qui se promène armé n’est pas assuré deson pouvoir, et a des choses à craindre de la part de ses sujets. “Tule sais - continua (Diogène) - que c’est un signe de peur lorsqu’unhomme s’arme ? Et il n’est pas possible qu’un homme peureuxpuisse jamais devenir roi; il n’y a pas plus de droit qu’un esclave”113.

A cette provocation, le contrat parrhèsiastique est proche de sarupture, puisqu’Alexandre sort sa lance pour tuer l’impudent. Laréponse de Diogène, même dans cette situation, reconstitue ànouveau un rapport de pouvoir qui lui est favorable, par l’argumentdu courage de la vérité : “Je sais que tu as été offensé et je saisaussi que tu es libre. Tu as la capacité aussi bien que la légitimation

 juridique pour me tuer. Mais est-ce que tu seras assez courageuxpour écouter la vérité de ma bouche, ou es-tu lâche au point dedevoir me tuer ?”114. Foucault observe qu’ici s’instaure un autre

contrat parrhèsiastique fondé sur le courage et l’admirationréciproque qui lie les homme courageux entre eux.La vérité qu’Alexandre doit écouter est que le caractère vraimentroyal d’une personne ne lui vient pas de la naissance ou du pouvoir,mais qu’il est inné. Diogène a donc poussé son interlocuteur

  jusqu’au point aveugle de sa conscience, où Alexandre découvre“n’être aucunement ce qu’il pensait être - c’est-à-dire un roid’ascendance royale, doué des signes de sa nature divine, ou unsouverain qui est tel en vertu de son pouvoir supérieur, et ainsi de

112 Citation tirée de Dion Chrysostome, Quatrième discours sur le règne113 Op. cit., p.85114  Ibidem

43

Page 44: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 44/57

Page 45: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 45/57

pratique. “C’était un lieu commun - écrit Foucault - que n’importequel art ou technique devait s’apprendre avec mathesis et askesis,avec la connaissance théorique et l’entraînement pratique”117. L’art

de vivre demande, lui aussi, l’usage de l’askesis, mais celle-ci esttout à fait différente des pratiques ascétiques chrétiennes, puisqueces dernières avaient pour but la renonciation au soi, alors quel’askesis morale greco-romaine aspire à rejoindre une relationd’auto-possession et d’auto-souveraineté avec soi-même. Et alorsque l’ascèse chrétienne a comme thème central le détachement dumonde, les pratiques greco-romaines songeaient en revanche àdoter l’individu des moyens intellectuels et de la préparation moralequi lui permettraient de mieux affronter la vie sur terre.Foucault analyse à ce sujet les pratiques d’auto-diagnostic qui setrouvent dans le De tranquillitate animi de Sénèque. Il y a ici unecorrespondance entre Sénèque et le jeune Serenus. Ce dernierdemande des conseils sur sa conduite utilisant très souvent desmétaphores médicales. “Toutefois - écrit Serenus - je découvre chezmoi toujours ce même comportement (pourquoi, en effet, nedevrais-je pas te dire la vérité comme à un médecin ?) : je ne mesuis pas complètement libéré des défauts que je craignais ethaïssais, et, par contre, je ne suis pas non plus livré à ceux-là : jesuis dans une situation qui, même si elle n’est pas la piètre, estpourtant plaintive et affligeante : je ne suis ni malade ni en bonnesanté”118. Comme pour une consultation médicale, Serenus décritl’état de son esprit, ce qui fait partie d’une longue traditiond’identification métaphorique du malaise moral et de la maladiephysique. La maladie est aussi comparée au “mal de mer dont onpeut souffrir dans un bateau qui n’avance pas mais qui est sujet àun mouvement de tangage et de roulis. Serenus a peur de rester enmer dans ces conditions, alors que la terre ferme est en vue tout enlui demeurant inaccessible”119. Ici les trois métaphores cliniques

reviennent, “l’instabilité de Serenus - écrit Foucault - ne vient pasde ses péchés, ou du fait d’exister comme un être dans le temps -comme par exemple chez Augustin. Cela dépend du fait qu’il n’apas encore réussi à harmoniser complètement ses actions et sespensées avec la structure éthique qu’il a choisie pour soi. C’estcomme si Serenus était un bon pilote, comme s’il savait naviguer,comme s’il n’y avaient pas d’orages à l’horizon, et toutefois il étaitbloqué dans la mer et il ne pouvait pas rejoindre la terre fermeparce qu’il ne possède pas la tranquillitas, la firmitas qui vient d’une

117 Op. cit., p.95118 Op. cit., p.100119 Op. cit., p.101

45

Page 46: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 46/57

complète maîtrise de soi”120. Et c’est donc encore la maîtrise, liée àces trois techniques, qui en est la clef. La tranquillitas, la paixintérieure, est la condition préliminaire à la connaissance de la

vérité; pour l’obtenir, il faut apprendre à se conduire comme on leferait avec un bateau. C’est par la maîtrise que l’on rejoint la liberté.Foucault s’occupe ensuite d’un texte d’Epictète qui traite aussi despratiques d’auto-examen pour acquérir la tranquillité de l’âme, maisqui passe par la surveillance de nos représentations. On doit être -écrit-il - comme des sentinelles qui ne font rentrer personne dans lepalais sans en avoir d’abord contrôlé l’identité. Mais à la différencede l’auto-analyse chrétienne, “pour Epictète le problème n’est pascelui de déterminer la source de l’impression (Dieu ou Satan), devoir si elle cache ou non quelque chose; le problème est de vérifiersi l’impression représente quelque chose qui dépend ou non dusujet, c’est-à-dire si elle est ou non pas à la portée de sa volonté.Son but n’est pas de démasquer les trucs du Diable, mais degarantir la maîtrise de soi”121. A chaque fois qu’on rencontrequelque chose ou quelque événement, il faut se demander s’il esten rapport ou non avec un choix moral. “Dès que tu sors de chez toi,à l’aube, quoi que tu voies et tu entendes, examine-le et réponds-toicomme à une question. Qu’est-ce que tu a vu ? Un bel homme ouune belle femme? Applique la règle. S’agit-il de quelque chosed’indépendant ou de dépendant d’un choix moral ? Si c’est unechose indépendante, élimine-la”122. Dans le monde que l’on doitconstruire en suivant la règle d’Epictète, rien n’excède notre auto-gouvernement, tout doit être sous le contrôle de notre volonté,autrement il faut le rejeter.Au sujet de ces textes sur l’auto-examen, Foucault relève unetransformation dans les pratiques parrhèsiastiques pour ce quiconcerne le rapport entre maître et disciple : “auparavant, lorsquela  parrhèsia se développait dans le contexte de l’exercice d’une

conduite spirituelle, le maître était celui qui révélait la vérité àpropos du disciple. Maintenant, dans ces exercices, le maître se sertde la franchise dans les discours avec le disciple afin de l’aider àdistinguer les erreurs qu’il n’arrive pas à voir [...], mais maintenantl’usage de la parrhèsia est décalé de plus en plus vers le disciple,sous la forme d’un devoir qu’il a envers soi-même”123. Voici ladernière étape de la réappropriation de la parrhèsia. Le mouvementparrhèsiastique à travers l’histoire se constitue comme une courbe

120 Op. cit., p.105121 Op. cit ., pp. 106-107122 Op. cit., p.108123 Ibidem

46

Page 47: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 47/57

qui va du haut vers le bas, de la parrhèsia comme droit et privilègede naissance à sa forme éthique, qui en fait un impératif moral pourtous, plus pour les assujettis que pour les puissants, plus pour les

disciples que pour les maîtres. Cette courbe est exactementcontraire à la courbe qui constitue le mouvement parrhèsiastique engénéral, qui va du bas vers le haut. Il y a aussi une autretransformation qui s’opère au cours de ce changement, quiconcerne le caractère performatif de la  parrhèsia : le discours, enabsence d’une scène appropriée et d’un public instruit, ne se suffitplus à lui-même, et la forme de vie et les techniques pour la garder,deviennent le pendant nécessaire à tout discours vrai. “Ce qu’il fautsouligner, ici, - écrit Foucault - est que si la vérité du soi, dans cesexercices, n’est rien d’autre que la relation du soi avec la vérité,alors cette vérité n’est pas purement théorétique. La vérité du soicomporte d’un côté un ensemble de principes rationnels fondés surdes affirmations générales sur le monde, la vie humaine, lanécessité, le bonheur, la liberté, et ainsi de suite, et de l’autre côté,des règles pratiques de conduite”124.Les quatre questions sur l’activité du dire-vrai, qui est capable dedire la vérité, au sujet de quoi et avec quelles conséquences, ontsurgi autour de la figure de Socrate à partir du V ème siècle. Laproblématisation qui en découle et qui fait encore partie de laphilosophie telle que nous la concevons aujourd’hui a deux aspectsessentiels : l’un concerne le fait de s’assurer que le processusmental établisse correctement si une affirmation est vraie, l’autreporte sur la question de l’importance pour l’individu et pour lasociété du fait de dire la vérité, de connaître la vérité et dereconnaître les individus qui la disent. Dans le questionnement quia trait à l’acte de s’assurer qu’une affirmation est vraie noustrouvons les racines de la tradition de la philosophie occidentale queFoucault appelle l’“analytique de la vérité”. Dans l’autre

questionnement au sujet de qui est capable de dire le vrai etpourquoi il faut dire le vrai, nous trouvons les racines de la traditioncritique de l’Occident. En effet, Foucault dit que l’un des objectifs deson séminaire sur la parrhèsia était de “construire une généalogiede l’attitude critique dans la philosophie occidentale”125

Le courage de la vérité

Dans son cours de 1984 au Collège de France intitulé Le courage de

la vérité, Foucault revint sur le thème de la parrhèsia en tant124 Op. cit., p.109125 Op. cit., p.112

47

Page 48: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 48/57

qu’“enracinement politique et dérivation morale, par lequel on peutposer la question du sujet et de la vérité du point de vue de lapratique, de ce qu’on peut appeler le gouvernement de soi-même et

des autres”. La parrhèsia est ici considérée en tant que conceptcharnière où se nouent ensemble diverses problématiques tellesque l’analyse des modes de véridiction, l’étude des techniques degouvernementalité, et le repérage des formes de pratiques de soi.L’analyse des relations complexes entre ces trois éléments distinctsmontre qu’ils ne se réduisent pas les uns aux autres, dit Foucault,mais que leurs rapports sont constitutifs des uns et des autres. Cestrois éléments sont les savoirs étudiés dans la spécificité de leurvéridiction, les relations de pouvoir considérées non pas commel’émanation d’un pouvoir substantiel et envahissant, mais étudiéesdans les procédures par lesquelles la conduite des hommes estgouvernée, et enfin les modes de constitution du sujet à travers lespratiques de soi.Foucault met en oeuvre ici un “triple déplacement théorique” de lanotion de connaissance envers celle de véridiction, du concept dedomination envers celui de gouvernementalité, et de l’idéed’individu à celle de pratiques de soi. Et c’est là selon Foucault laseule façon d’étudier les rapports entre vérité, pouvoir et sujet sansles réduire les uns aux autres.En quoi, se demande-t-il, le dire vrai du parrhèsiastes se différencie-t-il des autres paroles vraies ? Le schéma que Foucault trace enréponse voit s’opposer les figures du parrhèsiastes, du prophète, dusage et de l’expert avec leurs différentes modalités de véridiction.Le prophète, dit-il, se trouve en posture de médiation, il adresse auxhommes une vérité qui vient d’ailleurs, il est l’intermédiaire entre leprésent et le futur, il dévoile, mais sous la forme de l’énigme. Leparrhèsiastes s’oppose au prophète, qui parle d’une voix qui n’estpas la sienne, parce que l’ethos parrhèsiastique exige que le

locuteur parle en tant que soi-même, la valeur de son proposdépendant du fait qu’il le signe.Le prophète, lui, n’a pas à être franc, mais cela n’entame pas lavérité de sa parole, car sa tâche est de dire le futur pour aider leshommes à le rejoindre en dépassant le présent, alors que leparrhèsiastes n’aide pas les hommes à franchir ce qui les sépare deleur avenir en fonction de la structure ontologique de l’être humainet du temps, mais les aide à sortir de leur aveuglement sur eux-mêmes en leur indiquant leurs complaisances, distractions et

lâchetés. Le parrhèsiastes n’a pas d’accès au registre élevé del’énigme, puisque il ne laisse rien à interpréter.

48

Page 49: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 49/57

Le sage s’oppose au parrhèsiastes car, malgré les apparences, il eststructurellement silencieux, il n’a pas besoin de parler et il peutdonner comme le prophète des réponses énigmatiques. Le sage dit

ce qui est, ne donne pas de conseils mais juste des préceptes deconduite générale.Diogène Laërce raconte, par exemple, qu’Héraclite s’était enfermédans un silence dédaigneux depuis que les Ephesiens avaient exiléson ami Hermodor qui avait fait la preuve qu’il était meilleur que lesautres et avait à ce titre fait usage de la parrhèsia. Est bien connul’épisode où Héraclite, au lieu de participer à l’Assemblée, reste à

  jouer avec les enfants devant la porte du temple, demeuresilencieux face aux gens qui viennent lui demander son avis sur lesort de la cité et justifie son attitude en disant : “Si je me tais c’estpour que vous bavardiez”. Socrate, en revanche, n’aurait pas eu ledroit de se taire, ni jamais ne se servit de ce droit : le parrhèsiastesn’a pas le droit de se dérober à sa tâche.Il y a une opposition ultérieure entre le savoir du sage qui peut êtretu et le savoir du parrhèsiastes qui doit être dit, qui a trait aucontenu de ces deux savoirs. Le sage connaît l’être de la nature etdes choses qui n’est pas immédiatement utile aux hommes, alorsque le parrhèsiastes détient un savoir ponctuel qui concerneexactement le moment actuel.Le technicien - l’expert ou le professeur - est également censé direvrai, enseigner la vérité qu’il connaît et le savoir qu’il possède, maiscela dans la mesure où il est lié à la tradition. Puisque lui-même aappris son savoir de ceux qui l’ont précédé, il a gardé la tâche decontinuer cette transmission. Mais dans les rapports qu’il établit, leprofesseur, l’expert ou le technicien, risque assez peu envers sesdisciples ou ses auditeurs. Le rapport que cette figure établit avecles autres et avec son savoir est un rapport de survie, ou deperpétuation de la vie, alors que le parrhèsiastes risque

constamment de mourir ou de déclencher une guerre.D’après Foucault, si le destin est la modalité de véridiction de laprophétie, l’être-là celle du sage, la techne celle de l’homme dusavoir faire, du technicien, de l’enseignant, l’ethos sera la modalitéde véridiction de la parrhèsia.Selon Foucault, tout sujet qui dit vrai rentre dans une de ces quatremodalités, mais historiquement on verra se produire entre elles desphénomènes de “gravitation”. Entre la sagesse et la parrhèsia il y aune tendance à se lier dans une modalité philosophique qui se

sépare des deux autres. Ainsi la sagesse et la parrhèsias’entremêlent dans la figure du philosophe dans la culture greco-

49

Page 50: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 50/57

romaine. En effet sa modalité de véridiction l’engage à dire l’êtredes choses et de la nature mais seulement dans la mesure où celasert à influer sur l’ethos.

Dans le christianisme médiéval on voit encore un autre phénomènede gravitation qui produit le regroupement de la modalitéprophétique et parrhèsiastique dans la figure du prédicateur.Pour ce qui est de la  parrhèsia à l’époque moderne, Foucault ditd’abord en un mot d’esprit qu’il n’en sait rien. Il y a, dit-il ensuite,des regroupements qui se forment entre des modalités devéridiction qui sont déjà complexes puisqu’elles se composent dediverses fusions des précédentes. La modalité philosophique tend àse coaguler avec celle de la prophétie dans la modalité devéridiction propre à la révolution126. Ensuite il y a la formation d’unpôle de véridiction technique qui est substantiellement constituépar les registres de vérité de la science et de la recherche. Lamodalité parrhèsiastique en tant que telle, elle, a disparu.

Pour une nouvelle actualité de la parrhèsia

Nous avons, préalablement aux analyses de Foucault sur la parrhèsia, reparcouru très brièvement la généalogie du sujet dansses derniers ouvrages. Le concept du dehors, d’après la lecturequ’en a fait Deleuze, est peut-être le plus proche de l’idée de lasubjectivité présupposée par la modalité de véridictionparrhèsiastique. Car le mouvement que cet ethos du risque de laparole vraie accomplit dans l’histoire est isomorphe à celui desautres formes de souci de soi, c’est-à-dire que de pratique réservéeaux élites il devient geste à la portée de quiconque. La disparitionde la  parrhèsia en tant qu’ethos particulier ne signifie pas pourautant l’impossibilité de sa renaissance sous d’autres formes de vie,car plus que d’une véritable disparition il s’agit d’une dispersion,

d’une dissémination de la parrhèsia à l’intérieur de la société.La  parrhèsia circule dans le corps social, mais elle ne peut pasatteindre le statut d’ethos à l’intérieur de la forme d’individualité quinous est actuellement imposée dans les démocraties modernes.

126 Dans l’entretien avec Fontana intitulé Une esthétique de l’existence à la question “Existe-t-il une vérité dans la politique ?” Foucault donne une réponse qu’il est important de citer :“Je crois trop à la vérité pour ne pas supposer qu’il y a différentes vérités et différentes façons de la dire. Certes, on ne peut pas demander à un gouvernement dedire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. En revanche, il est possible de demander aux gouvernements unecertaine vérité quant aux projets finaux, aux choix généraux de leur tactique, à un certain nombre de points

 particuliers de leur programme : c’est la  parrhèsia (la libre parole) du gouverné, qui peut, qui doit interpeller legouvernement au nom du savoir, de l’expérience qu’il a, du fait qu’il est un citoyen, sur ce que l’autre fait, sur le sensde son action, sur les décisions qu’il a prises”, DE IV, p.734, Une esthétique de l’existence.Foucault semblerait croire, ici, à la possibilité d’exercer la parrhèsia dans le cadre des actuelles démocraties, maisc’est en réalité la simple possibilité de la libre parole du gouverné qui y est devenue révolutionnaire.

50

Page 51: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 51/57

“On pourrait dire, (...) - écrivait Foucault à ce sujet - que le problèmeà la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose ànous aujourd’hui n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’Etat et

de ses institutions, mais de nous libérer nous de l’Etat et du typed’individualisation qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir denouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualitéqu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles”127. Mais à laquestion de savoir si les Grecs offraient une alternative à notreapproche du sujet, Foucault répondit qu’“on ne trouve pas lasolution d’un problème dans la solution d’un autre problème posé àune autre époque par des gens différents”128. C’est-à-dire qu’il nefaut pas lire son “retour aux Grecs” comme une sorte de détour loind’une réalité présente, comme un tournant dandyste, ainsi que lesmalveillants ont voulu l’interpréter. L’enjeu de cet intérêt pour lespratiques de subjectivation du passé tient au concept d’actualité telque Foucault l’a exprimé dans son travail sur Kant et les Lumières.L’actualité, la contemporanéité avec des pratiques ou desproblématiques, n’est pas une question chronologique oubiographique, mais une question d’attitude. “Par attitude, - écritFoucault - je veux dire un mode de relation à l’égard de l’actualité;un choix volontaire qui est fait par certains; enfin une manière depenser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui,tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme unetâche”129. Vue sous cet angle la  parrhèsia rappelle la question dudire vrai telle qu’on la vit présentement : sa métamorphose, songlissement vers l’anonymat, la non-verbalité et la révolution,amènent la parrhèsia au coeur de l’histoire de notre présent.La plèbe, telle que Foucault la décrit dans un entretien, est uneforme de vie collective et anonyme qui s’approche beaucoup de la“troisième catégorie” de joueurs parrhèsiastiques, car elle est un“quelque chose” qui n’est pas un “quelqu’un”, c’est une énergie

sans sujet qui s’agglutine et ensuite s’émulsionne à nouveau,indiscernable dans la masse des hommes, soluble, inexistante endeçà et au-delà de ses actes d’insoumission.On retrouve dans ce concept de plèbe, écrit Brossat, “ce queFoucault a dit de la radicale différence entre ce que la doxamoderne entend par l’auteur (du livre, du coup d’Etat, du crime) etce que la pensée critique doit entendre par la fonction-auteur : que

127 DE IV, cit. p.232128 DE IV, A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours, p.386129 DE IV, Qu’est-ce que les Lumières ?, p 569

51

Page 52: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 52/57

le texte doive, selon nos conventions avoir un nom propre (porter unnom d’auteur)”130.

“Il ne faut pas sans doute concevoir la “plèbe” - écrit Foucault - comme le fondpermanent de l’histoire, l’objectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n’y a sans doute pas deréalité sociologique de la “plèbe”. Mais il y a bien toujours quelque chose,dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir; quelquechose qui est non point de la matière première plus ou moins docile et rétive,mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée.“La” plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a “de la” plèbe. Il y a de la plèbedans les corps, et dans les âmes, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec uneextension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part

de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leurlimite, leur envers, leur contrecoup; c’est ce qui répond à toute avancée dupouvoir par un mouvement pour s’en dégager; c’est donc ce qui motive toutnouveau développement des réseaux de pouvoir.”131

La plèbe naît en même temps que la “singularité quelconque”enfantée par les démocraties modernes, où l’“hypocrite fiction ducaractère irremplaçable de l’individu (...) ne sert qu’à garantir sareprésentabilité universelle”132. La représentation parlementaire desidentités politiques des individus se double dans les démocraties

actuelles de la représentation spectaculaire des corps individuels.Agamben écrit que “la réduction du corps humain au rang demarchandise, en le pliant aux lois d’airain de la massification et dela valeur d’échange, semblait en même temps le racheter desstigmates d’ineffabilité qui l’avaient marqué des millénaires durant.En se défaisant de la double chaîne du destin biologique et de labiographie individuelle, il prenait congé aussi bien du cri inarticulédu corps tragique que du mutisme du corps comique, et semblait,pour la première fois parfaitement communicable, intégralement

illuminé (...) ni générique ni individuel, ni image de la divinité, niforme animale, le corps devenait alors vraiment quelconque.”133 Decette singularité quelconque qui n’apparaît pas dans les analyses deFoucault, mais qui n’est pas sans être la créature de lagouvernementalité telle qu’il la décrit, Agamben dit qu’elle doit seréapproprier le langage. Se joue là le combat le plus radical que l’onpuisse penser, car il s’agit de se réapproprier la possibilité mêmed’être humains telle qu’elle est décrite en Occident; “dans la

130 A. Brossat,  La question de la plèbe, in Michel Foucault les jeux de la vérité et du pouvoir , 1994, Nancy, PressesUniversitaires de Nancy, p. 149131 DE III, p.421, Pouvoirs et stratégies132 G. Agamben, La communauté qui vient, Editions du Seuil, Paris, 1990, p.30133 Op. cit., p.51-52

52

Page 53: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 53/57

tradition philosophique occidentale, en effet, l’homme apparaîtcomme le mortel et, en même temps comme le  parlant . Il estl’animal qui a la <<faculté>> du langage ( zoon logon echon) et

l’animal qui a la <<faculté>> de la mort (Fähigkeit des Todes, selonla terminologie hégélienne)”134. La  parrhèsia se place au carrefourde ces deux “facultés” qui définissent pour nous l’humain : en elleliberté de parole et danger de mort se conjuguent dans un seulethos.Mais la faculté de mourir, comme Foucault nous le dit dans soncours de 1976 nous a été lentement expropriée. A partir de la fin duXIII ème siècle en Occident, la mort commence à disparaître de lapublicité et des rituels, frappée par une sorte de "disqualificationprogressive", jusqu’au point où “c'est aujourd'hui moins le sexe quela mort qui est l'objet du tabou."135La disparition de l’héroïsme estune conséquence directe de cette perte de la faculté humaine demourir, puisque ce qui connotait la singularité exceptionnelle duhéros était le choix d’ un absolu propre à la mort et non pas à la vie(selon Todorov la symétrie des termes vie et mort  serait en effettrompeuse136). L’héroïsme a quitté la singularité, qui est restéeprisonnière des mailles individualisantes du biopouvoir, mais ilatteint les masses dans une sorte de pulvérisation. Todorov raconte,pour décrire ce processus, un conte d’Andersen d’inspirationvaguement gnostique : “le diable - écrit-il - a fabriqué un immensemiroir, le miroir du mal, et il l’envoie à Dieu. Celui-ci le fait glisserdes mains de ses porteurs, et le miroir se casse; mais il ne disparaîtpas pour autant. <<Il vint s’écraser à terre, où il se brisa encentaines de millions ou en milliards de morceaux et davantage, etainsi fit beaucoup plus mal que précédemment; car plusieurs de cesmorceaux n’étaient guère plus gros que des grains de sable, etvolèrent partout dans le monde>>”.137

*

La médecine, écrivait Foucault dans Naissance de la clinique, est la“science de l’individu”138, et elle est surtout, ajoutons-nous, le savoirqui produit la singularité quelconque139, car dans l’image del’homme générique véhiculée par l’anatomo-pathologie, elleprésuppose “comme champ d’origine et de manifestation de la

134 G. Agamben, Le langage et la mort, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1991, 1997, p.14135 M. Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p.220136 T. Todorov, Face à l’extrême, Editions du Seuil, 1994, p.54137 Op. cit., p.58138 M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris, 1963, p.201139 Au sujet du pouvoir “généralisant” du diagnostic médical, Blanchot écrit que “Rilke refusa (...) farouchementd’apprendre de quoi il mourait, ne voulant pas mettre entre lui et sa fin la médiation d’un savoir général”, M.Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955, p.159

53

Page 54: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 54/57

vérité l’espace discursif du cadavre : l’intérieur dévoilé”140. Lascience, qui a voulu quadriller le dehors et qui a relégué l’intérieurhumain aux ventres des cadavres, a inauguré indirectement

l’impossibilité présente pour les individus de se construire eux-mêmes dans la vérité.“Il restera sans doute décisif pour notre culture - écrit Foucault - quele premier discours scientifique tenu par elle sur l’individu ait dûpasser par ce moment de la mort. C’est que l’homme occidental n’apu se constituer à ses propres yeux comme objet de science, il nes’est pris à l’intérieur de son langage et ne s’est donné en lui et parlui une existence discursive, qu’en référence à sa propredestruction”141

Mais dès que la vérité s’agglutine en formations collectivesanonymes et en gestes de masse, le pouvoir individualisant, danstoutes ses formes, touche à sa limite. Le soulèvement pour celaétait, selon Foucault, préférable à la révolution car “la révolutions’organise selon toute une économie intérieure au temps : desconditions, des promesses, des nécessités; elle loge dans l’histoire,y fait son lit et finalement s’y couche. Le soulèvement, lui, coupantle temps, dresse les hommes à la verticale de leur terre et de leurhumanité”142. Son enthousiasme pour le mouvement iranien doitêtre compris comme la joie de voir des masses d’hommes exposerleurs vies, risquer la mort devant le pouvoir. “Les soulèvements -écrivait Foucault - appartiennent à l’histoire. Mais, d’une certainefaçon, ils lui échappent. Le mouvement par lequel un homme seul,un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit <<Je n’obéisplus>>, et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risquede sa vie - ce mouvement me paraît irréductible. Parce qu’aucunpouvoir n’est capable de le rendre absolument impossible : Varsovieaura toujours son ghetto révolté et ses égouts peuplés d’insurgés.Et parce que l’homme qui se lève est finalement sans explication; il

faut un arrachement qui interrompt le fil de l’histoire, et ses longueschaînes de raisons, pour qu’un homme puisse, <<réellement>>,préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir”.143

La forme de vie parrhèsiastique qui se réaproprie le langage, seréaproprie aussi son existence corporelle et donc la mort. Ellechoisit le risque d’être engloutie par la béance du dehors, plutôt quevivre en se débattant entre les mailles de plus en plus fines dupouvoir, elle choisit d’atteindre la vie comme “puissance du

140M. Foucault, Naissance de la clinique, cit.., p.200141  Ibidem142 DE III, Vivre autrement le temps, p. 790143 DE III, Inutile de se soulever ? p.791

54

Page 55: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 55/57

dehors”. Mais, se demande Deleuze “qu’est-ce qui nous dit que cedehors n’est pas un vide terrifiant, et cette vie qui semble résister,la simple distribution dans le vide de morts “partielles, progressives

et lentes”? On ne peut même plus dire que la mort transforme la vieen destin, dans un événement “insécable et décisif”, mais plutôtqu’elle se multiplie et se différencie pour donner à la vie dessingularités, donc les vérités que celle-ci croit tenir de sarésistance”144.On peut imaginer la sortie de ce cortège général d’un “Onmeurt”145désormais seulement sous forme de soulèvements, decoagulations parrhèsiastiques occasionnelles, car ce n’est pas la

 parrhèsia, en réalité, qui a perdu sa place dans le monde actuel,mais le parrhèsiastes.La non-latence potentielle de la vérité dans la masse, où se cache,sans doute, “de la” plèbe au milieu de la multitude atomisée dessingularités quelconque, transforme l’exercice ordinaire du pouvoirdémocratique en état d’exception permanent et substitue à larépression ciblée d’autrefois une sorte de mutilation linguistique etexistentielle généralisée. “La singularité quelconque, qui veut seréapproprier son appartenance même, son propre être-dans-le-langage et qui rejette, dès lors, toute identité et toute conditiond’appartenance, est le principal ennemi de l’Etat. Partout où cessingularités manifesteront pacifiquement leur être commun, il yaura une place Tienanmen, et tôt ou tard, les chars d’assautapparaîtront”146.

L’Italie et l’“effet Foucault” 

Rella, en 1977, dans un moment particulièrement grave de lasituation politique italienne, analysait l’“effet Foucault” sur lalittérature militante de cette époque. A ce sujet, il citait le passage

suivant, tiré d’un texte écrit par des représentants du milieuautonome sur l’affaire de Bologne : “La “parole sans sujet” se situedans un livre rhizomatique : “ce livre est un discours sans sujet,fragmentaire, partiel, un lieu sans territoire, une ville invisible, quiglisse au-dessus, qui fuit par le toit, qui est absente des miroirsofficiels (...) et le sujet collectif, étranger dans sa propre ville,imperceptiblement s’organise, change de terrain, fuit latéralementle défi du pouvoir (...) Le livre qui se produit dans cette fuite peutêtre lu seulement dans son ordre rhizomatique : l’ “ordre

144 G. Deleuze, Foucault, cit., p.102145  Ibidem146 G. Agamben, La communauté qui vient, cit., p.90

55

Page 56: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 56/57

chronologique” (...) celui-ci nous le recommandons seulement à quicroit qu’il faut d’abord comprendre; nous ne voulons pas nousexpliquer”147.

Le refus de s’expliquer , comme écrivent les auteurs du texte, est ence cas la directe conséquence de la stratégie de la terreur : là où lesbombes explosent, au lieu de revendiquer pour soi, comme formede lutte, la parrhèsia contre la dictature du meurtre d’Etat anonymeet sans phrase, les sujets s’effacent dans une espèce de fuite loin del’explosion, loin de l’histoire qui s’enchaîne dans un flux régulier deviolences. Il ne s’agit pas, dans ce livre “rhizomatique” qui voudraitfonctionner sur une chronologie autre et discontinue, d’unehétérotopie, mais d’une a-topie, d’un lieu où la lutte serait encorepossible, où il n’y aurait pas besoin de s’expliquer . La  parrhèsia setait devant les fusils et “malgré toute illusion, - écrit Rella à proposde ce texte - on n’échappe pas à l’“échiquier de la guerre”. Noussommes dans l’affrontement, et nous pouvons gagner, en entransformant radicalement les termes, c’est-à-dire en se posant à sahauteur réelle. A ce niveau il n’existe pas d’autonomie. “Ce silencen’existe pas. Et l’impuissance de qui a été rendu muet ne peut pasêtre définie comme tel. Le silence se montre là où tout ce quipouvait être dit a été dit : alors, lorsqu’on se tait, comme disaitHegel, même les pierres hurlent.”148

 

147 Aa. Vv. , Autori molti compagni, Bologna marzo 1977... fatti nostri ... , Bertani, Verona, 1977148 F. Rella  Introduzione dans M. Cacciari, F. Rella, M. Tafuri, G. Teyssot  Il dispositivo Foucault , Cluva, Venezia,1977 p.21

56

Page 57: La Parrhsia

8/6/2019 La Parrhsia

http://slidepdf.com/reader/full/la-parrhsia 57/57