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LITTÉRATURE 28 Nos visiteurs ... Éditorial L ’année est lancée et, avec elle, ses rencontres. Il y a eu le passage remarqué de l’écrivain camerounais Eugène Ébodé, en février dernier. Voici que ceux qui s’intéressent à la littérature à Bujumlura étaient, pour une semaine, dans une série d’ateliers d’écriture avec Kebir Ammi. Le premier nous parlait de l’im- portance de la critique littéraire, autant pour le lecteur, l’art que pour l’histoire ; le second insiste, avec beaucoup de générosité, sur l’attention qu’on doit prêter à la langue pour autant qu’on veuille se lancer dans l’écrit. Pour rap- pel, Kebir Ammi vit en France et écrit en français, après avoir enseigné l’anglais, qu’il a par ailleurs étudié, étant lui-même algérien par son père, marocain par sa mère... D’ailleurs, en parlant d’anglais, glissons vers les États- Unis desquels Eugène tire un roman qui s’attèle à peindre Rosa Parks, celle-là qui refusa de céder sa place dans un bus pour cause de couleur de peau et qui devient, sous la plume de l’ancien joueur de foot devenu professeur d’uni- versité, la rose dans le bus jaune. La lecture du roman est à découvrir dans ces pages. Des cultures et des rencontres donc. Mais si le monde vient vers nous avec ses conteurs, came- rounais, du Maghreb, d’ici et d’ailleurs, allons-nous pour autant vers lui ? Proposons-nous notre temps aux diffé- rentes initiatives culturelles et littéraires qui prennent de plus en plus place autour de nous ? L’idée serait que nos visiteurs ne se sentent pas seuls, Iwacu ... g Roland Rugero Rencontre Kebir Ammi : « Dans l’écrivain, il y a l’obsession du langage » En résidence d’auteur à l’Institut Français du Burundi pour une semaine, l’écrivain marocain évoque ses rencontres dans les ateliers d’écriture, le pays, l’Afrique. Q uatre jours passés à travailler avec une vingtaine d’auteurs confirmés ou pas sur l’autobiographie … Pourquoi cette thématique ? Il y a d’abord une rencontre passion- nante : le premier récit autobiogra- phique connu, Les Confessions, de Saint-Augustin. C’est au 4 ème Siècle après Jésus-Christ, l’Algérie s’appelle encore Numidie, et le philosophe parle, à Rome, de « retourner chez moi en Afrique ». Malheureusement, les uni- versités et les intellectuels africains ont oublié cet écrivain-là, des leurs, pour ne garder que l’homme d’Église. C’est mon point de départ vers l’autobiographie. J’ai justement lu des extraits de celle de Saint-Augustin aux participants aux ateliers, et ils n’en revenaient pas ! Pourquoi ? L’intuition du philosophe, qui raconte, à son époque déjà, ce qui fait la ri- chesse d’un récit autobiographique : la sincérité, le détail. Lire le plus grand penseur du Moyen Âge, l’un des quatre Pères de l’Église latine, qui raconte avoir fait l’école buissonnière, com- ment il préférait les mathématiques au grec, la relation difficile entre son père et sa mère, … c’est saisissant. Voilà ma soif à partager ! Et vous sentez de l’intérêt chez ceux qui découvrent avec vous cette expression littéraire ? Oui. Beaucoup ! L’autobiographie met en place des mécanismes intérieurs extraordinaires. Pour nous, de cultures musulmanes où le récit à la première personne du singulier n’existe pas, c’est l’occasion d’affirmer sa vision, de raconter le monde en retrait du groupe, du « nous » et je crois que ce travail est important pour le Burundi, avec ses obstacles, une histoire diffi- cile. C’est aussi un cheminement dur, l’écriture. J’ai expliqué qu’on ne de- vient pas écrivain au bout d’un atelier d’écriture. Certains n’ont pas voulu le comprendre, malheureusement … C’est -à -dire ? Un récit, ce n’est pas 10, 20 lignes, 100 : c’est une langue, le rapport de l’auteur à la langue. Dans ce qu’il écrit, on y re- trouve sa mère, ses joies, son enfance, ses souffrances, … Dans la littérature, qui est avant tout un « jeu », l’écrivain déploie un langage qui s’exprime à tra- vers son rapport au monde. Il y a chez lui l’obsession du langage, puisé dans divers lieux. Quand vous lisez García Márquez, Vargas Llosa, Carlos Fuentes ou Alejo Carpentier, il y a quelque chose de plus qu’un récit. Certains auteurs vous permettent de voyager deux, trois heures. D’autres toute une vie. Il y a un sujet qui vous tient à cœur : la rencontre des mondes littéraires entre l’Afrique du Nord et la Subsaharienne … Oui. En 2009, les Algériens organi- saient le Festival Panafricain, en invi- tant notamment les écrivains du conti- nent, et mêmes ceux ayant des racines africaines comme ceux des Antilles, à Alger. C’était une idée très intéressante, même si je regrette qu’il n’y ait pas eu des voix venant du monde anglophone, et que l’ouvrage commun publié à l’occasion, Encrages Africains, n’ait pas connu de suite … Mais depuis, des initiatives individuelles ont suivi : si je suis au Burundi, c’est grâce à Eugène Ébodé, du Cameroun, qui lui-même était au Salon du livre de Casablanca avec d›autres écrivains comme l›Ivoirienne Tanella Boni, le Congolais Henri Lopes, etc. Ces échanges, ces voyages sont très importants.

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Littérature

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Nos visiteurs ...Éditorial

L’année est lancée et, avec elle, ses rencontres. Il y a eu le passage remarqué de

l’écrivain camerounais Eugène Ébodé, en février dernier. Voici que ceux qui s’intéressent à la littérature à Bujumlura étaient, pour une semaine, dans une série d’ateliers d’écriture avec Kebir Ammi.

Le premier nous parlait de l’im-portance de la critique littéraire, autant pour le lecteur, l’art que pour l’histoire ; le second insiste, avec beaucoup de générosité, sur l’attention qu’on doit prêter à la langue pour autant qu’on veuille se lancer dans l’écrit. Pour rap-pel, Kebir Ammi vit en France et écrit en français, après avoir enseigné l’anglais, qu’il a par ailleurs étudié, étant lui-même algérien par son père, marocain par sa mère...

D’ailleurs, en parlant d’anglais, glissons vers les États-Unis desquels Eugène tire un roman qui s’attèle à peindre Rosa Parks, celle-là qui refusa de céder sa place dans un bus pour cause de couleur de peau et qui devient, sous la plume de l’ancien joueur de foot devenu professeur d’uni-versité, la rose dans le bus jaune.

La lecture du roman est à découvrir dans ces pages.

Des cultures et des rencontres donc.

Mais si le monde vient vers nous avec ses conteurs, came-rounais, du Maghreb, d’ici et d’ailleurs, allons-nous pour autant vers lui ? Proposons-nous notre temps aux diffé-rentes initiatives culturelles et littéraires qui prennent de plus en plus place autour de nous ?

L’idée serait que nos visiteurs ne se sentent pas seuls, Iwacu ... g

Roland Rugero

Rencontre

Kebir Ammi : « Dans l’écrivain, il y a l’obsession du langage »En résidence d’auteur à l’Institut Français du Burundi pour une semaine, l’écrivain marocain évoque ses rencontres dans les ateliers d’écriture, le pays, l’Afrique.

Quatre jours passés à travailler avec une vingtaine d’auteurs confirmés ou pas sur

l’autobiographie … Pourquoi cette thématique ?Il y a d’abord une rencontre passion-nante : le premier récit autobiogra-phique connu, Les Confessions, de Saint-Augustin. C’est au 4ème Siècle après Jésus-Christ, l’Algérie s’appelle encore Numidie, et le philosophe parle, à Rome, de « retourner chez moi en Afrique ». Malheureusement, les uni-versités et les intellectuels africains ont oublié cet écrivain-là, des leurs, pour ne garder que l’homme d’Église. C’est mon point de départ vers l’autobiographie. J’ai justement lu des extraits de celle de Saint-Augustin aux participants aux ateliers, et ils n’en revenaient pas !

Pourquoi ? L’intuition du philosophe, qui raconte, à son époque déjà, ce qui fait la ri-chesse d’un récit autobiographique : la sincérité, le détail. Lire le plus grand

penseur du Moyen Âge, l’un des quatre Pères de l’Église latine, qui raconte avoir fait l’école buissonnière, com-ment il préférait les mathématiques au grec, la relation difficile entre son père et sa mère, … c’est saisissant. Voilà ma soif à partager !

Et vous sentez de l’intérêt chez ceux qui découvrent avec vous cette expression littéraire ?Oui. Beaucoup ! L’autobiographie met en place des mécanismes intérieurs extraordinaires. Pour nous, de cultures musulmanes où le récit à la première personne du singulier n’existe pas, c’est l’occasion d’affirmer sa vision, de raconter le monde en retrait du groupe, du « nous » et je crois que ce travail est important pour le Burundi, avec ses obstacles, une histoire diffi-cile. C’est aussi un cheminement dur, l’écriture. J’ai expliqué qu’on ne de-vient pas écrivain au bout d’un atelier d’écriture. Certains n’ont pas voulu le comprendre, malheureusement …

C’est -à -dire ? Un récit, ce n’est pas 10, 20 lignes, 100 : c’est une langue, le rapport de l’auteur à la langue. Dans ce qu’il écrit, on y re-trouve sa mère, ses joies, son enfance, ses souffrances, … Dans la littérature, qui est avant tout un « jeu », l’écrivain

déploie un langage qui s’exprime à tra-vers son rapport au monde. Il y a chez lui l’obsession du langage, puisé dans divers lieux. Quand vous lisez García Márquez, Vargas Llosa, Carlos Fuentes ou Alejo Carpentier, il y a quelque chose de plus qu’un récit. Certains auteurs vous permettent de voyager deux, trois heures. D’autres toute une vie.

Il y a un sujet qui vous tient à cœur : la rencontre des mondes littéraires entre l’Afrique du Nord et la Subsaharienne …Oui. En 2009, les Algériens organi-saient le Festival Panafricain, en invi-tant notamment les écrivains du conti-nent, et mêmes ceux ayant des racines africaines comme ceux des Antilles, à Alger. C’était une idée très intéressante, même si je regrette qu’il n’y ait pas eu des voix venant du monde anglophone, et que l’ouvrage commun publié à l’occasion, Encrages Africains, n’ait pas connu de suite … Mais depuis, des initiatives individuelles ont suivi : si je suis au Burundi, c’est grâce à Eugène Ébodé, du Cameroun, qui lui-même était au Salon du livre de Casablanca avec d›autres écrivains comme l›Ivoirienne Tanella Boni, le Congolais Henri Lopes, etc. Ces échanges, ces voyages sont très importants.

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Justement, qu’est-ce que vous ressentez de la littérature africaine d’expression anglophone ?Elle me semble avoir trouvé un territoire de fiction, un peu plus que chez nous autres d’expression francophone … Et que cela soit pour nos pro-venances (sur le continent, dans nos pays, nos commu-nautés) ou pour nos langues, l’essentiel est de garder à l’esprit que l’écrivain n’est le porte-parole de quoi que ce soit d’autre que ses blessures, de lui-même. Pas d’une na-tion, ou même d’un continent. Et puis, comme je l’expliquais à l’Université du Burundi où l’on me parlait tant et tant de l’Europe, je peux me sentir proche d’un écrivain burun-dais ou chinois que d’un récit marocain. La littérature in-vite à l’ouverture, au voyage. Elle n’enferme pas dans des références.

Une impression du Burundi ?J’ai été ébloui par la richesse et la beauté de la nature du pays, sur la route menant à l’Alliance de Gitega, où j’ai reçu un accueil très chaleu-reux, des élèves courtois, pré-parés, des professeurs enga-gés. En revenant à la nature, c’est dommage qu’on la laisse inconnue. C’est presqu’un crime. Si j’étais Burundais, j’écrirais un roman là-dessus, et ce serait peut-être l’œuvre la plus engagée du pays car je célèbrerai mes racines, le chez-moi. g

Propos recueillis par Roland Rugero

Professeur d’anglais en France, Kebir Ammi est également co-fondateur du Magazine Littéraire du Maroc. Il a publié, notamment aux éditions Gallimard, "Le

ciel sans détours", "Les vertus immorales" et "Mardochée" …

A l’Institut Français du Burundi :

• Concert de musique classique le vendredi 3 mai 2013, à 19h (violon, alto et violoncelle) avec le Quator Alfama

• Du théâtre avec la Troupe du Lycée du Saint-Esprit qui présente, vendredi 10 et samedi 11 mai 2013, à 18h, la pièce La Seconde Surprise de l’amour, une comédie en 3 actes de Marivaux

Le café-littéraire Samandari propose :

• une soirée consacrée à la présence du Jazz en Afrique (2 mai)

• la découverte de la poésie de Jacques Prévert (3 mai), puis de l’oeuvre d’Albert Camus (le 16 mai)

• la rencontre avec un genre musical populaire mais méconnu au Burundi : le Taarab … (23 mai)

Pêle-mêle

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Lauréat du prix Ève Delacroix de l’Académie française pour Silikani (Gallimard, 2006), Prix Yambo

Ouologuem pour Madame l’Afrique (éd. APIC, Alger, 2010), Eugène Ébodé a également été élevé au rang de Chevalier des Arts et lettres en 2010 par le Ministre français de la Culture Frédéric Mitterrand. Dans son récent et septième roman La Rose dans le bus jaune, l’écrivain signe une subtile bio-fiction sur la vie de Rosa Parks.

Le récit met en scène le combat de la «Mother of the Modern Civil Rights Movement» contre les lois ségrégation-nistes dites «Jim Crow», aux côtés de Martin Luther King et d’autres person-nalités marquantes de cette mobilisa-tion des années cinquante et soixante aux États-Unis.

Il apparaît à bien des égards comme une biographie fouillée et une auda-cieuse fiction autour de la personnalité du « Blanc » qui voulait s’asseoir à la place alors occupée par Rosa dans le fameux bus jaune. Une phrase nietzs-chéenne, extraite de Ainsi parlait Zarathoustra, occupe l’esprit de l’hé-roïne et annonce le chambardement à venir : « Il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse ».La critique, signée Rabiaa Marhouch, est intégralement reproduite du site http://www.culturessud.com/

Le roman qui débute et se termine avec l’évocation des dernières années de la vie de Rosa Parks se présente comme une remémoration du passé et un recueil de souvenirs poignants. La narratrice, qui n’est autre que Rosa Parks elle-même, nous fait entrer dans son tumulte intérieur pour décrire par le menu sa journée du 1er décembre 1955. Elle met l’accent sur l’épisode du boycott des bus par la communauté noire américaine à Montgomery. Le roman avance du reste par ellipses, brassant dates et repères importants : rassemblements populaires, collectes de fonds, organisation des marches, tournée de Rosa Paks aux Etats-Unis après la victoire définitive des boy-cotteurs, assassinat de Martin Luther King, mort de la mère de Rosa, dispa-rition de son frère, décès de son mari

et compagnon de combat, rencontre de Rosa avec Nelson Mandela, etc. Les vingt-trois chapitres qui composent l’ouvrage sont ainsi parsemés de frag-ments de la vie de Rosa Parks et nous éclairent progressivement sur son parcours de femme et de combattante. C’est un portait fait par petites touches qui restitue l’unité et le caractère inoxydable d’une femme plongée dans la bourrasque mais ne déviant pas sur le chemin qu’elle a choisi.

Si le récit prend pour toile de fond un épisode de l’histoire étasunienne et met en scène une figure emblématique de cette période, il n’en demeure pas moins un mélange d’événements et de personnages réels et fictifs. L’auteur a notamment inventé l’homme qui vou-lait prendre la place de Rosa Parks et que l’Histoire a oublié. Il choisit de l’appeler Douglas White, lui attribue des origines et une famille métisses, puis, dans une forme de remords suivi d’un ressaisissement, White se décide à jouer un rôle dans le boycott et à régler son pas sur celui de Rosa. Cette trouvaille et ces ajustements donnent à l’auteur la possibilité de combler un « blanc » laissé par l’Histoire dans le but de restaurer la mémoire his-torique, non de l’extérieur mais de

Découverte

Quand Eugène Ébodé nous raconte Rosa Parks

l’intérieur, en « restituant » la manière dont Rosa Parks et son entourage ont vécu les événements.

Le texte affiche un travail soigneux d’érudition, un grand souci de la préci-sion et du détail, résultat d’une impor-tante documentation et de nombreuses enquêtes de terrain. Eugène Ébodé affirme, en effet, avoir entrepris depuis plusieurs années des investigations pour comprendre ce qui s’est passé à Montgomery et en Alabama en 1955, après avoir découvert la figure fasci-nante de Rosa Parks : « En 2000, je me suis documenté sur l’histoire des droits civiques car la figure de Luther King me captivait. C’est à travers King que je suis arrivé à Rosa Parks. Sa person-nalité m’a ébloui. Le passage de simple couturière à héroïne nationale et icône mondiale m’a paru digne d’un conte de fée ». Après des échanges par corres-pondance avec Rosa Parks et plusieurs séjours au Sud des États-Unis, il achève en 2007 un premier texte à la troisième personne. La décision de le réécrire à la première personne n’est venue que tardivement. À l’instar de Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien, ce changement de stratégie narrative, explique l’auteur, est dû à un désir de se rapprocher le plus possible de son personnage, qu’il a réussi incontesta-blement à habiter.

Tout en respectant donc en grande partie les données historiques, il met en scène de manière très vivante le parcours passionnant de l’icône état-sunienne des droits civiques. Il prend la liberté d’imaginer et de recréer les conditions dans lesquelles se sont déroulés les événements, leur donne corps et âme en recréant des décors, en mettant des paroles dans la bouches des personnages – prenant le risque, notamment, d’attribuer à Luther King des discours reconfigurés, imitant le style « ironique » cher à Socrate–, et en décrivant abondamment les lieux où se déroulent les actions, avant de rebasculer en fin de compte en Afrique, où les personnages retrouvent la terre que leurs ancêtres étaient contraints de quitter. Si le texte peut être légi-timement critiqué sur les libertés prises avec la réalité historique, il n’en

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« Ngugi et Césaire sont d’actualité. Césaire a écrit le Discours sur le colonialisme pour au-jourd’hui. Nous avons tout intérêt à le lire. Les ques-tions que posent Ngugi wa Thiong’o sont d’une importance cruciale, à sa-voir : peut-on parler d’une littérature africaine? Ngugi montre qu’il existe un désir réel de la part des Africains de créer une littérature à partir de leur langue, mais notre histoire

demeure pas moins bouleversant. Son style maîtrisé, sans excès de pathos, conserve la même justesse de ton dans la description des émotions des per-sonnages aux prises avec une machine-rie sociale qui lamine et broie ceux qui s’opposent à elle.

Le récit s’emploie à reconfigurer une image de Rosa Parks qui révèle égale-ment les préoccupations et la philoso-phie de l’auteur, à travers notamment le choix de faire de Douglas White un personnage issu d’une famille métisse. On reconnait ici les positions d’Eugène Ébodé sur la mixité, problématique à laquelle il a consacré son avant-dernier roman, Métisse Palissade (Gallimard, 2012). L’imbrication de deux ou plu-sieurs langues dans le texte (ici, le fran-çais et l’anglais) reste une constante dans son travail littéraire. Sa quête de l’universalité, à travers la réconcilia-tion des mémoires, passe par l’évoca-tion permanente d’un désir de faire dialoguer les morts et les vivants, mé-taphore qui exprime sans doute son vœu d’exorciser les démons du passé ou d’établir un lien entre les vivants et les morts par une écriture qui invite à l’abolition des frontières entre le connu et l’inconnu, le visible et l’invisible, le réel et le fictionnel.

Eugène Ébodé poursuit donc dans La Rose dans le bus jaune son projet lit-téraire dont le but est d’établir des passerelles là où on a érigé des palis-sades. La Rosa Parks d’Ébodé fascine

par son courage, sa détermination et la grandeur de son âme, quand, après avoir éprouvé des sentiments d’hosti-lité à l’égard de Douglas White elle s’en dégage pour le tenir presque pour fils adoptif, symbole ultime d’un désir de réconciliation et d’un vivre ensemble pacifique. Le roman ne se situe d’ail-leurs pas dans une perspective ma-chiavélique en opposant le camp des « Blancs » à celui des « Non-blancs ». Il ne prétend pas non plus faire le procès différé d’une déchirure historique qui part de la Traite Négrière à la ségré-gation raciale, et de l’Afrique à l’Amé-rique. La présence de l’Africain Manga Bell, personnage fictif et double de Martin Luther King, venu combattre auprès des Montgomériens progres-sistes, représente une symbiose qui échappe à la ligne de couleur, déborde

coloniale ne nous le permet pas. Nous sommes des êtres hybrides, nous devons vivre avec cette réa-lité, qui est une richesse. Mais il y

les frontières géographiques et ra-ciales. Le discours de ce personnage emblématique rappelle également la part de responsabilité de l’Afrique dans le fléau que fut l’esclavage. Sa voix libérée rejoint celles des « militants de l’égalité » de Montgomery et se fond en elles pour s’opposer à des siècles d’in-justice. Répétant d’une seule et unique voix le « NON DE ROSA », ce cri d’une couturière anonyme qui a redressé une nation, les boycotteurs de Montgomery sont décrits comme des femmes et des hommes sans épithètes, qui ont ren-versé un monstre aux tentacules juri-diques interminables. Ils l’ont combat-tu et vaincu sur le terrain du droit et de la résistance pacifique à l’oppression.

Poétique des enjambements jubi-latoires par-delà les genres et les modèles narratifs restreints ou figés, l’écriture ébodienne surprend et in-trigue au risque d’indisposer par le jeu souterrain de ses propres aisances. L’auteur peut-il, reprenant le mot de Flaubert à propos de Madame Bovary, s’écrier : « La Rose dans le bus jaune, c’est moi ! » ? Il l’affirme lorsqu’il dé-clare :«Ce livre est cousu d’un fil ténu qui part de ma fascination pour Martin Luther King à mon émerveillement pour Rosa Parks, cette étoile féminine qui luit en tout homme, en tout être déterminé à échapper aux assignations». Eugène Ébodé rend ainsi un hommage flam-boyant à une humble héroïne à l’occa-sion de son centenaire. Le « NON DE ROSA » transcende l’imaginaire de l’au-teur dont le projet littéraire pourrait bien se lire comme le NOM d’une nou-velle approche littéraire dans laquelle la biofiction s’apparente à une écriture de la rédemption. Il reste bien des bus à prendre sur le chemin de la liberté et de l’égalité sociale, mais le NON de Rosa, lueur éternelle, pourrait redres-ser bien des mémoires.g

Ils ont dit

Eugène Ébodé, lors de la soirée du café-littéraire Samandari tenue ce 7 février à l'IFB :"Il y a une sociabilité littéraire atour d'un texte qui devrait attenuer le caractère individualiste, compétitif, dans lequel il est publié"

a une autre manière d’écrire cette littérature, qui est celle du roman afro-européen. »

Propos de Frieda Ekotto, professeure de littérature francophone, d’études afro-américaines et africaines aux États-Unis, commen-tant la deuxième édition, à Paris, de la Mahogany March (www.mahoganycultures.com), une association qui valorise les expériences sub-sahariennes et afrodescen-dantes. g