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Georges Lebas

L’HEURE PERDUE

1929

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I

La lune toute ronde faisait bonne garde au-tour de la terre.

— Belle nuit de mars pour lorgner lesétoiles, dit majestueusement Me Bouvard en secarrant à la fenêtre que l’on venait d’ouvrirafin d’aérer le salon surchauffé. Quelle magni-ficence là-haut ! Si je n’étais notaire, j’aimeraisme consacrer à l’astronomie.

— Vous perdriez au change, dit la maîtressede maison, Mme Vidal.

Jean Laroche, selon son habitude, fit del’ironie :

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— Vos « minutes » sont plus lucratives…N’est-ce pas, Monsieur Vidal ?

Il appuya sur « minutes » pour souligner lafinesse de son jeu de mots.

Le vieux professeur, directement interpellé,tressaillit et parut s’arracher avec peine à sespensées.

— En effet dit-il.

Il retomba dans son mutisme.

— N’importe, Phébé mérite nos hommages,quand elle se montre si belle…, poursuivitMe Bouvard.

— Poète ! railla un autre personnage. Je pa-rie que vous adressez à la lune des déclarationsen vers…

— Évidemment, c’est étrange…

On se regarda. Cette phrase jetée soudainpar le professeur ne répondait à personne ettrahissait des préoccupations secrètes.

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— Toujours absorbé, murmura sa femme.

— Et quand je chanterais la gloire de Sélé-né, où serait le péché. Monsieur Habert ? repritMe Bouvard, désireux de rompre le silence gê-né qui venait de s’établir.

Notaire de Barville et conseiller municipal,cet excellent homme fabriquait, par passe-temps, entre deux contrats, des petits vers soi-gneusement dépourvus d’originalité.

— Vos rimes sont très bonnes, dit genti-ment Odette.

— Merci, Mademoiselle.

Se tournant vers le savant, il voulut le tirerde sa torpeur.

— Que d’astres à étudier par un ciel siclair ! s’exclama-t-il.

M. Vidal ne parut pas entendre.

— Cette illumination lunaire absorbe lalueur des étoiles et les instruments d’amateur

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de notre cher astronome deviennent impuis-sants, insinua Laroche à mi-voix.

Cette fois M. Vidal se réveilla.

— Instruments d’amateur ! s’écria-t-il indi-gné. Pas tant que cela, jeune homme ! Vousfaites bon marché d’un télescope de douzepouces et demi et d’une lunette de sixpouces !...

La vivacité de cette réponse surprit, quoi-qu’on sût la passion du brave homme pour l’as-tronomie et son orgueil d’être le seul, à quinzelieues à la ronde, qui possédât une manièred’observatoire.

Un dîner réunissait ce soir-là, chez lui, sesmeilleurs amis. Dîner de contrat. On était pas-sé au salon pour prendre le café. La fenêtre,refermée brusquement, interrompit de son ta-page le petit débat entre M. Vidal et son futurgendre. Le poétique notaire s’installa dans unfauteuil, une jambe par-dessus l’autre, leventre à l’aise. D’ailleurs ; point de cérémonie

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ni de pose chez ces braves gens. La conserva-tion reprit entre eux, piquée de plaisanteriesanodines.

Mais les facéties de l’horloger Habert, lesrépliques tranchantes du fiancé Laroche, le riresonore de M. Martot, maire de Barville et phar-macien, ne tiraient pas de sa distraction sin-gulière le digne astronome. Il aurait pu ce soirlà, semble-t-il, oublier le charme lointain desétoiles et faire grâce à son entourage de sesdoctes méditations. Cette attitude, si peu enrapport avec son aménité et sa bonne éduca-tion, était vraiment étonnante. On l’attribuaitsurtout au regret de se séparer de sa fille, mo-dèle du parfait secrétaire, sachant écrire en ca-ractères lisibles ses communiqués aux socié-tés savantes, et le délivrant même du soin denouer sa cravate. Mais, en des circonstancesaussi graves, les papas se font une raison. Quoidonc troublait ainsi le savant barvillais ?

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Avec un sourire railleur étirant sa boucherentrée, le fiancé d’Odette le disait bouleversépar les prophéties terrifiantes d’un collègue ar-gentin.

Selon Martot, plus bienveillant, il luttaitcontre de redoutables énigmes d’astronomie.

Il est exact, comme le disait sa femme, quedepuis trois jours M. Vidal n’avait pas cesséd’inspecter le ciel.

— Tu parais bouder, lui dit sa fille. Jupitert’a-t-il fait la nique ?

Il embrassa tendrement Odette sans ré-pondre. Mais, en se fixant sur elle, ses yeuxretenaient une vague inquiétude. Pourtant cemariage semblait lui plaire. Son futur gendre,garçon instruit, d’avenir, possédait desconnaissances astronomiques. Oui, la vieilleUranie semblait l’intéresser. Or parler de lalune et autres planètes enchantait le savant.Laroche, qui s’en était tout de suite aperçu,y vit le bon moyen de lui faire sa cour et se

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drapa de son léger savoir, prudemment rafraî-chi avant chaque rencontre par un regard surles livres. Assez fat, son ton bref, une assu-rance presque impertinente indisposaient lesgens moins absorbés que M. Vidal par les pro-blèmes du ciel. Qu’il aimât Odette, on en dou-tait d’autant moins qu’elle lui apporterait unedot bien ronde, établie sur de bons immeublesruraux.

Si, au cours du dîner, Habert s’était montrémoins spirituel et plus observateur, si le no-taire-poète n’avait pas tracassé sa mémoire dumadrigal qu’il comptait dédier aux futursépoux, si Martot n’avait pas concentré toutesses facultés intellectuelles sur l’improvisationde compliments à la famille, ces hommes émi-nents auraient constaté que Mme Vidal et safille, tout en s’acquittant de leur devoirs mon-dains, n’avaient pas cette effusion, cette vivaci-té, cette exultation constante qui dénoncent lajoie véritable. Les yeux bleus de la petite fian-cée révélaient plus d’émoi que de bonheur, et

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sa mère, en y lisant la confirmation de craintesdemeurées secrètes, se reprochait d’avoir tropvite accepté ce mariage.

Tout le monde installé, Odette s’approchade Me Bouvard, le sucrier en main, la pinced’argent en arrêt :

— Combien de morceaux ? questionna-t-elle.

— Trois…

Et il se mit à boire son sirop à petites gor-gées. Vidal restait muré dans ses pensées.

Alors Martot prit soudain un ton officielpour rappeler la digne carrière de son ami, le-quel connaissait aujourd’hui la Lune et le Soleilcomme sa poche.

— Mieux que sa poche, rectifia la mali-cieuse Odette.

Son père ne remarqua point qu’on parlait delui.

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Cette attitude gelait Habert lui-même.Brave homme, déjà mûr, moustache courte,apparence jeune grâce à sa maigreur et à sescheveux roux. Toujours réélu au conseil, ons’accordait sur son esprit, mais son verbe iro-nique et ses boutades, dont amis et adversairesétaient également victimes, le faisaientcraindre. Affaire de métier sans doute, sonexactitude et sa minutie étaient prodigieuses.Il aurait pu donner des leçons de régularité àKant lui-même, le dieu de la ponctualité. Sesvoisins réglaient leur montre sur ses allées etvenues. « Il est huit heures », se disait-on enle voyant apparaître, sitôt levé, sur le seuil desa porte. « Voilà M. Habert, voyons si l’horlogede l’Hôtel de ville indique bien onze heures »,pensaient les habitants de ce quartier, oùl’homme exact allait faire un tour tous les ma-tins. En somme, il remplaçait le soleil, cou-pable de fréquentes éclipses dans l’Ouest.

Le maire du pays. M. Martot, différait deson ami au physique comme au moral. Barbe

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agressive en W, coulant d’une face ronde etrose, sourcils farouches, façons brusques,verbe sonore. Malgré ce rude aspect, il étaitdoux comme sa guimauve et toujours indécis.

Son service accompli auprès des hôtes de lamaison, Odette avait regagné sa place sur uncanapé où son fiancé et sa mère encadraientson exquise beauté blonde. Le notaire lampaitun verre d’eau-de-vie.

Mme Vidal, glissant de temps à autre ses re-gards sur ses deux voisins, songeait : « Quelsort ce Laroche blafard réserve-t-il à mafille ? » Celui-ci suivait, non sans une certaineimpatience, les gestes tranquilles du notaire,qui prenait son temps et répondait à une invitede la fiancée en acceptant un verre de char-treuse. Enfin il alla chercher sur un petitmeuble le dossier du contrat et le posa sur latable.

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Voyant cela, le sourire de la jeune Odettedisparut. On allait entrer dans le cycle deschoses graves, et peut être appréhendées…

En effet, jusqu’alors, elle avait naïvementpensé qu’un obstacle providentiel surgiraitpour entraver les projets formés par son père.Aimante et faible comme Mme Vidal, ellen’avait jamais osé les combattre et s’était lais-sée circonvenir et fiancer par timidité et pourfaire plaisir au vieil astronome qu’elle adorait,en qui elle avait pleine confiance et dont lesavoir prenait à ses yeux, à tort évidemment,figure d’expérience de la vie. La science nerend point psychologue. La connaissance ducœur humain ne s’apprend guère en lorgnantles étoiles. Celles-ci consentaient jadis à ré-véler l’avenir aux astrologues, et c’était bienbeau. Elles sont plus discrètes aujourd’hui.

Aussi Vidal ignorait-il que, si, certains soirs,le cœur d’Odette avait battu plus vite que decoutume, s’il avait ressenti ce léger choc par

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quoi s’éveille l’amour, le trop malin Jean La-roche n’y était pour rien. Sans doute, l’habi-tude de le voir familiarisa la jeune fille avec sonphysique ingrat, mais un visage plus sympa-thique avait un jour passé dans ses rêves d’en-fant grandissante…

Pourquoi René Varin, celui-là même dont lapensée, au bord du péril conjugal, venait dela saisir, pourquoi ce timide architecte n’a-t-il rien dit ? Car aujourd’hui, sous la pesée deschoses définies, réglées, la vérité se délivre.Elle ne s’y trompe plus, c’est bien lui qu’ellevoudrait épouser. Elle a déjà deviné qu’il l’ai-mait. Il est si facile, dans un bal, aux jeunesfilles blondes, de lire un aveu dans les regardstroublés d’un danseur sincèrement épris.Maintenant, comment faire ? Le cigare deMe Bouvard s’évapore rapidement et la lecturedu contrat, ce premier lien, va être faite… Ilfaut se résigner.

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Moins astronome et plus clairvoyante queson mari, Mme Vidal avait bien remarqué lamélancolie de sa fille, mais, puisque celle-ci neprotestait pas, c’est qu’elle consentait, sans en-thousiasme, par raison, à épouser cet ingénieurprétentieux. « Les mariages de cette sorte sontsouvent les meilleurs, se disait-elle, l’amourviendra ensuite… »

Mais quel homme était ce père dont l’indif-férence apparente, en un tel moment, étonnaittout le monde ?

Professeur de physique et chimie au collègede la petite ville pendant trente années, l’espla-nade céleste où se pavanent de somptueusescomètes le passionnait.

Vers la fin de sa carrière, un sérieux hé-ritage lui permit de surmonter le toit-terrassede sa petite maison d’une légère coupole enfer agencée comme il convenait. Il la meublade divers télescopes de gros calibre et de lon-gueur suffisante. C’était de bons instruments

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dont son futur gendre n’aurait pas dû se mo-quer. Cette installation prit dans le pays lesproportions d’un événement et le journal deBarville la baptisa : « l’Observatoire de M. Vi-dal ».

Alerte malgré ses soixante-quatre ans, l’an-cien professeur portait droite sa tête fine auxjoues rasées. Sa fille, inspectrice habituelle desa toilette, car il était classiquement distrait,tolérait que ses cheveux longs, aux boucles gri-sonnantes, chevauchassent le col de ses vête-ments. N’est-ce pas ainsi que les savants cé-lèbres sont représentés sur les images ?

Ce vieillard se plaisait donc à sonder le fir-mament, photographier la lune et dépouiller, àl’aide de verres noirs, le soleil de sa couronnede rayons. Puis il adressait ses observationsà la Société astronomique de France. Était-ilpieux ? Son commerce suivi avec le ciel, le mi-racle incompréhensible de la T.S.F. en avaientfait, comme il arrive, une manière de croyant.

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La science le rapprochait de Dieu. En tout casil était vertueux et bon, et, dans la certitude den’habiter qu’un gravier au regard des soleils su-perbes pullulant dans l’univers, sa philosophiele rendait modeste.

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II

— Par devant Me Bouvard…

— Attendons papa, fit Odette. Il est sortidepuis cinq minutes.

— C’est juste, répondit le notaire en lais-sant tomber son lorgnon. Le père de la futuredoit être présent.

Un temps s’écoula. Mme Vidal tisonnait sesbûches, l’oreille aux écoutes. Les autres cau-saient à bâtons rompus. Laroche impatientés’agitait sur sa chaise. Enfin la maîtresse demaison, sur un léger coup d’œil de sa fille, sor-tit. Puis on entendit la domestique crier de lacuisine :

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— J’ai vu Monsieur prendre l’escalier. Ildoit être sur sa terrasse.

— Pauvre père, il avait sans doute un ren-dez-vous là-haut avec une étoile, dit Odette ensouriant.

— Les astres vous jalousent, observa Ha-bert.

— Les charmes d’Astarté ne peuvent paslutter contre les vôtres, renchérit galammentMe Bouvard, redevenu poète pendant cet in-termède.

Jean Laroche allait peut-être lui aussi tour-ner un madrigal, quand un cri retentit à l’étagesupérieur. En un clin d’œil tout le monde futsur le palier.

— Montez lança Mme Vidal… Il est ma-lade !

On grimpa quatre à quatre. Sur le parquet, àcôté de l’équatorial, le savant gisait, évanoui ;sa femme s’efforçait de le ranimer.

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Le pharmacien Martot s’en mêla. Quelqueslotions d’eau fraîche aux tempes, et le maladereprit ses sens. Il avait l’air égaré, prononçaitdes phrases incohérentes : « Astre noir… Se-rais-je le premier à l’avoir vu ?… »

— Un peu de fièvre, prononça Martot. Cene sera rien. Notre ami a sans doute éprouvéune vive émotion, peut-être aussi l’air vif a-t-iltroublé sa digestion. Tranquillisez-vous, il serademain sur pied.

Sur la chaise où l’on venait de l’asseoir, Vi-dal, la mine pâle, écoutait sans rien dire.

Au même instant survint une panne d’élec-tricité qui le fit tressaillir. Mais l’obscurité futloin d’être complète. La nuit versait une lu-mière bizarre et, facilement, on put allumerune lampe à pétrole.

— Ça commence ! avait dit tout haut le sa-vant. Tous se regardèrent. Sans doute était-ilencore sous le coup de la syncope.

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— Le temps est drôle, remarqua l’horlogerHabert. Ce ciel jaune, cette lune presque rou-geâtre ne me disent rien qui vaille.

— Mars nous réserve des surprises, ditMe Bouvard.

— Oui, de grosses surprises, murmura l’as-tronome.

Aidé de sa femme et de Laroche, il des-cendit lentement l’étroit escalier qui accédaità l’observatoire. Au premier étage, léger arrêt.Laroche se pencha vers le notaire et, à mi-voix :

— Vous pourrez lire le contrat quandmême ?… Notre malade va mieux ?

— Je l’espère, répondit Me Bouvard.

Une fois en bas, après quelques minutes derepos dans son fauteuil, le savant, fatigué, par-la d’aller se coucher. Sa femme et sa fille l’ap-prouvèrent.

— C’est prudent, prononça Martot.

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Il n’y avait plus qu’à remettre la cérémonie.Les convives, y compris le fiancé visiblementdésappointé, prirent congé de la famille Vidal.

Dehors, Martot s’écria en montrant le ciel :

— Ne lambinons pas en route, car il vapleuvoir.

La lune, maintenant voilée de nuagesopaques, et le vent d’une force de bourrasquejustifiaient cette prédiction. Cependant, versl’horizon sud, un point rouge, vif comme uneflamme d’incendie, se développait.

— Décidément, depuis la T.S.F., la naturen’est plus la même, avança Me Bouvard.

— La T.S.F. n’est pour rien dans ce qui sepasse. Nous sommes en mars, le mois des ou-ragans, ne l’oubliez pas, trancha Laroche.

— Le baromètre de M. Vidal indiquait« Beau fixe », observa Habert, et il va pleuvoir.Ce n’est pas ordinaire…

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— L’instrument est sans doute détraqué,railla Laroche, toujours prêt à dénigrer.

À quoi Me Bouvard, bonne âme, répondit :

— Ça m’étonnerait.

De grosses gouttes de pluie mirent fin aucolloque et les quatre hommes, arrivés devantla maison Habert, située Grande-Rue, se sépa-rèrent hâtivement.

Me Bouvard, son contrat sous le bras, re-broussa chemin jusqu’à la vieille rue Jambe-de-Chou que l’or neuf des panonceaux del’étude seul éclairait ; Laroche, l’air de mau-vaise humeur, regagna son petit appartement,place des Trois Ormes ; Martot se dirigea versson officine située Grande-Rue, à trois centsmètres du magasin Habert.

En route, il croisa des groupes qui parlaientassez haut sur un ton mécontent. Étonné decette animation inusitée à pareille heure, il in-terrogea ses administrés.

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— Une panne au cinéma, Monsieur leMaire, lui fut-il répondu.

— C’est juste, pensa-t-il.

— Une panne sérieuse, ajouta un autre, carl’usine n’a pas pu rétablir le courant.

Plus de pluie. L’air vif de cette nuit-là de-venait presque tiède. M. Martot, les yeux cli-gnotants, la barbe emprisonnée dans sa maingauche, inspecta le ciel et fut surpris de voir latache rouge du Sud s’étendre comme si toutela forêt brûlait. Sur un fond devenu rose, lesnuages noirs lançaient de longues étincellesau-dessus de sa tête. Quelque dieu, artilleurd’une batterie céleste, s’amusait à bombarderle monde.

— L’orage est joli, mais assez alarmant,pensa le maire.

Pressé de rentrer pour rassurer sa femmequ’une migraine avait retenue au logis, il ap-procha le passe-partout de la serrure. Une

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courte étincelle jaillit de la clef sans lui infligerde secousse. Quand, le pêne ayant joué, il vou-lut la retirer, elle résista comme retenue par unaimant. Il dut déployer une certaine force pourla décoller de la serrure.

— Atmosphère électrique, se dit M. Martot.Et il regagna sa chambre.

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III

Quand l’horloger Habert s’éveilla le lende-main matin, il tendit l’oreille pour entendresonner sept heures. Son sommeil, en effet, seconformait toujours à ses habitudes d’exces-sive ponctualité. Jetant un coup d’œil sur lapendule de sa cheminée pour vérifier à la foissa propre régularité et celle de l’appareil, il sur-sauta. Les aiguilles marquaient deux heures !

— Arrêtée, s’exclama-t-il.

Il avait cependant remonté cette penduledeux jours avant. Il consulta sa montre dont lecadran lui répondit : deux heures !

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Stupéfait de cette coïncidence, il s’approchade la fenêtre dont il tira d’un geste vif lesdoubles rideaux. La lumière éclatante d’un so-leil déjà haut tomba dans la pièce. De plus enplus surpris, cet homme exact s’écria :

— Ah ! ça, quelle heure est-il ?

Il maugréa contre les dîners trop copieuxqui rompent les habitudes. Jamais il ne s’étaitvu en retard, et quelle étrangeté de trouversa montre et sa pendule arrêtées en mêmetemps ! C’était inconcevable…

Vite vêtu, Habert descendit dans son maga-sin où les contrevents emprisonnaient la nuit.Il ouvrit la porte donnant sur la rue. Les rayonsdu jour entrèrent d’un bond, enflammantl’émail des cadrans, arrachant des étincellesaux bijoux et posant des couleurs d’arc-en-cielsur le biseau des glaces.

— Il est au moins dix heures, s’exclamal’horloger ébloui.

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Son regard interrogea le visage rond et pâled’une horloge normande, contemporaine deLouis XV : deux heures !

Sur les tables, comptoirs et consoles, lespendules de tous styles, les réveille-matin, lesmontres en or, en nickel, les montres dites àsavonnette dont la face est voilée, les vulgairesoignons comme les riches chronomètres, queleur échappement fût à ancre, à recul, à repos,à cylindre ou à roue de rencontre, avaient tousrendu le dernier soupir à deux heures du matin.L’air ne frémissait point de la vitale pulsationdes tic-tacs. Plus de sonneries chantantes !Toutes les voix puériles des pendules se tai-saient. La plus jolie boutique de la Grande-Rueétait morte…

Sur son établi, Habert, au comble de la sur-prise, vit les outils d’acier, leviers, mandrins,resingles, alésoirs, crucelles, crapones, estra-pades, s’amonceler en désordre. Les plus lé-

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gers jonchaient le sol. Devant ce tableau, uneidée lui vint : « Des cambrioleurs ! »…

Idée folle. Il avait trouvé la porte bien closeet verrouillée à l’intérieur. Aucun trou dansles volets de fer. La vitrine des bijoux étaitintacte ; les bagues, les boucles d’oreille, lesbroches occupaient leurs écrins de velours.Rien ne manquait. L’énigme de l’heure surtoutle navrait.

— Serait-il onze heures ? cria-t-il.

La vieille servante entra, la mine stupéfaite.

— Je ne sais pas, Monsieur. Mon réveil s’estarrêté. Mais venez voir la cuisine !

Il la suivit dans son domaine et trouva letisonnier sur une chaise, les casseroles de ferblanc à terre, les ronds du fourneau en déroute.Que signifiait ce chaos ? Quel en était l’au-teur ? Pourquoi n’avait-on rien entendu ?

Toutes ces questions se posaient ensemble,sans qu’il lui fût possible d’y répondre.

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— Ne serait-ce pas une mauvaise farced’Adolphe ? suggéra la servante, parlant ainsidu fils de la maison.

M. Habert est veuf. Préoccupé de ses hor-loges, il surveille peu ce jeune homme, âgé dedouze ans, et qui a pour camarade Nicolas Va-tain, un franc polisson, se plaisant à des tourspendables. Mais comment son fils aurait-il puarrêter, exactement à la même heure, tous lesappareils d’horlogerie, y compris ceux de lachambre paternelle ?

M. Habert alla quand même trouver l’en-fant, qui dormait encore à poings fermés. Se-coué par son père, il s’éveilla, se frotta les yeuxet bâilla.

— Y en a eu un raffut cette nuit ! dit-il.

— Tu as entendu quelque chose ?

— Je crois bien. On aurait cru que le ventchambardait tout dans la maison.

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— Moi, je n’ai rien entendu, dit la servante,j’dors comme une souche…

M. Habert pensa que, pour s’être couchéplus tard que de coutume, il avait eu, lui aussi,un sommeil de plomb.

— Alors, ce n’est pas toi qui as bouleverséma cuisine ? demanda la domestique.

— Ni qui t’es amusé à arrêter les penduleset à détraquer les montres ? ajouta l’horloger.

— Jamais de la vie ! Tu sais bien que je mesuis couché à neuf heures et demie.

Chez les enfants, la vérité a des accents quine trompent pas. Sûrement, Adolphe était in-nocent.

M. Habert se rappelait bien l’orage de laveille au soir, mais on n’avait pas entendu letonnerre ; et le vent n’arrête pas les horlogesdans l’intérieur des maisons.

— Enfin, quelle heure est-il ? demanda ladomestique.

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Pour la première fois de sa vie, son maîtrene sut point répondre à cette question si sou-vent posée chaque jour par tout le monde. Ilregarda d’un air vexé la vieille bonne et répon-dit sèchement :

— Je ne sais pas.

L’incertitude chronométrique le déconcer-tait plus que le reste.

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IV

Dehors, une rumeur insolite s’élevait.M. Habert franchit vivement le seuil de sonmagasin et vit des gens attroupés devant laporte du boulanger Bernot qui lui faisait vis-à-vis. Dans la chaleur singulière de cette matinéede mars, les langues claquaient ferme. Par lesfenêtres entrebâillées sortaient des têtes aus-si ébahies que décoiffées. La petite cité nor-mande avait sûrement commis la même erreurque l’horloger Habert. Elle venait de s’éveillerdans le grand jour et se révélait ahurie.

Bientôt les rues furent pleines de monde.Les gens, intrigués, nerveux, allaient et ve-naient, se questionnant, de la place du Marché

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où se dresse l’hôtel de ville, à la gare située àl’extrémité est du pays. Puis, stupéfaits, peut-être alarmés déjà, ils se rabattaient sur l’égliseSaint-Paul, située à l’Ouest, dans l’axe de laGrande-Rue. Ils recherchaient ainsi l’heure of-ficielle qui n’aurait pas dû leur manquer. Maislà, comme au fronton de la gare, sur la façadede la mairie ou chez eux, les aiguilles s’étaientfigées avec un bel ensemble sur le chiffre II.

Tous déclaraient avoir été victimes dansleur demeure d’un inconcevable bouleverse-ment des objets en fer ou acier.

D’ailleurs, en levant les yeux, on voyait tousles fils aériens de la poste et ceux de l’usined’électricité distendus. Les poteaux qui les por-taient penchaient tous du même côté commesi quelque géant fantastique, embusqué à l’Estde Barville, derrière la gare, les eût malicieuse-ment tirés à lui pour jouer un mauvais tour auprogrès.

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Un agent de police, de l’air important exigépar sa fonction, vint prendre des notes auprèsdes citoyens les plus connus. Il interrogead’abord le quincaillier de la place.

— Alors, que chez vous, Monsieur Vaulard,ça doit être tout sens dessus dessous ?

L’autre leva les deux bras au ciel :

— Venez voir, mon brave !

Derrière eux une dizaine de personnes s’en-gouffraient dans le magasin. Là, en effet, les ti-roirs, boîtes, casiers, remplis des objets tran-chants, piquants et contondants de ce com-merce innombrable, avaient été ouverts et vi-dés par des mains aussi puissantes qu’invi-sibles. Le parquet et les comptoirs en étaientcouverts.

— J’en ai au moins pour une semaine detravail avec ma femme et mon commis, dit lequincaillier.

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L’agent répondit froidement par sa locutionfavorite :

— Ça me paraît être.

L’émoi grandissait dans la rue de minute enminute. Personne au travail.

Surpris par l’averse de cette lumière im-pétueuse, un certain nombre de Barvillaiss’étaient habillés très vite, l’esprit ailleurs. Latempérature élevée n’avait pas avisé de leurdistraction ceux ou celles qui circulaient vêtussommairement. On n’y prenait point garde.

Le banneau matinal des boueux munici-paux et les bonnes qui l’accueillent armées dubalai manquaient à leur rôle ; on n’avait pas vules facteurs postiers ; les laitières ne se mon-traient pas encore ; les dévotes oubliaientl’heure de la prière à Saint-Paul, et les jeunesécoliers, déambulant sans livres et sans car-table, s’apprêtaient à manquer la classe avecardeur.

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Que s’était-il donc passé en cette nuitétrange ?

Nul ne pouvait le dire parmi ceux qui sequestionnaient. Cependant, sans assurance, lesopinions les plus abracadabrantes peu à peu sefaisaient jour. Une demi-heure s’écoula en pro-pos sans suite, coupés d’exclamations stupé-faites. On aurait pu croire que, par une chaudematinée de juin, des meetings animés se te-naient dans toutes les rues de la modeste citépour protester contre quelque scandaleux im-pôt.

Bientôt une hypothèse plus sérieuse com-mença de prévaloir dans les groupes. C’étaitcelle de Buneau, mécanicien du chemin de ferde l’État. Selon lui, tous ces phénomènes pro-venaient d’une éruption volcanique avec trem-blement de terre.

Quelques-uns acceptèrent d’emblée cettehypothèse, mais Habert la discuta :

— Où serait le cratère ? dit-il.

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— Peut-être par là, fit Buneau en désignantun point de l’horizon que des vapeurs épaissesembrumaient.

— Ce n’est pas cela qui aurait arrêté lesmontres et chaviré les objets de fer et d’acier.D’ailleurs pas un meuble n’a été déplacé, per-sonne n’a chancelé, pas une tuile n’est tombéedes toits, et les grandes cheminées des usinessont toujours debout.

Et il les montra enlevant leur fût rougeâtredans le ciel.

— C’est vrai, dirent les gens.

— Alors ?

— Alors, quelle heure est-il, Monsieur Ha-bert ? demanda le boulanger Bernot. J’ai be-soin de le savoir pour mon travail.

L’arrivée du maire, tourmentant d’une mainnerveuse les deux pointes de sa barbe blonde,dispensa Habert de répondre. Il s’avança versM. Martot qu’un jeune homme brun, de haute

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taille, aux yeux francs, large d’épaules etsimple d’allure, accompagnait. Ce propriétaired’un visage sympathique était architecte ets’appelait René Varin. Son talent aurait pu luifaire une place enviable en de plus grandscentres. Sans doute aimait-il beaucoup Bar-ville, à moins que des raisons intimes ne l’yeussent retenu jusqu’ici… Il parlait d’ailleurs,depuis peu, de passer la main à un confrère.

Le maire ignorait l’heure tout comme sesadministrés et s’en trouvait d’autant plus fâchéqu’il devait célébrer deux mariages ce matin-là.

— Ah voilà notre sauveur, dit-il en accos-tant Habert. Rassurez-vous, cher ami, je nevous demande pas l’explication du phéno-mène. Il ne vous faut que régler ma montre.

L’horloger baissa la tête. C’était à s’arracherles cheveux. Lui, l’homme de l’exactitude et duprogrès, se voyait contraint de déplorer l’aban-

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don des antiques clepsydres à eau et des mo-destes sabliers de nos pères.

— Pour savoir l’heure, interrogeons le so-leil, fit René Varin.

Le malheureux Habert sursauta :

— Le soleil, dites-vous ? Avez-vous bien re-gardé celui d’aujourd’hui ? Non, sans doute. Ilvous eût aveuglé de son éclat. Eh bien, moi, jeviens de l’observer, avec un verre fumé, il y acinq minutes, et savez-vous ce que j’ai consta-té ?…

La voix de l’horloger, enflée par l’émotionde sa découverte, éteignit toutes les conversa-tions du groupe, dont l’importance s’était ac-crue.

— Quoi ? fit René Varin, étonné, en dépit deson habituel sang-froid.

— J’ai vu, à n’en pas douter, que le soleilmarchait plus vite que de coutume et…

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Habert s’arrêta comme s’il hésitait à livrersa deuxième constatation au public, qu’il enve-loppa d’un coup d’œil circulaire.

— Et… ? fit l’assistance suspendue à seslèvres.

— … Et qu’il n’allait plus vers l’Ouest !…

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V

Le soleil n’allant plus vers l’Ouest, ou plutôtla terre, mobile et tournoyante comme unetoupie, n’effectuant plus, autour de l’astre quifut si cher aux Babyloniens, son voyage habi-tuel ! Était-ce possible ?

Habert plaisantait, sans doute… On le sa-vait blagueur à froid… Toutefois en des cir-constances aussi graves se serait-il permis untel accès de sotte gaieté ?… D’autre part pou-vait-on admettre que le globe se fût trompé dedirection ?

Jamais, depuis que les premiers hommesconstatèrent les phases du jour et de la nuit,

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depuis que les premiers astrologues étudièrentla marche rotative des étoiles, depuis que lesHipparque, Ptolémée, Copernic, Tycho-Brahé,Galilée, Newton, Laplace, etc. établirent, aprèss’être mutuellement rectifiés, le système dumonde, le soleil n’avait semblé se livrer, parrapport à nous, à un pareil écart.

La sphère incandescente régla, sur l’ordrede Jules César, notre temps de la façon la plussatisfaisante, sans erreur appréciable, et nousperdrions ainsi cet avantage… Nous faudrait-il donc recourir au calendrier lunaire de Métond’Athènes ? Non, non, Habert avait eu la ber-lue !

C’est ce que pensèrent tout d’abord ceuxà qui l’horloger adressait cette phrase éton-nante. Puis, comme il répétait sa déclarationfantastique avec assurance, et sa renomméed’homme intelligent et ponctuel aidant, onn’osa pas le contredire.

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Ceux qui acceptèrent l’idée d’Habert, igno-rants comme presque tous des lois cosmiques,ne se rendirent pas tout de suite compte desconséquences de cette découverte extraordi-naire. Mais le désarroi unanime et simultanédes appareils d’horlogerie, la fugue des objetssusceptibles d’être aimantés, et surtout lestrente degrés à l’ombre qui faisaient bouillirles cervelles barvillaises en plein mois de marslaissaient la foule interloquée, presque apeu-rée.

Ne sachant que penser, Martot, Habert etRené Varin décidèrent de se rendre chez l’as-tronome Vidal.

En somme, l’affaire paraissait être de sacompétence. Il doit savoir, dit Habert à sescompagnons. Martot se frappa le front commeun homme à qui subitement un peu de véritése révèle.

— Vous avez raison. Il s’est aperçu dequelque chose hier… Son évanouissement…

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— Ses mots sans suite…

— … Astre noir…

— Les surprises dont il parlait…

— M. Vidal s’est évanoui hier soir ? interro-gea Varin, très surpris du dialogue de ses com-pagnons.

— Oui, vers dix heures, juste avant la lec-ture du contrat, fit Martot.

— Et le contrat ?

— Ajourné, mon jeune ami, répondit Ha-bert en regardant l’architecte d’une certaine fa-çon. Quel ennui, n’est-ce pas ?…

René Varin, qui avait gardé pour lui la ter-rible déception éprouvée le jour où il avait ap-pris les fiançailles de celle qu’il aimait, ne re-leva pas l’ironique réflexion du pince-sans-rire,qui s’était aperçu de quelque chose. Tout desuite, comme un naufragé se saisit de la pluspetite planche, son espoir se raccrocha à cette

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nouvelle du mariage d’Odette en panne : lescaprices du soleil étaient loin de sa pensée !…

Le trio trouva Vidal en bonne santé sous sacoupole chauffée à blanc. Juché sur un esca-beau spécial, l’œil vissé à l’oculaire du fameuxtélescope de douze pouces et demi, il inspec-tait le ciel. À côté de lui, Laroche, les sourcilsfroncés, les lèvres minces, attendait qu’il par-lât.

— Excusez-nous, cher ami, dit Martot enentrant, nous sommes obligés de mettre votrescience à contribution. Que se passe-t-il donclà-haut ?

— Il se passe au-dessus de nos têtes deschoses effrayantes, répondit le savant sur unton dont le sérieux frappa son auditoire. Jem’attends à des événements d’une exception-nelle gravité. Ma syncope d’hier n’avait pasd’autre cause qu’une surprise excessive mêléed’épouvante…

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— Diable ! fit Martot, les yeux tout rondsd’émotion.

— Impossible encore de vous donner desprécisions. Que mes craintes restent entrenous…

— Alors il faut craindre ? s’enquit Habert.

— Il faut s’attendre au pire.

— Le pire, à mes yeux, c’est de ne pas sa-voir l’heure, de perdre, pour la mesure du tra-vail et des gestes quotidiens, la notion dutemps…

— Le travail quotidien…, la politique, lesprojets d’avenir, la recherche du bonheur, vé-tilles ! reprit Vidal avec force. Que nous im-portent les ennuis actuels, le conflit écono-mique des nations, la remise en état de cettevieille machine faussée qu’est la civilisation, sila terre tombe sur le soleil ?…

— Serait-ce cela, vraiment ? s’écria Varin.

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— Ce n’est pas possible, affirma Laroche,le système des attractions astrales nous main-tiendra en équilibre… Nous avons subi descourants telluriques très violents… De plus,nous sommes dans l’année des taches du so-leil…

— Oui, oui, le système des attractions… lestaches du soleil, les courants magnétiques, bal-butia Martot terrorisé.

Vidal haussa les épaules. Un tel geste chezcet homme correct révélait son émoi.

— Oui, que nous importent, reprit-il, nospauvres soucis et nos humbles visées, si notreglobe, enlevé par un astre vagabond, doit erreren des espaces glacés auprès desquels lesfroids polaires sembleraient tièdes et bienfai-sants comme la chaleur de nos foyers ?…

— Vous exagérez, fit Laroche. Sans doutevoulez-vous nous effrayer…

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— Non, mon ami, répondit l’astronomeavec tristesse. Je dis exactement ce que jepense. J’ajouterai même ceci à ce tableau desredoutables éventualités de l’heure, c’est quenous risquons de voir les mers jaillir de leur litet nous envahir par suite d’un renversement denotre axe, à moins que, traversant des couchesde gaz toxiques, nous ne soyons asphyxiés…

Habert fit la grimace.

— Vilaine perspective ! Rôti, gelé, noyé ouempoisonné…

— N’y a-t-il pas une possibilité d’échapperà ces fins ? demanda René Varin.

— Qui sait ? Un astre nous emporte. Telautre peut nous être secourable. Nous sommesdans la main du Grand Maître. De lui seul au-jourd’hui dépend notre sort !

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir,dit Habert.

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— Ce que vous avez vu autorise-t-il vrai-ment tant de pessimisme ? observa Laroche,d’un ton qui trahissait son incrédulité.

— Oui, mon ami.

— N’avez-vous pas été plutôt victime d’uneillusion d’optique, de simples effets de réfrac-tion ?…

— Et l’arrêt des montres ? Serait-il dû auxdéformations de la lumière ? riposta vivementl’astronome.

— Courants telluriques, comme je le disaistout à l’heure, ou secousse sismique…

— C’est l’opinion de Buneau. Vous vousrencontrez avec Buneau, dit Habert, épon-geant son front couvert de sueur.

— Qui est-ce, Buneau ?

— Un mécanicien des chemins de fer…

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Les contradictions de son futur gendre aga-çaient visiblement Vidal, dont l’amour-proprede savant était fort susceptible.

— J’ai vu Follis comme je vous vois, Mon-sieur, dit-il sèchement.

— Follis ?

— Oui, Monsieur, c’est ainsi que j’ai baptisél’astre noir coupable du rapt de la terre.

— Moi, j’étouffe ici, dit Martot, dont le vi-sage était comme tuméfié par la chaleur. Sor-tons !

— Nous commençons à cuire, voulut raillerLaroche, toujours blême, quoique le thermo-mètre marquât 37° à l’ombre.

Le savant montra le soleil.

— Son diamètre a grandi d’un tiers, dit-il.

Émus par les nouvelles, accablés parl’atroce chaleur, les quatre hommes se reti-rèrent silencieux.

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VI

Bientôt le savant dut abandonner sonposte, chauffé à blanc, pour le salon aux fe-nêtres obturées d’épais rideaux et de per-siennes.

Dans les rues, véritables étuves, les gensrentraient chez eux, les jambes en coton, trans-pirant, un mouchoir cachant le visage, pendantque le soleil, férocement altéré, pompait l’eaucourante des fontaines. Les chiens, tirant lalangue, se brûlaient les pattes au contact dupavé et se réfugiaient, éperdus, en des coinssombres.

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Une fois dans leurs logis, les Barvillais s’ycalfeutrèrent. Puis, la chaleur augmentant, ilss’engloutirent dans les caves comme auxtemps guerriers des alertes de 1916. Tous s’at-tendaient à périr dans un embrasement final dumonde terrestre. Après une heure d’angoisse,aucun bruit suspect ne se produisant au de-hors, ils ôtèrent avec prudence les objets dontils avaient aveuglé les soupiraux des sous-solset respirèrent plus à l’aise. L’offensive du soleilfaiblissait.

Alors ils regagnèrent leurs appartements et,peu à peu plus rassurés, se risquèrent une nou-velle fois dans la rue.

Le grand thermomètre exposé contre la fa-çade du magasin Habert ne marquait plus quevingt degrés à l’ombre…

Maintenant la voûte céleste prenait uneteinte verdâtre, sombre comme au début d’uneéclipse ; les ombres s’allongeaient sur le pavéet les édifices s’accusaient d’un noir d’encre.

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Réunis de nouveau par groupes, les habi-tants se virent avec effroi un teint blafard. Cedecrescendo de la lumière sur la grande scèneterrestre semblait préparer un dénouementdramatique.

Tous, comme sur un mot d’ordre propagéd’oreille à oreille, gagnèrent la place du Mar-ché où le Moniteur de Barville affichait d’ordi-naire la dépêche quotidienne de l’Havas.

Bientôt cette vaste place rectangulaire re-gorgea de monde.

Pour mieux voir, des jeunes gens escala-daient le piédestal chargé de couronnes du mo-nument aux Morts. Aux fenêtres, des têtes ef-farées s’agitaient ; des voix s’interrogeaient àtous les étages.

Servis par l’instinct les animaux éprou-vaient d’obscures angoisses. Les chiens,aboyant à la mort, frissonnaient entre lesjambes de leurs maîtres ; on entendait hennirles chevaux d’une écurie voisine ; les chats

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s’étaient cachés sous les meubles et n’en bou-geaient plus. Pas un oiseau ne volait…

Sur les quatre chaussées pavées encadrantle terre-plein de la place, se présentèrent enfinplusieurs voitures de cultivateurs. Tout desuite on les entoura pour savoir si le phéno-mène s’était manifesté dans les campagnesavec la même intensité qu’à Barville.

— Oui. Tout est grillé, les mares sont videset j’ons vu des toitures de chaume en feu, ré-pondit un paysan.

— Toutes nos récoltes sont flambées pourcette année, pleura un autre.

En somme, il résultait de leurs dires entre-mêlés de plaintes que les mêmes effets d’ai-mantation et de chaleur anormale s’étaientproduits aussi chez eux. Dans les étables, lesbestiaux refusaient de manger et se couchaientinertes et mornes.

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Une terreur semblable avait saisi tous lesêtres.

Sur la place, M. Martot, ses adjoints etquelques notabilités locales, parmi lesquellesHabert et Me Bouvard, causaient ensemble.

— Que faire ? murmurait le maire, l’œil per-plexe, et triturant d’un geste familier lespointes jumelles de sa barbe roussâtre.

— Attendre répondit philosophiquementMe Bouvard.

— En temps ordinaire, il serait à peu prèsneuf heures, observa Habert.

Et il régla sa montre en conséquence.

L’absence de nouvelles extérieures aug-mentait l’inquiétude. Les télégraphies et télé-phonies avec ou sans fil jusqu’alors semblaientparalysées. Les trains avaient dû stopper surles voies par suite du détraquement simultanédes signaux et des aiguillages. Les avions seseraient égarés dans cet air plein de tourbillons

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suspects et de nuages louches. D’ailleurs leurarmature n’aurait point supporté sans se dis-joindre la terrible ardeur du soleil et les réser-voirs de carburant eussent éclaté comme desimples grenades.

Pour la même raison, les autos restaientdans leurs remises au contact des routes brû-lantes les pneus n’auraient pas plus résisté queles bidons d’essence.

L’anarchie solaire avait décrété la grève gé-nérale des transports. Situation rare à uneépoque où l’atmosphère est, jour et nuit, toutevibrante de nouvelles mondiales, les agglomé-rations, des capitales aux plus petits hameaux,allaient être sans doute livrées à elles-mêmes…

Fidèle à sa promesse, l’astronome Vidal ar-riva sur ces entrefaites au bras de sa fille dontle joli visage reflétait une émotion bien com-préhensible. Soucieux, il se laissait guider parelle. C’était un enfant que ce vieillard, quand,

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d’aventure, ses yeux s’ouvraient sur les contin-gences de la vie ordinaire. Privé de sa femmeet de sa fille, il n’aurait pas fait dix pas sans tré-bucher. Comme l’astronome de la fable, sansdoute un puits le guettait-il. Cependant toutBarville comptait sur lui comme sur une puis-sance tutélaire pour remettre un peu d’ordredans le chaos. Les plus malins discutailleursdu pays, les forts en politique restaient cois,les choses du ciel leur étant absolument étran-gères.

M. Vidal, assailli de questions en route, ex-pliquait brièvement que l’altération de la lu-mière était due à l’interposition de vapeurd’eau entre le globe solaire et la surface de laterre. Le comprenait-on ?

— Laissez donc avancer M. Vidal intervintle maire, qui fendit les rangs des curieux pourle délivrer.

— Nous allions à la mairie, dit Odette.

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— Oui, il est nécessaire que vous apostilliezma communication à la Société Astronomiquede France, dit M. Vidal.

— Cela ne presse pas, fit Habert, rien neva plus, y compris la poste où notre utile ser-vante, l’électricité, s’est endormie…

— Enfin que se passe-t-il au juste là-haut ?s’enquit M. Martot.

— Absolument rien.

— Ah ! firent, étonnées, les personnes deson entourage.

— Je le disais bien ! s’exclama triomphale-ment Laroche, qui venait d’arriver.

— Rien n’est changé là-haut, reprit le sa-vant, mais tout est changé ici-bas. Comme je ledisais, le globe a déraillé…

Penaud, l’ingénieur murmura :

— Cela, non. Je ne puis le croire…

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Le maire et ses amis n’étaient pas éloignésde partager les doutes du contradicteur. LaTerre désorbitée ?… L’idée leur paraissait ex-travagante et moins probable en tout cas qu’unsimple détraquement cérébral de l’astronome.Toutefois ce soleil si vite descendu sur l’ho-rizon et noyé dans les brumes, les teintesétranges du ciel, la foule d’aspect sinistre souscet éclairage verdâtre, et déjà houleuse, ne lesrassuraient pas.

À la population locale, aux braves gens desenvirons accourus aux nouvelles se mêlaientces individus équivoques que le moindre évé-nement fait surgir du pavé. En temps normal,on ne les rencontre guère ou l’on n’y prend pasgarde ; ils s’effacent en des coins où le regardne va pas les chercher. Mais ils vivent cepen-dant, n’ignorant rien des petits faits de l’exis-tence publique et privée, et toujours à l’affûtd’une chance ou d’une proie.

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Cette tourbe obscure est une menace per-manente qui grandit quand l’ombre descend ;avec la nuit formidable que l’on redoutait, ellepouvait devenir un grave danger. Toutefois laprésence de la force publique (douze hommes,un commissaire de police et un adjudant degendarmerie) tranquillisait un peu l’adminis-tration municipale.

M. Vidal continua d’expliquer :

— Notre axe s’est-il renversé ? Alors nousvenons de passer par les tropiques et l’équa-teur. Si nous n’avions à redouter que ce mou-vement de bascule, nous irions prendre laplace de notre antipode, la Nouvelle-Zélande.Climat tempéré, pluies fréquentes, nos culturesne souffriraient pas du changement, mais…

— Mais ?…

— Je le répète, l’astre noir Follis, cinquantefois plus volumineux que notre terre, l’a arra-chée de son orbe. Nous ne gravitons plus au-tour du soleil…

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Une profonde, stupeur accueillit cette as-sertion réitérée du savant.

— Votre père m’inquiète, murmura Larocheà l’oreille d’Odette…

— Pourquoi donc. Monsieur ? demanda lajeune fille, blessée par cette remarque.

— Je renonce à le contredire. Mais vrai-ment cette histoire incroyable de Follis danslaquelle il s’enfonce peut alarmer inutilementnotre population… Le renversement de l’axe,chose possible après tout, suffisait d’autantmieux à satisfaire les curiosités que personneici n’y a rien compris…

— Je ne suis pas de votre avis, répondit vi-vement Odette. L’exposé de mon père est trèsnet, très simple. Il me fait comprendre la si-tuation... Je ne me l’expliquerais pas aussi bienavec vos réfractions solaires…

Juste en ce moment, elle aperçut René Va-rin et se sentit rougir. Par bonheur, la décom-

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position de la lumière, favorisait, en les dissi-mulant sous des teintes livides, ces manifesta-tions d’un cœur sensible.

L’architecte l’avait saluée discrètement,sans oser s’approcher d’elle. Intérieurement, ilbénissait ce phénomène opportun qui retardaitle rapt, par Laroche, d’un petit astre blond bienplus intéressant que le sombre Follis.

Ce Laroche s’aperçut-il de quelque chose ?Peut-être. Il s’avança vers René Varin, la maintendue, dans le secret dessein de le tenir àl’écart du groupe Vidal. Soudain, un remousdes curieux le refoula.

Une dépêche cria quelqu’un.

C’était vrai. Un petit rectangle bleu venaitd’être collé sur la porte du Moniteur, gazettebi-hebdomadaire de Barville. Les autorités sui-vies de la foule s’avancèrent de ce côté et par-vinrent, non sans peine, à lire ce qui suit :

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« Extraordinaire perturbation météorolo-gique constatée cette nuit dans le monde en-tier. N’a causé que des dégâts insignifiants,mais influence magnétique a détraqué tous ap-pareils de précision. Télégraphie sans fil nefonctionne plus ».

Ces premiers renseignements colportés debouche en bouche n’apprenaient rien d’inédit.Laroche voulut y voir la confirmation de sonhypothèse et se rapprocha, l’air triomphant, deVidal, qui, doucement, lui tourna le dos.

Le bonhomme devait être vraiment cour-roucé pour agir ainsi. Odette sourit et reportason attention sur René Varin qui n’était pasloin. En effet, chaque mouvement de foule, parun hasard singulier, le rapprochait de la jeunefille. Il se laissait manœuvrer sans opposer lamoindre résistance à ces déplacements, etpeut-être même y aidait-il…

La physionomie spectrale des Barvillais,sans changer de couleur, se ranimait. De l’es-

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poir renaissait en leur âme et brillait dans leursyeux grâce à la reprise des communications té-légraphiques. Du moment que la planète toutentière subissait les mêmes épreuves, plus rienà craindre ! Il se trouverait bien quelqu’un pourremettre les choses en état… Vidal les avaitalarmés à tort. Et, avec cette versatilité si sou-vent observée dans les foules, quelques-unsmettaient en doute son savoir.

Quelle blague que la fin du monde ! disaientcertains esprits forts de la localité. Si l’on encroyait les prétendus savants, on devrait mou-rir une dizaine de fois par jour !…

Çà et là on recommençait de plaisanter. Lefils Habert et son espiègle camarade, NicolasVatain, se demandaient tout bas quels tours ilspourraient bien jouer parmi cette foule qu’unepensée unique absorbait.

Chacun allait donc retrouver son équilibremental, quand une autre dépêche fut affichée :

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« Perturbation serait due à un monstrueuxbolide qui aurait magnétisé notre atmosphère.On ne signale aucun sinistre ».

M. Vidal poussa un soupir de soulagementcomme si tout eût été sauvé parce que son in-quiétante supposition recevait un commence-ment de preuve ! Belle affaire, vraiment !

Du coup, Laroche regretta d’avoir pris particontre son ancien professeur et futur beau-père. N’allait-il pas perdre son estime astrono-mique, si l’hypothèse de Follis prévalait chezles savants ?…

— Elle ne dit pas grand chose, cette dé-pêche, remarqua-t-il.

— Drôle d’histoire ! fit Martot. Ce bolideaurait bien pu passer plus loin.

Les autres se regardaient dans le blanc desyeux sans mot dire, à cause des gens qui lesentouraient, l’oreille tendue. M. Vidal, en re-conquérant son autorité, attirait de nouveau

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tous les regards. N’avait-il pas découvert l’ap-parition fâcheuse de cet astre égaré ? René Va-rin, insensible à la frayeur qui tombait du ciel,obéissait toujours aux bousculades qui le rap-prochaient d’Odette.

Dix minutes s’écoulèrent pendant les-quelles la foule s’accrut encore. Les maisons deBarville s’étaient vidées de leurs derniers habi-tants. La lumière diminuait de plus en plus. Oncirculait à grand peine.

Alors vint la troisième dépêche :

« La Terre, d’après les observatoires de Pa-ris et de Bourges, a failli être heurtée par unastre inconnu. Marche singulière du Soleilémeut monde savant. Troubles en Espagne etItalie où foules croient fin du monde. Touttranquille en France ».

Ce télégramme, en confirmant tout à fait lesdires de M. Vidal, détruisit l’effet optimiste desdeux autres. N’apportait-il pas le microbe de

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cette peur dont les populations méridionalesavaient été saisies les premières ? De courtsfrissons faisaient houler les têtes. Même la ré-flexion d’un vieux chiffonnier, toujours ivre etgai, criant : « Encore un coup des Boches ! » nedéridait personne.

M. Martot, maire et pharmacien, ne voyaitaucun remède à la situation. Ni le Bulletin Mu-nicipal, ni le Dalloz, qui emplissaient, à l’hôtelde ville, la bibliothèque de son cabinet, n’in-diquaient la conduite à tenir en présence desécarts du soleil. Or le sous-préfet, jeunehomme de vingt-huit ans, était parti pour Caenla veille. Il s’y rendait toutes les semaines pourse distraire des labeurs administratifs. En sonabsence, devant l’interruption des communica-tions téléphoniques, le maire décida de réunirle Conseil municipal.

— La première chose à faire, lui suggéraHabert, c’est de maintenir l’ordre.

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Martot le regarda tout en torturant sabarbe :

— Parfaitement, évidemment, dit-il.

Au même instant, un typo sortit de l’impri-merie avec une quatrième dépêche, qu’il fixadans son cadre à côté des trois autres.

Vaste mouvement de foule vers la porte. Onlut :

« Astre mystérieux a enlevé la Terre au So-leil. Impossible dire où nous tombons. Pa-niques Naples, Moscou, Lisbonne, Madrid.Parlements du monde entier sont convoquésd’urgence. Président République française etPrésident du Conseil ont vu directeur Observa-toire et ses collaborateurs. Ils paraissent ras-surés sur issue de cette aventure cosmogra-phique. Président République a réuni minis-tère. Un manifeste va être adressé au pays. Ducalme, encore du calme, toujours du calme ».

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VII

En dépit de l’optimisme de commande desastronomes officiels, aucune illusion n’étaitpermise sur la gravité de la situation. M. Vidal,qui, seul à Barville, avait vu clair, ne le dissi-mulait pas.

— Je ne m’étonne qu’à demi de ce qui nousarrive, dit-il. Notre globe, depuis sa naissance,se trouvait toujours sous la menace d’une ren-contre. Si bien réglés que soient les mouve-ments des astres apparents, il en est une fouled’autres dont les allures semblent dépendre, ànos faibles yeux, du caprice de la Nature. Lemalheur, ici-bas, c’est que dix personnes auplus sur peut-être cent mille se préoccupent

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de la voûte céleste et de ce qu’elle voile dansl’étendue incommensurable de l’univers. Onvit en regardant à ses pieds… L’astronomie,qui devrait être la première de toutes lessciences, est quasiment ignorée de la multi-tude. Un vague et rapide coup d’œil là-haut,pour savoir si le ciel n’est pas nuageux, si lesétoiles brillent ou non, si la lune est claire, suf-fit aux humains gîtés sur le sol terrestre.

Chaque cité un peu importante, c’est-à-direde plusieurs milliers d’âmes, devrait posséderun observatoire, si petit fût-il, où, à tour derôle, le jour et quelquefois la nuit, les écoliers,dirigés par leurs maîtres, viendraient repérer,examiner, étudier les astres. Quelle bonne le-çon de saine philosophie, de modestie, de paixils puiseraient dans cette contemplation rai-sonnée du firmament silencieux ! Les menta-lités si combatives du siècle actuel y acquer-raient un peu plus de résignation, de renonce-ment et de sagesse…

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— Sans doute, répondit Habert, mais au-jourd’hui cela ne changerait pas notre sort.

— Un peu de savoir permettrait de discuteret peut-être de ne pas désespérer de l’avenir…Et j’ai peur qu’il en soit ainsi sous peu, murmu-ra M. Vidal, en hochant la tête.

— Qu’on n’affiche plus de télégrammessans me les soumettre ordonna le maire aucommissaire de police, sur le conseil de l’astro-nome.

Trop tard. Il suffisait de lever les yeux pourvoir s’afficher le sort du monde sur le tableaunoir du ciel. La police n’en pouvait effacer lesnuées chargées d’épouvante…

Le soleil, anémié, s’effaçant peu à peu dansles hauteurs de l’Est, laissait les ombres ad-verses envahir le ciel. Attentat cosmogoniqueplein de cynisme. Les puissances ténébreuses,comme toujours, s’attaquaient résolument à lalumière. L’astre, glorieux et redoutable le ma-tin, fuyait environné de lueurs pâlissantes. Des

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cirrus opaques, rassemblés par une brise enne-mie, se précipitaient sur lui comme de noirs es-cadrons pour étouffer ses derniers éclairs.

La foule, dans son ignorance des lois as-tronomiques, le blâmait de nous abandonner.Elle croyait voir en lui une sorte de déserteurqu’elle insultait et raillait grossièrement, sanségard pour ses longs états de service. Cer-taines gens, en le contemplant d’un regardhypnotique, le cou raidi, la bouche ouverte,s’imaginaient sentir le sol se dérober sous leurspieds. Ils éprouvaient la sensation de choirdans un abîme sans fond. Cette sorte de vertigeleur imposait par instants quelques minutes desilence. D’autres menaçaient le soleil de leurspoings brandis. Tous comprenaient le tragiquede la situation et, selon leur nature et leurculture, exprimaient plus ou moins haut dessentiments très divers.

Les jeunes gens juchés sur le socle du mo-nument n’étaient plus que de noires silhouettes

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figées en des attitudes stupéfaites, qui symbo-lisaient à merveille la pensée commune desmultitudes ramassées à leurs pieds.

En effet, comment se figurer aisément cettechose inouïe : la terre déjetée tout à coup deson rail millénaire et lancée sans guide, àl’aventure, parmi l’infini des espaces cé-lestes ?…

— Notre globe n’est-il plus qu’un caillourond soumis vulgairement, comme n’importequel galet, aux lois de la pesanteur ? demandal’horloger Habert à M. Vidal.

— Je n’en suis pas sûr, répondit le savant.Follis nous retient peut-être encore du boutde ses doigts aimantés… En tout cas, notremarche d’autrefois vers la constellation d’Her-cule, où nous devions aborder dans quelquesmillions d’années, est compromise… C’est bienennuyeux.

— En effet, opina de confiance M. Martotavec un air consterné.

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— Après tout, reprit M. Vidal, après une mi-nute de réflexion, cette dégringolade inatten-due nous y conduit peut-être tout droit…

Et les yeux profonds du vieux professeurs’efforçaient de suivre les péripéties futures dela tragédie dont le premier acte se déroulait.

— Si seulement on pouvait s’emparer enroute d’un bon petit soleil d’occasion qui nousrestituerait l’heure, murmura Habert en tirantsa montre d’un geste machinal.

— Et qui ferait mûrir le blé, ajouta Martot.

Le professeur ne répondit pas. Il regrettaitd’avoir obéi à l’absurde attirance des foules etde s’être ainsi frustré des constatations uniquesqu’il aurait pu recueillir dans la paix de son ob-servatoire. Maintenant il se voyait emprisonnépar cette masse inconsciente, submergé dansle raz de marée des terreurs humaines. Com-ment s’évader de là ?

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Loin, de plus en plus loin, le soleil, père dela vie, ressemblait à quelque ballonnet échap-pé de la main frêle d’un enfant. Sur terre, desombres floues s’estompaient dans l’étrangecrépuscule.

Un murmure s’éleva :

— Il pleut !

Un gros nuage rasant le sol criblait la citéde pluie et de grêlons.

D’habitude une forte ondée disperse en unclin d’œil tout rassemblement. Personne nebougea. La menace d’être trempé ou foudroyé,car il tonnait, ne comptait plus.

Laroche, les bras croisés, le regard fixe, etd’ailleurs très vexé de son échec scientifique,se taisait.

Depuis cinq minutes René Varin, tout na-turellement, avait rejoint le groupe officiel et,subissant l’influence d’un pôle magnétique fortgracieux, il se rapprochait d’Odette. Habert,

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les poings serrés, les lèvres crispées, regardaitle soleil décliner. Hélas ! il emportait avecl’heure l’unique intérêt de ses jours.

— Maintenant, comment repérer le temps ?gémissait le pauvre horloger.

— L’heure, on s’en passera, s’écria Me Bou-vard. C’est une maîtresse indiscrète, gênanteet bavarde, qui nous précipite sans pitié dansle devoir. Mais quel soleil nous ramènera lesprintemps et les étés qui exaltent les cœurstendres et inspirent les poètes ?…

— Se passer de l’heure, gronda l’autre su-bitement indigné. Impossible. Vous raisonnezen aligneur de rimes. Comment régler les actesutiles à l’existence, les rapports entre les in-dividus, si la mesure précise du temps nousmanque ? L’heure, babillant au fond de notregousset, sonnant gaiement sur nos meubles,veillant sur notre travail, ordonnant nos gestes,s’arrondissant au fronton des édifices publics,c’est la vie même, la vie comptée, intelligente,

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perceptible. Autrement on ne se voit pas exis-ter. Le soleil, voyez-vous, n’est pas autre chosepour moi qu’une magnifique horloge.

— Une horloge, railla Me Bouvard. Eh !bien, mon vieil ami, vous l’avez fort mal re-montée ce matin… Regardez-la, votre hor-loge… Je donnerais gros pour l’entendre tinterles douze coups de midi.

M. Vidal avait suivi le dialogue amer desdeux amis. Il rassura Habert sur le point qui luitenait le plus à cœur.

— On déterminera une heure-étalon au Bu-reau des Longitudes, dit-il.

René ne prêtait qu’une oreille distraite à cespropos. Il ramenait ses regards inquiets de lafoule tumultueuse à Odette pensive.

— Si nous filions, murmura-t-il à l’oreille dusavant, en coulant un regard expressif vers lajeune fille.

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Cette réflexion révélait des craintes aussitôtpartagées par le père.

Des éléments nouveaux venus sur la placeen avaient modifié la physionomie. Dans le pé-ril, l’homme recherche l’homme. Il en attenddu secours et, s’il faut disparaître, la pensée dene pas finir seul lui est un réconfort.

La multitude allait, venait, se ramassait enîlots, ou créait de brusques remous ballottantVidal et ses amis.

Habert, comprenant quel péril s’amassaitautour d’eux, s’escrima des coudes, qu’il avaitpointus, et réussit à s’avancer de trois pas,mais sa force de pénétration se brisa contre unmur de corps agglomérés.

Des femmes criaient, pleuraient, se si-gnaient, priaient à voix haute, fébrilement,avec les intonations apprises aux leçons de ca-téchisme ; quelques-unes, risquant d’être bous-culées et piétinées, s’agenouillaient et se frap-paient la poitrine en de haletants mea culpa.

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Les jeunes gens, sur le piédestal du mo-nument, s’étaient assis, jambes pendantes, etleurs visages d’ombre se tournaient vers l’Est,tombeau du soleil.

Des tourbillons de vent glacial passaient surla foule. Qu’importait ! L’idée de la mort, pré-cédée de tortures, avait saisi les gens à la gorgeet les étranglait. Tous les yeux, avides de jouirdes ultimes lumières du ciel, s’attachaient aufantôme solaire. Toutes les volontés s’unis-saient pour le retenir et l’attirer vers cette terrequi ne pouvait vivre sans lui.

Malgré la force magnétique de ces désirsconvergents, l’astre continuait de s’éloigner.

— C’est la fin ! cria quelqu’un.

Ces cinq mots résumaient le sentiment gé-néral.

Certains, de peu de sang-froid, regrettaientd’être venus au monde et regardaient presque

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avec envie un vieillard évanoui de peur sur lesol.

— Je voudrais être à sa place, dit unefemme échevelée, comme ça on ne se voit pasmourir.

— Relevons-le pour qu’on ne l’écrase pas,proposa une âme restée pitoyable.

— Mourir comme ça ou autrement, ça n’apas d’importance, répondit quelqu’un dans legroupe.

Peut-être eût-on réussi à mettre cet infor-tuné à l’abri, les foules étant aussi facilementmenées par la compassion que par la fureur,quand cette multitude soudain poussa un longcri d’émoi. Des brumes plus épaisses, accou-rant du Sud, venaient de s’abattre sur le soleilvaincu. Il semblait qu’un géant à l’affût derrièrela nuit l’eût, d’un geste sûr, capturé dans soncapuchon noir.

— Parti ! hurlèrent des milliers de bouches.

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Le monde, agonisant depuis le matin, ve-nait-il de rendre l’âme ?

En commettant le rapt, les nuages s’étaientteintés de jaune d’or sous la suprême illumi-nation de l’astre du jour. Maintenant ils ren-traient dans l’ombre comme des voleurs quivont mettre à l’abri leur butin.

L’obscurité subite causa une telle stupeurque le silence s’établit sur la place pendant uneminute. Court répit. Bientôt des appels affo-lés retentirent, des voix coléreuses grondèrentcontre la destinée et de grossiers jurons écla-tèrent çà et là.

Dix mille personnes, réunies dans le mêmeespace, se croyaient à brève échéance,condamnées à mort. Pour un certain nombre,plus de ménagements dans les pensées. Lemince vernis de l’éducation s’écaillait. La pa-nique éclata…

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VIII

Des cris d’épouvante s’élevaient. Des siffle-ments aigus jetés de partout déchiraient lesoreilles, empêchaient d’entendre les gémisse-ments. Beaucoup priaient.

Noyé dans la multitude, le magistrat muni-cipal, la barbe dépourvue de sa belle ordon-nance ordinaire, se laissait cahoter avec rési-gnation.

— Que faire ? demandait-il sans cesse ?

Autour de lui, des bandes brutales surgis-saient du pavé comme un produit perfide desténèbres.

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Quelques étoiles, difficiles à identifier,même pour l’astronome Vidal, indiquaientseules la présence du plafond céleste.

Le savant avait, lui aussi, perdu sa sérénité.Il ne songeait qu’à rentrer avec sa fille aprèsavoir desserré l’étreinte de ces dangereusesmultitudes.

— De la lumière ! cria quelqu’un.

— Qui qu’a des allumettes ? reprit le faussetde Vatain.

René lui fit passer sa boîte. Quelques se-condes après, le gamin grimpait autour d’unréverbère et réussissait à l’allumer.

— Pi ouitt ! lança-t-il de son poste élevé.Puis il fit une grimace et se laissa glisser de lacolonne comme d’un mât de cocagne.

Ailleurs, d’autres l’imitèrent et dans le clair-obscur ainsi créé la foule put se voir, hagarde,frémissante. Elle se fit peur…

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— L’obscurité valait mieux, observa RenéVarin.

— Y a bon hurla un loustic.

— T’en fais pas reprit un autre.

Quelques voix rauques amorcèrent unchant populaire, mais des sifflets et des juronstuèrent le rythme. Tout à coup, sans cause, surde simples chut ! se propageant jusqu’aux ex-trémités de la place, une minute de calme ré-gna de nouveau. Puis le brouhaha reprit, domi-né par des cris féminins.

Sur la chaussée qui bordait la place, unecharrette pleine de paysans stationnait. Lecheval tremblait de tous ses membres depuis ladisparition du soleil. Subitement énervé par letapage, les oreilles droites, il fonça tout à coupdans la mêlée, renversant ceux qui ne pou-vaient se garer. Les gémissements des blessés,les hurlements de la foule formaient un concertdigne de l’enfer dantesque.

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Le flot humain fuyant devant l’attelageavait arraché Martot et Bouvard du groupe desautorités. Habert et Laroche, cramponnés auréverbère allumé, Vidal, sa fille et René Varinavaient pu éviter la voiture.

Non loin d’eux, des individus se battaientcomme des chiens.

— Ne poussez pas clamait-on.

— Assez !

Les injures volaient de toutes parts et l’ins-tinct animal des brutalités primitives renaissaiten face du péril.

— Au secours gémissaient ceux que les re-mous emportaient.

— À la revoyure leur répondait-on en rica-nant.

Soudain une voix puissante cria :

— Saint-Paul est éclairé !

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En effet une clarté rose, piquée de pointsplus vifs de lumière, se montrait à l’extrémitéde la Grande-Rue, dans l’axe du portail ouvertde l’église. On eut l’espoir de survivre si l’on sedébarrassait de la nuit.

— À Saint-Paul clama la foule.

Tous obéirent au mot d’ordre.

Sur la place un mouvement spontané unifiales courants, tira les indécis. Vidal et sa fille sevirent le jouet d’une vague humaine. Larocheréussit à se maintenir où il était grâce au ré-verbère qu’il empoigna. René Varin se précipi-ta derrière le savant et parvint à le rejoindre.

— Permettez-moi de vous aider, Mademoi-selle, dit-il à Odette.

— C’est cela. Soutenez-là de votre côté, fitVidal, oppressé.

Uni, le groupe respira mieux et se soumità la poussée irrésistible d’un flot houleux de

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dix mille personnes coulant dans le canal étroitque formait la rue.

Toutes les chutes étaient mortelles. Habertbuta contre un objet mou :

— Arrêtez ! cria-t-il en s’aidant des coudeset en s’arcboutant.

Émues de son ton impérieux, quelques per-sonnes s’immobilisèrent le temps d’une oudeux secondes.

On releva une pauvre femme hébétée,loque lamentable que la masse refermée char-ria debout, comme un torrent enlève uneépave.

La marche de cette armée que des cahotsincessants retardaient était désespérémentlente.

— Nous n’en sortirons pas, murmurait Vi-dal.

Cependant les cloches de Saint-Paul son-naient à toute volée d’harmonieux appels, et la

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foule, encouragée, avançait peu à peu vers legrand refuge, comme les êtres vont d’instinctvers la lumière. La foi, qu’une apparente sécu-rité assoupit en temps ordinaire, se réveillaitchez beaucoup qui se croyaient sur le pointde périr. D’ailleurs, cette chute finale dans lesplaines célestes évoquait impérieusementl’idée de la divinité dont les mains puissantesprojettent les mondes dans l’espace, comme desimples balles.

Épuisée, les pieds meurtris, Odette trébu-cha. Le bras de René la retint et cette mâlepression signifiait : Ne craignez rien. Je suis là !

— Merci, Monsieur, murmura-t-elle.

Leurs regards s’appuyèrent une secondel’un sur l’autre. Dans ce chaos fantastique, lamutuelle sympathie de ces jeunes gens se dé-veloppait quand même et se fortifiait d’espoirsinconscients... Malgré tout, la vie indestruc-tible triomphait du cataclysme.

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Au bras de celui qu’elle aimait, Odette es-sayait d’écarter de son esprit des pensées tropdouces, des rêves irréalisables. Elle sentaitmême comme une honte l’envahir. Pourquoicédait-elle, si peu soit-il, aux secrètes et cou-pables impulsions de son cœur ?… N’était-ellepas toujours fiancée à Laroche ?

Elle se reconquit un peu, mais la pauvretteacceptait le soutien du bras vigoureux de Renéet le sang se ruait plus vite dans ses artères…

— Je vous fatigue, risqua-t-elle à voixbasse.

— Non, Mademoiselle. Ne craignez point…

Il se sentait capable de soulever une maisonpourvu qu’elle fût dedans.

On marchait côte à côte avec des alterna-tives d’arrêt, des ballottements et parfois desreculs qui faisaient hurler les gens.

Au bout de cinq minutes, temps suffisantd’habitude pour effectuer tout le trajet, on était

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seulement arrivé à la hauteur de la petite ruedu Cœur Épanoui, débouchant sur la gauche,à trente mètres de la place d’où l’on venait departir.

Le quincaillier du coin de cette rue, ayantabaissé les volets de son magasin, s’était réfu-gié au premier étage. Sa femme et lui se sil-houettaient derrière les fenêtres éclairées deleur chambre, ce qui fit pousser des clameurs.Pourquoi ces commerçants s’offraient-ilsconfortablement le spectacle du défilé de lapeur, comme s’il s’agissait d’un cortège defête ?

Des bras d’hommes s’élevèrent avec vio-lence au-dessus des têtes, et des objets detoute sorte vinrent briser les vitres. Surpris parcette attaque, les quincailliers reculèrent vive-ment et firent l’obscurité chez eux. Mais cesgestes de violence avaient créé une diversion.La foule s’amusait. Partout où des lampesbrillaient, où quelque lumière s’offrait comme

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cible, des clefs, des pierres, même des sous,partis du défilé, criblèrent les fenêtres. Le bruitdu verre tombant en éclats sur les balcons ex-citait des rires sauvages et des bravos.

Et cependant, contradiction fréquente dontles foules exaltées par un sentiment commundonnent le spectacle, ces furibonds marchaientvers la lumière qui paraissait leur offrir le sa-lut…

Cinq autres minutes s’écoulèrent, et l’on at-teignit la rue transversale des Minimes. Puis,à la même allure, on parvint, trente mètresplus loin, en face de la sombre ruelle de l’Arbred’Or.

La foule s’agglutinait, ne formant qu’unemasse compacte animée du même rythme demarche, et s’écrasant. On se portait mutuelle-ment. Les nuques recevaient les haleines pous-sives de ceux qui suivaient.

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— Une, deux, une, deux, commandaientquelques-uns. Mais les pas ne mordaient quedix centimètres de terrain chaque fois.

À califourchon sur les épaules du mécani-cien Buneau, qui était fort comme un lion, sonfils était juché. À sa gauche, un paysan noyédans ce raz de marée humain, agrafait solide-ment sa femme par le bras, grosse commèreen serre-tête. Celle-ci se retournait, indignée,sur ceux qui la poussaient, les cinglait de re-proches dont ils ne tenaient aucun compte, etleur infligeait de violentes ruades qu’on lui ren-dait.

— C’est toi qu’as voulu venir à Barville, gro-gnait son mari.

— Ah ben, si j’avais su… Et elle tenta un lé-ger recul pour respirer.

— On va dresser vot’femme, si elle nemarche pas tranquille, cria une voix derrière.

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— Tiens-toi tranquille, ou tu nous f’rasavoir des histoires ! conseilla le paysan à samoitié.

Tous, haletants comme après une courserapide, se dirigeaient de gré ou de force vers lavieille église où, déjà, la tête de colonne s’en-gouffrait.

Au coin d’une rue, s’offrait l’étalage du bou-cher Delamare dont le personnel avait pu fer-mer à temps les portes grillées encageant laboutique. Un quartier de bœuf et une tête demouton fraîchement écorchée restaient encoreexposés à l’extérieur. Ceux qui passaient à por-tée frappaient du poing cette viande et asper-geaient leurs voisins de gouttelettes de sang.

Un débitant avait entrebâillé sa porte.Comme une lampe à pétrole éclairait la sallequi était de modestes dimensions, elle fut subi-tement envahie par des consommateurs impé-rieux et de gestes peu rassurants.

— À boire ! hurla-t-on dès le seuil.

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Il s’ensuivit un tourbillonnement et des à-coups dans la foule. Emportés par ce fleuve defolie, le vieux savant et sa fille tournaient ledos à leur petite maison de la rue d’Arlette oùMme Vidal, inquiète, les attendait.

— Il faudrait sortir de cette foule, murmura-t-il. Une fois dans l’église, nous risquons den’en pouvoir sortir facilement.

— Échappons-nous par la tangente, soufflaRené.

— C’est cela, essayons de couper le cou-rant, dit Odette.

Or, à quinze mètres environ devant eux, al-lait se présenter l’angle formé par une modesteboutique en saillie sur l’alignement. Le jeunearchitecte, le désignant à voix basse, dit à sescompagnons :

— Tâchons de nous blottir tous les trois.Une fois là, nous laisserons passer le torrent.

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Ils avancèrent encore pendant deux mi-nutes.

— Attention, voici le moment, suivez-moi !fit René.

Il fonça de biais vers le refuge dont troismètres au plus les séparaient ; Vidal le suivit,tenant sa fille par le bras. En dépit de la résis-tance et des cris furieux des gens bousculés, ilsatteignaient le but, quand le vieux savant reçutun coup d’épaule sous lequel il chancela. Re-né le maintint d’une poigne solide et le tira vi-vement dans l’angle. Il se tourna vers la jeunefille. Disparue ! La masse la cernait et l’empor-tait comme un fétu de paille.

— Odette ! Odette ! cria son père.

Une voix claire, bien connue d’eux, perça levacarme, mais l’obscurité interdisait de voir dequel point rapproché elle venait. Peut-être setrouvait-elle à quelques mètres seulement deses deux protecteurs…

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— Dieu merci, elle n’est pas tombée, mur-mura Vidal. Replongeons dans la foule pourl’en tirer un peu plus loin.

Il allait exécuter son dessein. René Varin leretint par le bras.

— Impossible de la rejoindre, dit-il. Elle estentraînée vers l’église. Restons libres de nosmouvements et nous l’y retrouverons dans dixminutes.

— Pourvu qu’elle y arrive ! Elle n’en peutplus !

— Elle est si courageuse.

— Oui. Mais cette pression écrasante de lafoule... Les gens ne respirent plus là-dedans…

— Sur la place le flot s’élargira. Elle rentreraseule chez vous par la rue aux Fleurs.

— Seule ! C’est bien là ce qui m’inquiète,murmura Vidal.

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René comprit et s’alarma. Derrière le défilécompact de la population terrorisée, s’abat-taient, plus clairsemées, libres de leurs mou-vements et par conséquent dangereuses, desbandes d’individus dont les rares lueurs desdébits décelaient au passage les traits convul-sés, inquiétants.

Cinq minutes encore s’écoulèrent.

La rue déblayée à peu près, les deuxhommes coururent à l’église bondée. Ceux quiétaient restés dehors se poussaient pour en-trer, en houles frémissantes, tels des moutonsapeurés que les chiens gouvernent.

Il ne fallait pas penser à pénétrer dans lesanctuaire. Dressé sur la pointe des pieds, Re-né scrutait, fouillait la multitude environnantede ses regards.

— Je ne la vois pas, dit-il. Mais il est biendifficile de reconnaître quelqu’un dans cettefoule. Peut-être se trouve-t-elle derrière unedes colonnes…

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— Avez-vous vu ma fille ? demanda autourde lui le vieux savant.

Tous le connaissaient, aucun ne répondit.

— Rien à faire ici, pour l’instant, dit René.Allons tout de suite voir chez vous siMlle Odette n’y est pas de retour. Nous revien-drons l’attendre à la porte de l’église dans lecas contraire.

— Allons !

Tous deux repartirent en jetant des appelsdans les venelles adjacentes à la Grande-Rue.L’ombre était plus épaisse, des malandrinsayant brisé la lanterne des réverbères. Desclientèles démentes remplissaient les cabarets.

L’espoir de retrouver Odette à la maisonprécipitait leurs pas. En cinq minutes, ils ar-rivèrent rue d’Arlette. Sur le seuil, Mme Vidalaux aguets surgit devant eux.

— Odette, où est Odette ? demanda-t-elleangoissée.

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— Sans doute à Saint-Paul, répondit lepère.

René Varin raconta les événements, insis-tant sur ce point que la jeune fille devait êtreen sécurité dans l’église…

— Alors je vais l’y chercher, dit Mme Vidal.

— Ne bouge pas d’ici fit son mari. Les ruessont trop noires. M. Varin et moi, nous allonste la ramener. On ne se perd pas dans Bar-ville…

— Et Laroche ? demanda Mme Vidal.

— Il enlace tendrement un bec de gaz ré-pondit le vieux savant, non sans aigreur.

Les deux hommes se munirent, René d’unphare d’auto et d’une manière de gourdin, l’as-tronome d’un revolver. Tous deux repartirentensuite le cœur serré.

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IX

Sur la longue rue qui coupe Barville de bouten bout, en deux parties à peu près égales,débouchent, à droite et à gauche, des voiesétroites. Les vieux immeubles se rapprochentdès le premier étage comme s’ils voulaients’embrasser avec leurs gouttières, lèvres destoits. Ces rues moyenâgeuses, ramifiées elles-mêmes en passages tortueux, forment un ré-seau parfois inaccessible aux voitures, si mo-destes soient-elles, et une sorte de labyrinthedont le pittoresque intéresse les nombreux vi-siteurs du pays.

Naturellement, chaque ruelle possède un oudeux débits de boissons où l’on vend d’autres

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produits alimentaires, épicerie, légumes, petitspains, etc. … Ce soir-là, ces comptoirs s’éclai-rèrent avec des moyens de fortune, pétrole etbougies. Des cris et des appels frappés à coupsde poing sur les tables en jaillissaient. Paisiblesd’habitude, d’aspect bon enfant, ils avaient prisl’air de vrais coupe-gorges. Les alcools de tousnoms et couleurs s’y consommaient à pleinsverres malgré leur prix élevé, les clients ne sesouciant plus de leur bourse. D’ailleurs les dé-bitants ne paraissaient pas sensibles à l’impor-tance des recettes et souvent oubliaient de ré-clamer leur dû. Le « Frères, il faut mourir »,dont chacun s’était pénétré depuis la dispari-tion du soleil, avait détruit le faible sentimentd’économie qui résiste le temps des deux outrois premiers verres chez les buveurs. Le cha-rivari formidable de l’ivresse abolissait toutesles pensées.

Des groupes, sans doute détachés du défilé,ou qui le suivaient, hébétés par la peur del’obscurité et de l’inconnu, entraient en se

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heurtant aux bandes titubantes qui en sor-taient. De ces rencontres sur le seuil naissaientdes exclamations, des injures et des horions.

Maintenu dans la vie réelle par ses alarmeset ce tapage monstrueux, l’astronome oubliaitle ciel. Redescendu sur la terre, triste planèteprosaïque de coutume et lamentable surl’heure, son amour paternel dominait l’attraitscientifique du terrible phénomène.

Il marchait d’un pas ferme aux côtés deson compagnon ; ce dernier, résolu, une grossecanne dans la main droite, portait le phare al-lumé de l’autre main.

Le jet de lumière qu’il lança dans une petiterue démasqua soudain des gens qui se reje-tèrent tout de suite dans l’ombre. Chose facile,car presque partout la nuit s’était embusquée,une nuit tellement compacte que les deuxhommes avaient, en avançant, l’impression dela refouler avec leur poitrine comme une chose

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solide, de la fendre, telle une eau noire, deleurs mains balancées.

Or, les rayons du fanal, en crevant cetteobscurité, peut-être criminelle, évoquaientl’ordre, gênaient, exaspéraient. Autour d’euxretentissaient des coups rageurs contre les vo-lets clos et le bruit de vitres s’éparpillant enéclats sous le choc des bâtons. La tourbe dupays et les inconscients s’en donnaient à cœurjoie.

Les deux hommes s’arrêtèrent en face d’uneépicerie dont la porte avait été enfoncée etl’examinèrent un instant. Personne dans l’inté-rieur en désordre : meubles bouleversés, tiroirsjetés pêle-mêle, bouteilles brisées gisant sur lesol. Le commerçant et sa femme, revenant del’église, survinrent et se lamentèrent devant cespectacle. Interrogés, ils n’avaient pas rencon-tré Mlle Vidal.

— Les bandits ont tout mis à sac chez nous,gémissaient-ils. De la fenêtre d’en face, un voi-

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sin, invisible dans l’ombre, essaya de lesconsoler. Il raconta le méfait dont, plein d’ef-froi, il avait été le témoin prudemment silen-cieux, et ajouta :

— Ça n’a pas d’importance, père Grelu,puisque nous serons tous morts demain.

— Morts pour une éclipse ! J’suis ruiné,vous dis-je. Tas de brigands !

— Il est temps de retrouver Odette, dit Vi-dal, effrayé par l’audace des malfaiteurs.

— Cherchons répondit René, très ému.

Des particuliers attirés par les rayons lu-mineux s’arrêtèrent. L’un d’eux voulut, de sonbâton, briser cette lanterne fâcheuse. René ledésarma d’un violent coup de canne pendantque Vidal braquait son revolver sur les autres.Tous se sauvèrent en jurant.

Le froid devenait aussi vif qu’en pleine nuitd’hiver.

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Près de l’église aux orgues vibrantes, lesdeux hommes entendirent le bruit d’une lutte.Des femmes houspillées par quatre individusse débattaient courageusement.

Vidal et René y coururent.

— Au large ! cria l’un des bandits.

En les visant de son revolver, le savant jetad’une voix terrible :

— Laissez ces femmes ou je tire !

Cette menace, l’air décidé de René quis’avançait canne haute, effrayèrent les as-saillants. L’un d’eux, cependant, la face hai-neuse, hurla :

— On te retrouvera, architecte de malheur !

René reconnut en cet individu dépenaillé,coiffé d’un grand chapeau, un maçon auquel ilavait dû reprocher un jour son intempérance.C’était un mauvais gars.

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Ainsi délivrées, les femmes, deux ouvrièresd’usine, marchèrent en silence auprès de leurssauveurs, muets eux-mêmes. En face d’uneruelle, celle de leur demeure sans doute, elleschuchotèrent quelques mots, puis, ayant dit« Merci, Messieurs ! » elles partirent à toutesjambes et s’effacèrent aussitôt dans les té-nèbres.

Cette scène pénible avait évoqué chez lesdeux hommes l’accablante pensée d’Odetteaux prises avec de pareils fauves. La crainteserrait la gorge de René Varin comme le nœudcoulant d’un étrangleur. Il n’osait parler depeur que le son de sa voix ne trahît son émo-tion.

Ils ne cherchèrent point à pénétrer dansl’église, inaccessible encore.

L’obéissante clarté du phare bousculaitl’ombre des chaussées, traversait les fenêtressans doubles rideaux des étages, dissipait desa traînée mobile la noire épouvante des im-

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passes. Il s’ensuivait des appels, des plaintes,des galopades mystérieuses, des portes fer-mées avec fracas.

Quoique le froid augmentât rapidement etque les mains des deux hommes fussent gla-cées, la sueur ruisselait sur leur visage.

— Ne se serait-elle pas réfugiée chez Ha-bert ? demanda tout à coup René.

— Vite, courons-y dit Vidal, repris d’espoir.

Retournant sur leurs pas, en trois minutesils furent devant le magasin de l’horloger. Toutétait clos. Pas une lueur aux fenêtres. Leslettres dorées de l’enseigne étincelèrent sousla projection du phare. Ils frappèrent contre laporte, tirèrent la sonnette. Rien ne révéla quela maison fût habitée.

— Ils sont tous à l’église, murmura Vidal.

— Voyons chez Bouvard, dit son compa-gnon.

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Traversant la chaussée, ils se risquèrentdans la rue Jambe-de-Chou. Même spectacleet même déception chez le notaire. Sans doutes’était-il réfugié avec sa famille dans le fond dulogis et se gardait-on de répondre aux coups desonnette.

Soudain, dans cette rue silencieuse, des pasfeutrés glissent derrière eux, un bras sort brus-quement de l’obscurité et saisit le fanal déposésur le sol, en face de l’étude. HeureusementRené veillait. D’un magistral coup de poingil renverse le voleur, sorte d’ivrogne grima-çant, et reconquiert l’appareil. Alors des rica-nements s’élèvent à peu de distance. Une de-mi-douzaine d’individus accotés à la murailleessaient de se rapprocher. Armés de bâtons etde bouteilles, ils eussent été dangereux sansl’imprécision de leurs gestes, mais, dédaignantl’attaque débile de ces malheureux, les deuxcompagnons les écartèrent aisément et re-vinrent sur leurs pas pour prendre la rue desUrsulines.

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Là, point de débits. En face du long mur dé-labré de l’ancien couvent se succèdent des ma-gasins, des entrepôts et de pauvres boutiquesobscures. Pas de recoin, d’impasse ou d’alléepouvant servir de refuge…

Ils pénétrèrent ensuite dans une voie paral-lèle à la Grande-Rue.

— C’est calme, ici, dit René.

— Un tel silence ne me rassure pas, mur-mura Vidal.

Ils avançaient avec une lenteur précaution-neuse, perforant d’un rais brutal les ténèbresdes couloirs.

Des chuchotements, des bruits vagues dechoses remuées, de respirations oppressées,de pas glissés, les escortaient. Sur la tabled’une échoppe, une chandelle déformée expi-rait parmi des verres sales flanquant une bou-teille de rhum à moitié vide. À terre, le savetieret sa femme cuvaient leur ivresse. Ces pauvres

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gens, habituellement sobres, avaient bu pourne pas se voir mourir.

Des êtres fantomatiques franchirent d’unbond le fleuve lumineux qui jaillissait de la lan-terne comme d’une source, et s’effacèrent aufond d’une allée.

— Elle ne peut être là-dedans, soupira Vi-dal.

Ils repartirent après avoir prêté l’oreille àl’entrée du couloir. Des formes plus agiles, fa-milières de ces lieux sans doute, et moins avi-nées que les ombres entrevues, les frôlaient,muettes, étranges, redoutables peut-être… Desenfants, des fous ou des oiseaux nocturnes fas-cinés par la flamme ?…

Les deux hommes, agacés de se sentir ainsisuivis et surveillés par des êtres anonymes, seretournaient parfois, d’un mouvement rapide,afin de prévenir une attaque sournoise.

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De plus en plus inquiets, le savant et l’archi-tecte se dirigeaient vers la rue Helluin quandune voix chevrotante chassa le silence :

— C’est la nuit des morts ! Reviens, Marcel,j’ai peur !

Vidal et René s’étaient arrêtés, frissonnants.Le premier projeta sa lumière sur une croiséedu deuxième étage où s’agrippait à la barred’appui une vieille dame spectrale, les cheveuxdéfaits, l’air égaré. Éblouie, elle détourna latête et lança son lugubre appel dans une autredirection.

Les deux hommes, vivement émus, se dis-posaient à rejoindre la ruelle du Cœur Épanouipour explorer le côté gauche de la cité quand,devant eux, d’une impasse qu’ils allaient sûre-ment éclairer, une ombre féminine s’échappa,suivie de plusieurs autres.

— C’est Odette ! hurla le père. Je l’ai recon-nue…

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D’un même élan, ils s’étaient rués en si-lence sur les traces de la bande.

Le phare, rudement secoué, balayait les fa-çades d’éclairs fulgurants qui déchiquetaient lanuit. Des inconnus, ivres ou déments, se dé-collaient des murs pour se joindre aux poursui-vants, des portes claquaient, de lourds objetstombaient des fenêtres et se brisaient sur le pa-vé.

— Tirez en l’air, souffla René au vieillardexténué d’émoi et de fatigue, et prenez l’appa-reil pour m’éclairer.

Celui-ci s’arrêta pour viser le ciel privéd’étoiles. Aurait-il pu tirer sur elles ? La déto-nation fit hésiter deux secondes les malfaiteursqui se retournèrent. Arrêt suffisant pour queRené Varin tombât sur eux. Du poing gauche,lourd marteau, et de la canne, massue dans samain sous l’aiguillon de la colère, il dispersa labande.

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Une jeune fille, la main sur la poitrine pourretenir son souffle trop rapide, s’aplatissaitcontre la muraille pendant le combat. C’étaitbien Odette. Son père s’élança vers elle etl’étreignit. Puis, rageusement, il déchargeadeux fois encore son revolver sur les fuyards.L’un deux hurla. Le vieillard si doux d’ordi-naire, les aurait tués tous sans remords,comme des chiens enragés.

Sa fille lui dit :

— Prends garde à M. Varin.

Alors il abaissa son arme. René avait bientravaillé. La rue libre, il revint vers Vidal, lecœur bondissant, lui aussi. L’effort de la lutte,la joie d’avoir sauvé des mains infâmes des ma-landrins celle qu’il aimait, expliquaient cettejoie.

Un regard reconnaissant, accompagnéd’une franche poignée de main, le récompen-sèrent.

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En quelques phrases émues et rapides,Odette narra son odyssée. Libérée de la fouledevant le portail de l’église où elle ne put pé-nétrer, elle cherchait à rentrer le plus vite pos-sible par le plus court quand un homme voulutl’accompagner. Son air et ses propos lui dé-plurent. Sans répondre, elle se mit à couriret, comme il la poursuivait assez vivement,elle alla se cacher au fond de l’impasse desTrois Marteaux. La jeune fille s’y croyait ensûreté. Elle attendait le moment propice pourreprendre sa course vers son domicile, maisd’autres individus vinrent s’embusquer à leurtour dans ce cul-de-sac. Elle voulut se sauver.Alors elle se dirigea sans bruit, en se faisanttoute mince, vers la sortie de l’impasse. Ellese croyait hors de danger quand l’un d’eux fitcraquer une allumette. L’ayant aperçue, touss’élancèrent derrière elle…

— Merci, Monsieur Varin, fit-elle, pourconclure.

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— Jeune homme, c’est grâce à vous que j’airetrouvé ma fille, je ne l’oublierai jamais ! ditd’une voix profonde le vieux savant en serrantdans ses deux mains celles de l’architecte, dontle cœur s’affolait de plus en plus.

Le soleil enfui, la nuit sans fin, le froid mor-tel, la chute du globe dans des gouffres inson-dables, qu’était-ce tout cela auprès de cette mi-nute ? Peut-être les deux jeunes gens osèrent-ils se sourire encore… Personne n’en sut rien,le phare d’automobile complice ne dirigeantpas sur eux ses rayons.

Tous trois, le visage cinglé par une bise gla-cée, reprirent le chemin de la maison. Devantla porte, Vidal serra de nouveau les mains dujeune homme :

— Mon cher ami, rentrez chez vous au plusvite. Gardez la lumière pour votre route. Peut-être nous reverrons-nous demain…

Il hésita pour dire autre chose, et répéta :

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— Peut-être !…

— À demain, certainement, Monsieur, fitOdette avec assurance.

— Couvrez-vous bien. Cette nuit sera gla-ciale et sans doute longue… très longue… re-prit le savant, toujours hésitant comme s’iln’osait pas livrer toute sa pensée.

— À demain, répondit René Varin. Je merappellerai vos conseils…

— Allons, adieu s’écria Vidal en ouvrant saporte.

Ils se séparèrent.

Dans les rues, où mordait cruellement unebise paraissant souffler du Nord, les habitants,transis, regagnaient en courant leur domicile.Le phare de René, plus pesant à son bras, éclai-rait sur le sol des corps de blessés oud’ivrognes. C’était l’image effrayante d’une ar-mée en déroute, semant derrière elle des ca-davres. Le froid terrible qui s’annonçait allait

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sûrement tuer tous ces malheureux. Le soucide la conservation personnelle, l’égoïsme, pèrede la vie humaine, empêchaient qu’on songeâtà les sauver.

Reprenant le chemin parcouru avec Vidal,René entendit de nouveau la voix dont l’accentfunèbre l’impressionnait :

— C’est la nuit des morts qui commence…Marcel, reviens ! J’ai peur !

Comment rassurer cette folle ?

Le jeune homme ne s’arrêta point. En cinqminutes il atteignit la rue Guibray et grimpachez lui. Pas de feu. Sa femme de ménagen’était pas venue. Son lit défait fut vivementretapé. Il se couvrit de tricots, baissa complè-tement le tablier de la cheminée, prit les pré-cautions du plus frileux des mortels contre ungrand froid, comme l’astronome le lui avait re-commandé, et se coucha……

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X

— Quelle heure est-il ?

Obsédante question que se posait à sontour René Varin, enfoui sous trois épaisses cou-vertures surmontées d’un édredon, le visageenveloppé de cache-nez. Aucun appareil d’hor-logerie ne pouvait répondre. Un silence sépul-cral régnait partout. La vieille cité dormait en-core.

Peu à peu, le souvenir du soir terrible et deson aventure si heureusement terminée avecOdette Vidal se précisa. Ce « demain » pro-blématique dont doutait le vieux savant, il letenait… Ouvrir les yeux, c’était déjà quelque

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chose. Combien d’autres ne se réveilleraientpas comme lui ! Il ressentait délicieusement enson être toutes les perceptions dénonçant lavie normale sur la terre. Tel il s’était couché,à une heure inconnue, tel il se retrouvait. Rienn’avait été dérangé à la chaude ordonnance deson lit, ni dans sa chambre. Par conséquent, ildut dormir toute une nuit de sommeil profondet réparateur.

Maintenant, accoudé sur l’oreiller, il cher-chait à se redresser, mais ses couvertures luiparaissaient lourdes comme du plomb. Était-il victime d’un malaise précurseur de quelquegrave maladie ? Cependant, il ne souffrait pas.Ses artères battaient comme de coutume… unpeu plus lentement peut-être… Sa respirationégale, la fraîcheur de son front, n’accusaientpoint de fièvre… Il est vrai qu’il se sentait lalangue sèche… Il avait soif… Des bourdonne-ments d’oreille l’incommodaient.

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Un effort violent le délivra de sa prison delaine. « Dieu qu’il fait froid », remarqua-t-ilaussitôt. Il sauta sur le tapis et voulut mar-cher ; une sorte de défaillance l’en empêcha.

« Ça ne va pas ! » pensa-t-il. Auscultant sonestomac, il le jugea creux. Alors, il se souvintn’avoir presque rien mangé la veille. C’étaitdonc cela : il mourait de faim !

— Comme une journée de jeûne nous abat !monologua-t-il tout haut.

Ayant réussi à prendre, dans une armoireà sa portée, un flacon de cognac, il en butune bonne gorgée. Ce cordial effaça l’amer-tume de son palais et l’âcreté de sa langue.Du coup, pendant qu’une chaleur aimable l’en-vahissait, il blâma les tempérants d’oser com-battre la sainte eau-de-vie. Les deux croissantsde la veille, qu’il n’avait pas mangés, atten-daient dans un plateau, sur sa table. Bonne au-baine. Il les saisit avec joie et les trouva durscomme du bois. De plus, ils étaient moisis.

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— Qu’est-ce que cela signifie ? s’exclama-t-il. Ils sont pourtant bien d’hier…

D’hier ? Un doute le prit. Nouvel Épimé-nide, aurait-il dormi des semaines, des mois,des années peut-être, sur cette terre vaga-bonde, dans un air modifié ?… Quelle figure al-lait-il se trouver ? Avait-il des cheveux blancs ?Ses rideaux mal clos laissaient filtrer une lueurblafarde ; il les tira d’un geste nerveux. Un peude lumière entra. Plus de nuit… Décidément lavie continuait !

Il ouvrit la fenêtre :

— Oh ! s’écria-t-il.

Les toitures étaient couvertes de neige et lefroid semblait celui d’un hiver sibérien.

Ayant refermé la croisée, René Varin se vê-tit très chaudement, reprit une lampée d’alcoolédulcoré de sucre, décrocha un miroir et, touttremblant, se considéra. Une barbe brune en-core, mais longue d’une semaine au moins,

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couvrait ses joues si nettes d’habitude. Sa dé-faillance s’expliquait donc par un long jeûne.Il reprit ses croissants, les trempa longuementdans de l’eau teintée de cognac, se réconfortaun peu et réfléchit. Alors une pensée pleinede doutes affreux vint le consterner. Si lui, quijouissait d’une vigueur et d’une santé peu com-munes, avait résisté au sommeil léthargique decette longue nuit polaire, en était-il de mêmede ses amis ?

L’astronome, épuisé par sa course et sesémois, la fragile Mme Vidal, leur fille déjà dé-primée par son aventure, vivaient-ils encore ?

Question poignante. Il résolut de s’en assu-rer sur-le-champ. À tout hasard, il mit dans sapoche le flacon d’eau-de-vie afin de s’en récon-forter en route si la température ou quelque fai-blesse l’exigeaient. Puis, le visage abrité par unpasse-montagne que sa mère lui avait envoyé,trois journaux dépliés sur la poitrine, sous songilet de chasse, une lourde pelisse au col de

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fourrure relevé par-dessus le tout, il se risquadehors. Dans sa hâte, il oublia de penser àsa propriétaire, logeant au rez-de-chaussée, oùnul bruit ne se faisait entendre…

Sur le seuil extérieur, il dut franchir un talusneigeux de cinquante centimètres de hauteur.Le froid de la rue était si vif que son haleine re-tombait en petits glaçons.

Mais quel étrange tableau devant ses yeux !

Un ciel éclairé comme par une veilleuse…La neige donnait à la petite cité barvillaise l’as-pect du plus désolé paysage boréal. Sous cettedéplorable illumination, la nature avait pris desteintes glauques d’aquarium. Toutefois, laterre, égarée dans l’infini et séparée de sondieu solaire, recevait encore un peu de clartéqui suspendait la nuit, l’horrible nuit. On dis-tinguait la nature et le contour des choses. Lablancheur des chaussées et des toits, la couleursombre des murailles impressionnaient la ré-

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tine. On pouvait se diriger en ville sans le se-cours des réverbères. Rien n’était perdu.

Seul, un astre vaguement doré luisait sousla coupole grise. Varin ne le connaissait pas.Son disque lui parut plus petit, plus écrasé auxpôles que la lune. Il n’avait point ces tachesdont la disposition prête à notre vieux satelliteun visage ironiquement débonnaire. À leurplace, deux bandes nuageuses et rougeâtres,assez semblables à de molles écharpes, le cein-turaient horizontalement. La vieille lune avait-elle pivoté pour nous montrer enfin son autreface, ou bien la terre indiscrète se décidait-elleà en faire le tour ?

Si cela était, de belles heures venaient pourles astronomes, à la condition toutefois que cesdoctes personnages, heureusement habitués àla sobriété, aient surmonté les dangers mortelsd’une diète de dix ou quinze jours. Sans doute,s’ils respiraient, s’adaptaient-ils à l’oculaire de

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leurs télescopes pour examiner cette lune vrai-ment nouvelle.

Flagellé par un vent coupant, cinglé par desgrains de glace, tout en faisant ces réflexions,René cheminait avec peine dans la hautecouche neigeuse qui ouatait les chaussées. Pasun être ne se montrait. Le silence morne desrégions désertiques planait sur la petite ville.Nulle fumée ne panachait le chapeau cylin-drique et rougeâtre des cheminées. Rien, ab-solument rien, ne permettait de croire que lavie subsistât derrière ces façades ternes, danscette immobilité lugubre. Barville présentaitl’aspect d’une nécropole en plein hiver.

Cette comparaison se justifia dans l’espritsongeur du jeune homme quand il vit çà et làsur le sol de sinistres renflements. Il devinasous ces bosses neigeuses les morts de l’épou-vantable nuit.

Des fulgurations d’une intensité considé-rable et semblables aux éclairs dits « de cha-

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leur » rayèrent soudain l’espace. Plus denuages, le ciel zébré de lueurs recommençaitde vivre. Les façades grisâtres des immeubless’animaient et riaient sous les lumières que serenvoyaient les vitres : l’espérance existait en-core.

Cette belle mise en scène arracha René àses pensées mélancoliques. Empoigné par lanouveauté du paysage où des aurores bizarresvoulaient poindre, il regardait attentivementl’astre clair quand un phénomène imprévu lecloua sur place devant la maison de l’astro-nome. D’autres planètes plus petites, et qu’iln’avait pas aperçues tout d’abord, contour-naient le disque, le caressaient de leur ombremobile et paraissaient monter une garde atten-tive autour de lui.

Que la lune, par coquetterie, eût fait demi-tour pour nous permettre d’admirer sa che-velure, c’était chose possible au milieu de cedésarroi cosmographique : dans l’ordre plané-

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taire, des transpositions se produisent peut-être tous les deux ou trois milliards d’annéespar permutation ou par avancement… Maisces globes de taille différente flanquant tout àcoup la Phébé chère à la muse de Me Bouvard,d’où sortaient-ils ?

Un instant désorienté, René fut ressaisi pardes préoccupations plus pressantes : il sonnachez les Vidal. Pas de réponse.

Au bout d’une minute d’attente anxieuse, ilappuya derechef sur le bouton électrique, prê-tant l’oreille. Pas de doute, l’appareil fonction-nait, le timbre avait crissé, mais la porte de lamaison ne s’ouvrit pas.

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XI

Il n’y avait plus à hésiter. Rassemblant sesforces revenues comme par magie, René Varinébranla la porte à coups de pieds, puis il finitpar l’enfoncer en pesant dessus de toute sa vi-gueur.

Ce bruit formidable n’attira l’attention depersonne.

Il pénétra dans la première salle où se te-nait d’habitude Mme Vidal.

Elle était vide. Dans la cuisine, pas de do-mestique. Un certain désordre y régnait. Trèsému, il gagna le premier étage, frappa contreune porte. Silence !

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Alors il tourna la poignée et vit dans lachambre où il pénétrait, étendus en groupe surle parquet, à peu de distance de la cheminéesans feu, M. Vidal, sa femme et sa fille. Toustrois, enroulés dans des couvertures, ne don-naient plus signe de vie. Sous la table, gisait ladomestique.

Cependant René, s’approchant, perçut lessouffles légers et ralentis des haleines. Il versaaussitôt quelques gouttes du cordial dont ils’était muni, sur les lèvres du vieux professeurqui reprit peu à peu connaissance.

Traités de la même manière, les autres per-sonnages sortirent de leur engourdissement etse regardèrent effarés. René les installa dansdes fauteuils en attendant qu’un peu de forceleur revînt. Riant tableau pour notre jeunehomme que celui de ces rescapés se remettantà vivre, recouvrant, grâce à lui, la mémoireet la parole. Vidal expliqua. Pour combattre lefroid prévu, ils s’étaient réunis auprès du foyer

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en se promettant de l’entretenir à tour de rôleavec des bûches, mais un mystérieux sommeil,dû à des gaz soporifiques introduits dans l’at-mosphère, s’empara d’eux. Ils allaient mourirgelés sans la prompte intervention du jeune ar-chitecte.

Pendant cette explication, on rallumait lefeu.

— Mon cher ami, vous avez été pour nousune providence, dit Vidal.

— Voilà deux fois que vous me sauvez lavie. Il me sera difficile de m’acquitter, dit à sontour Odette.

L’aveu fit trembler les lèvres de René. Il secontint.

— J’ai dû briser votre porte, observa-t-il ensouriant.

Mme Vidal, des réserves de la maison, pré-parait un déjeuner substantiel et très néces-saire. René Varin prit naturellement part à ce

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repas. Mme Vidal ne cessait pas de remercierleur sauveur. Odette était presque gaie, maisl’astronome paraissait nerveux. Ces chosesmatérielles et par conséquent terrestres nepouvaient longtemps le préoccuper.

René, devinant ses pensées, lui révéla l’as-pect du ciel, le visage anormal de la lune et,surtout, la gaminerie de ces grosses étoiles quidansaient une ronde autour d’elle avec la légè-reté d’éphémères bulles de savon.

Vidal buvait les paroles du jeune homme.

— Ce n’est pas la lune, dit-il.

— Serait-ce donc Follis ?

— Pas davantage.

— Alors ?

— Je le saurai quand j’aurai été voir moi-même avec l’équatorial ce qui se passe…

Et le savant fit un pas vers la porte.

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Sa femme se plaça devant lui et sa fille leretint par le bras.

— L’air est glacial là-haut, dit Mme Vidal.Tu ne monteras pas avant d’être complètementrétabli et réchauffé.

— Cependant, ma chère amie, la science…

— Elle attendra, trancha vivement Odette.

Le pauvre astronome se rassit sans motdire, les yeux tristes, rongeant son frein. Renéen eut pitié.

— Je vais ouvrir très vite la fenêtre du sa-lon, dit-il. Couvrez-vous bien.

— Soit. Vous jetterez les yeux sur le ther-momètre extérieur, dit Vidal qui venait de s’ar-mer d’une longue-vue de gros calibre.

La croisée ouverte, l’astronome braqua soninstrument sur le ciel pendant que Renéconsultait d’un coup d’œil le thermomètre.

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— Vingt-huit degrés au-dessous de zéros’écria-t-il.

— Beau temps pour les pingouins ! plaisan-ta Odette, tout en enveloppant les épaules deson père d’une couverture.

— Les pingouins ! Peut-être viendront-ilsjusqu’à nous, répondit l’astronome, qui inven-toriait l’espace.

Cinq minutes s’écoulèrent. Le savant diri-geait son objectif sur plusieurs points diffé-rents, qu’il saluait d’exclamations variées :« Curieux, très curieux ! – Où sommes-nous ?– Extraordinaire !… » Ses mains tremblaientd’émoi.

Il saisit un papier et voulut prendre desnotes tout en contemplant le ciel. Mal installépour accomplir ces deux actes ensemble, il duty renoncer.

— Je me souviendrai, murmura-t-il, et com-pléterai là-haut mes observations.

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— On gèle s’exclama sa femme.

Il fallut arracher Vidal de son poste. RenéVarin referma la fenêtre, car, malgré le feu ral-lumé, tout le monde grelottait.

L’astre bandé de fines écharpes roses avaitdisparu du firmament.

— Où la lune nouvelle s’est-elle cachée ?demanda Varin.

Essuyant de sa paume une vitre glacée, lesavant indiqua, vers le sud, des zébrures rou-geâtres qui faisaient penser à un coucher desoleil raté.

— Là-bas, dit-il.

— La reverra-t-on ?

— Je l’espère.

— Comment cela finira-t-il ? soupiraMme Vidal.

Le savant hocha pensivement la tête ensigne d’ignorance.

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— C’est ce que la fourmilière humaine sedemande, dit-il, et nul ne peut répondre. Bor-nons-nous à cueillir chaque minute et savou-rons-la comme un fruit qu’on dérobe à l’avenir.Une minute ! Pour d’infimes bestioles, c’est ladurée normale de la vie, et de cette vie si brèveelles jouissent aussi pleinement et diversementque nous, si longue soit notre existence.

Vidal prit ensuite des notes d’une écritureinforme que lui, et surtout sa fille, seuls pou-vaient lire.

Au loin, les couleurs se dégradaient. Bientôtdes ténèbres s’abaissèrent ainsi que des voletssur l’immense vitrine du ciel. Cette obscuriténe dura point. Soudain, comme si quelque em-ployé avait reçu l’ordre d’éclairer l’étalage dela nuit, d’innombrables étoiles s’allumèrent en-semble.

Et tout à coup, la lune, la vraie, celle qui sefait illuminer par le soleil, la lune dont les jouesrebondies se tendaient, avant la catastrophe,

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aux baisers des poètes à 96 000 lieues seule-ment de leurs lèvres, la lune célébrée par lesmythologies sous des noms variés que Me Bou-vard connaît, se dessina dans son plein. Surgieà l’ouest, presque éteinte, pas une étoile n’osaitvoltiger autour d’elle.

Le thermomètre subitement calmé n’enre-gistrait plus que 20 degrés au-dessous de zéro.

Jean Laroche s’était-il décroché vivant deson bec de gaz ? Martot, Habert et leurs fa-milles respiraient-ils encore ? Me Bouvard re-viendrait-il quelque jour faste lire le contratinterrompu ? La population de Barville avait-elle résisté tout entière à l’asphyxie ? Autant dequestions que Vidal n’osait résoudre par l’affir-mative.

Le jeune architecte résolut de connaître lasituation du pays. Le silence persistant de larue l’inquiétait.

— Croyez-vous au retour des gaz toxiques ?demanda-t-il.

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— Peut-être tout de suite, peut-être de-main, peut-être jamais, répondit l’astronome.Nous avons sans doute traversé une couchede protoxyde d’azote. Simple détail, péripétietoute naturelle dans ce voyage dangereux de laterre par les espaces.

La marche émouvante du globe dévoyé in-téressait beaucoup plus Vidal que le sort de seshabitants.

René prit congé de ses nouveaux amis etpromit de les renseigner sur ce qui se passeraiten ville. Vivant, bien portant, il songeait à semettre à la disposition des autorités, si celles-ci existaient encore.

D’un geste de tête, M. Vidal l’approuva.

— Allez, mon ami, dit-il, en lui serrant lamain.

Blotti dans un coin du salon, comme unécolier puni, ce vieillard méditait sournoise-ment d’échapper à la surveillance de sa famille.

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La nostalgie de son laboratoire lui inspirait desidées de fugue et de rébellion. Cinq minutesaprès le départ de René, profitant d’un momentd’inattention, il se leva sans bruit, ouvrit avecprécaution la porte qu’il referma sur lui sansfaire jouer la serrure, et grimpa quatre à quatreles étages qui le séparaient méchamment de sachère terrasse.

Mais la domestique l’aperçut et signala safuite.

Mme Vidal et Odette accoururent aussitôt.Si, en ne quittant pas de l’œil leur astronomeenragé, elles avaient su le garder quelquesheures au salon, elles n’avaient pas le pouvoirde l’y faire revenir.

Là-haut, les instruments d’optique, sescomplices, s’étaient vite emparés de lui et ledéfendaient. L’équatorial surtout ne voulait pasle lâcher. Devant ces résistances tenaces, lamère et la fille se reconnurent impuissantes.Elles s’ingénièrent simplement à protéger le

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savant contre les morsures du froid. Pendantque l’une disposait une chaufferette sous sespieds, l’autre allumait un appareil à pétrole oùun grog chauffa qu’il dut boire devant elles. En-fin, enveloppé, emmailloté, matelassé de laine,il resta seul, face à face avec le nouveau ciel etpoussa un soupir de soulagement. Ingratitudeinconsciente.

La magnificence du spectacle valaitd’ailleurs le risque d’un gros rhume. Jamais pa-reille nuit n’avait enchanté la terre, autrementle nombre déjà considérable des poètes se se-rait multiplié. Des routes d’étoiles éclatantes,rejetant la voie lactée au rang de simples ver-roteries, s’enfonçaient dans les profondeurs del’éther. Des globes de couleur laiteuse, traver-saient lentement ces chemins splendides, oùdes phosphorescences s’allumaient soudain etse résolvaient en pluie d’étincelles. C’était unincomparable feu d’artifice d’astéroïdes cri-blant l’espace dans le grand silence atmosphé-rique. Dieu fait bien les choses.

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L’astronome barvillais, troublé, confondu,ne reconnaissait, parmi ce plafond éblouissant,que la lune spectrale qui continuait sa tran-quille promenade autour de la terre, comme sirien d’anormal ne se fût passé. Ce fidèle satel-lite tournait toutefois dans un autre sens. Pour-quoi ? L’excellent homme l’ignorait. À quoibon, pensait-il, avoir tant étudié les mouve-ments des astres sur la carte immense du cielpour ne savoir aujourd’hui saluer là-haut, enles dénommant avec politesse, ou Jupiter ouVénus ?

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XII

Au tableau zodiacal du Nord ne s’inscri-vaient plus les lignes familières du trapèze dePersée, du losange du Cocher, des zigzags de labelle Cassiopée et des longs attelages à la Dau-mont des Ourses, petite et grande. L’Étoile Po-laire s’était évanouie, la constellation du Dra-gon avait fui devant celle d’Hercule, elle-mêmehors de vue. Au Sud, une main formidable avaitescamoté le parfait rectangle des Gémeaux,capturé le Lion, balayé Orion et refoulé surd’autres cieux le Grand et le Petit Chien. À leurplace s’exposaient des figures géométriques in-connues du savant. C’étaient, orientés diffé-remment, de majestueux losanges, des carrés

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et des cônes. Il distinguait d’autres voies lac-tées pareilles à des colliers de perles, des ai-grettes de diamants et des hachures de rubis.

Le mouvement ordinaire des mondes n’étaitpas plus celui de mars que de tout autre mois.Devant ce décor sidéral tout neuf, absolumentinédit, la pensée de M. Vidal se perdait dans untourbillon de perplexités.

« Sans doute, se dit-il, les images lumi-neuses que j’ai sous les yeux sont-elles forméesavec les mêmes astres que ceux du monde so-laire, mais elles s’offrent sous un autre angle.De là des combinaisons nouvelles de lignes ».

Fiévreusement, en quête de points de re-père, il explorait cette carte surprenante. Hé-las, ces planètes malicieuses dissimulaientavec soin leur identité.

Un instant, Vidal pensa discerner en defaibles lumignons le groupe du Centaure, maisil n’admit pas que ces astres de première gran-deur eussent ainsi perdu de leur éclat. Pour ce-

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la il eût fallu que la terre tombât dans l’abîmede l’infini à la même effrayante vitesse que lalumière…

Tout à coup, le savant fit un pas en arrière.

— Holà ! s’écria-t-il.

Puis, domptant son émoi, il regarda de nou-veau et vit distinctement un astre enflammés’avancer vers le globe terrestre avec la rapidi-té d’une étoile filante. Qu’allait-il se passer ?

Décrivant une courbe qui l’éloigna de nous,le bolide tournait sur lui-même, tels cespauvres petits soleils des feux d’artifice du14 juillet.

Une nébuleuse spirale, s’était exclamé l’as-tronome.

Médusé par ce tableau féerique, il ne bou-geait plus. Une main légère toucha son épaule.Il se retourna.

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Sa femme et sa fille étaient derrière lui. Enles voyant, l’étonnement du professeur redou-bla.

— Que vous est-il donc arrive ? s’écria-t-il.

Avant qu’elles aient ouvert la bouche, ilcomprit.

Si les deux femmes se montraient avec levisage, les mains et les habits uniformémentjaune citron, l’intérieur de la coupole resplen-dissait richement de la même nuance, et lui-même, après un coup d’œil dans une glace, sevit transformé en bloc de safran. Autour d’eux,les toits et les maisons de la cité se teignaientpareillement.

— Le jaune était à la mode l’année dernière,dit Odette. La nature est en retard.

Penchés sur la balustrade, ils admiraient leschaussées pavées d’or ; le square se parait descouleurs de l’automne ; la rivière étincelaitcomme une gigantesque coulée de cuivre et

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tout l’arrière-plan de cette perspective baignaitdans une atmosphère vermeille. On eût dit quele roi Midas venait de passer par là.

Sa courbe, presque tangente à la terre, ac-complie, la nébuleuse s’enfuit dans les hau-teurs du ciel et son ardent reflet s’effaça peu àpeu du séjour des humains.

— C’est assez. Le phénomène a disparu.Nous avons repris notre teint ordinaire, re-viens ! dit Mme Vidal, réellement émerveilléepar la beauté du spectacle.

En dépit du réchaud, la température étaitfort basse.

— Allons papa, il faut rentrer, ou gare lerhume, ajouta sa fille.

Comme il ne répondait pas, elle le prit parle bras, mais il protesta :

— Je n’ai pas froid, vous entendez, pasfroid. Ce qui se passe là-haut est extraordi-naire, incompréhensible, incomparable…

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Il rêva quelques secondes et continua :

— Laissez-moi encore un peu ici. Je vousrejoindrai tout à l’heure…

Il avait pris un ton suppliant. La mère etla fille échangèrent un regard plein d’indul-gence, signifiant qu’il fallait céder encore. Ellesréajustèrent sur ses épaules la couverture delaine, fixèrent autour de son cou une grosseécharpe plucheuse, l’enfermèrent en un motdans ses habits les plus chauds, le tiraillantet l’épinglant avec soin. Il se laissait faire ensouriant. Mais cette bonne volonté ne désarmapas tout à fait sa femme.

— Tu n’es pas raisonnable, dit-elle. Nousreviendrons te chercher dans un quart d’heure.

— Et surtout, ne te découvre pas ! com-manda Odette.

— Oui, oui, dit-il, pendant que ses gar-diennes se retiraient, mal résignées à l’aban-donner.

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Parmi ses appareils braqués sur le ciel, ilprenait un peu l’allure d’un capitaine pilotantle vaisseau terrien dans une mer aérienne toutesemée d’écueils. Il consulta la table des astreset voulut tenter de revoir sa planète favorite.

— Si je pouvais remettre la main sur Jupi-ter, pensait-il.

Ayant placé comme il convenait le vernierdu cercle horaire sur l’ascension droite, il dé-couvrit l’objectif et s’installa devant l’oculaire.Après une minute d’examen, il secoua la tête,désappointé.

— Toujours en pays inconnu, se dit-il.

Une demi-heure s’écoula. Ses femmes lelaissaient tranquille. Changeant de lunette, ilallait de « chercheur » en « chercheur » sanspouvoir se reconnaître. Fatigué, gelé, il s’ap-prêtait à rejoindre de lui-même sa famillequand une lueur nouvelle brilla au nord, enface d’une briqueterie dont la haute cheminée,lentement, sortait de l’ombre.

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D’abord il crut à un incendie ou au retourde la spirale. Cependant la clarté s’élargissantenvahissait peu à peu l’espace. Bientôt la sil-houette de l’usine se profila nettement. Àgauche, une hêtraie précisait en noir sesbranches où les dernières feuilles mortes trem-blotaient. Enfin, la lumière éclata, telle uneaube blonde. Puis le foyer qui la produisait, so-leil nouveau d’un blanc doré, jaillit derrière lestoits de tuiles. Il ressemblait à quelque globede lampe voilé de gazes transparentes, ani-mées et multicolores.

Ce disque étrange, pour l’instant plus petitque la lune, montait lentement, entouréd’astres légers qui paraissaient l’encenser.

Si René Varin n’avait pas su le nommer, Vi-dal l’identifia sur-le-champ :

— C’est Jupiter s’écria-t-il. Déjà !

Tirant sa montre, il en plaça les aiguilles surhuit heures.

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Pour être arrivée aussi près du monde jo-vien, la terre avait dû parcourir un trajet im-mense à une vitesse inimaginable. L’influencerestreinte de Jupiter n’ayant pu seule l’arracherà la puissante attraction du soleil, Follis,comme le pronostiquait Vidal, l’avait donc bienraflée en passant. Où ce brigand astral courait-il avec notre sphère en croupe ?

Ces réflexions, l’astronome les fit en uneminute. Son cerveau travaillait intensément etses mains palpitaient de continuels émois.

Une autre énigme se posait devant lui :celle du soleil. Pour quelle raison ne le voyait-on plus, puisqu’il gratifiait Jupiter, à la dis-tance de 192 millions de lieues, du reflet desa lumière ? L’astre jovien, évidemment, pos-sédait une chaleur et un rayonnement propresdus à son état de combustion, – de vingt de-grés de froid, le thermomètre venait de remon-ter à seize, – mais il empruntait en partie sonéclat à la grande source lumineuse du système

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solaire. D’ailleurs, dans cette masse ignée, destaches d’un rouge plus foncé révélaient le dé-clin du brasier et la formation lente des conti-nents futurs.

Pour s’expliquer la disparition définitive dusoleil, Vidal en revint à sa théorie : Follis avaitmodifié l’axe de rotation du globe, de là cettechaleur excessive au moment où nous passionsau point occupé par la ligne équatoriale.

Où ce balancement intempestif de notresphère allait-il nous conduire ? Si le bolide ra-visseur ne conservait pas le globe terrestrepour lui-même, à quelle planète amie l’offrirait-il ?

À Jupiter peut-être…

Quel rôle subalterne que le nôtre ! Allions-nous devenir, humiliation imméritée, satellited’un satellite du soleil. La terre s’ajouterait-elle, lune obéissante, au sérail jovien ? Ce sul-tan, douze cents fois plus gros qu’elle, lui dis-

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penserait-il en échange assez de chaleur et delumière pour que la vie s’y maintienne ?

Graves questions auxquelles il n’était pasencore possible de répondre.

Jupiter montait toujours et brillait davan-tage. Il n’était pas assez ardent pour que l’on nepût le fixer quelques secondes. On ne risquaitpas à le contempler un décollement de la ré-tine. Sa marche, plus rapide que celle du soleil,allait bientôt le jucher au zénith…

— Nous n’en avons pas fini avec les pro-diges. La terre doit tourner plus vite sur elle-même, se dit le savant.

Se rappelant avoir pris l’heure quand Jupi-ter apparut, il tira sa montre. Elle marquait en-core huit heures… Il la porta à son oreille. Nultic-tac. Il avait oublié de la remonter !

Furieux d’une distraction dont Habert nefut jamais coupable, il s’infligea de cruels re-

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proches. Puis, entendant des pas rapides dansl’escalier, il ouvrit la porte et cria :

— Me voilà !

— Enfin ! lui fut-il répondu.

L’astronome prit ses papiers couverts denotes indéchiffrables et descendit retrouver safamille.

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XIII

Dans son magasin, dont il avait replié lesvolets, Habert, bien vivant lui aussi, actionnaitses horloges et fixait leurs aiguilles sur lechiffre XII : l’astre qui pastichait le soleil venaitd’atteindre au zénith.

— Quel drôle de midi ! Mais c’est midi toutde même disait-il à son fils, qui assistait àl’opération.

De sa main experte, il déclenchait les son-neries et se réjouissait de cette musique. Il n’enconnaissait pas de plus mélodieuse au monde.

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Adolphe soufflait dans ses doigts pour lesréchauffer et battait la semelle avec un magni-fique entrain.

— C’est étonnant ce que je me sens léger,disait-il.

— C’est la diète qui veut ça, répondit Ha-bert. Je me trouve d’aplomb aussi.

Dans la rue, des boutiques s’animaient. Desbalais se glissaient par l’interstice des portesentr’ouvertes et rejetaient la neige amonceléesur les seuils. Le claquement des persiennesrepoussées sur les murs et le cliquetis des fe-nêtres annonçaient un réveil général.

Une lumière pâle baignait la cité. Quelquesoiseaux secouaient leurs plumes et voletaientd’un toit à l’autre, des bandes croassantes decorbeaux décrivaient des spirales au-dessusdes proéminences neigeuses.

Eux aussi voulaient vivre !

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Bientôt, plusieurs personnes risquèrentquelques pas dehors, sur le sol glacé. Elless’observaient, hochaient la tête devant leursmines anémiées, avaient l’air de gens ahuris,mais tout de même contents, et singulièrementalertes après un aussi long jeûne.

— Bonjour ! — Ça va ! — Quelle aventure !— C’est ça le soleil ?…

Telles étaient les premières exclamations.

— Eh ! bien, nous sommes encore vivants !cria Habert à son voisin le boulanger.

— Il paraît ! répondit celui-ci, de sa porte.

En bras de chemise, selon son habitude,Touzard, l’ivrogne du pays, crieur du Moniteurde Barville, gambadait avec de vieux journauxdans les mains. Un de ses pareils, Dubuisson,habitué de la halle où, pour quelques sous, il sechargeait du panier alourdi des ménagères, ca-briolait comme un clown dans la neige, apos-trophait chacun ou chantait à tue-tête.

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La vue familière de ces ivrognes pitto-resques rétablissait l’équilibre mental des habi-tants. Le contrôleur des contributions directes,M. Tillot, et M. Blum, marchand de nouveau-tés, riaient de toute leur âme, qu’ils avaientbonne, en voyant défiler ces deux alcooliquesl’un après l’autre. Ils signifiaient une grandevérité, acquéraient la force bienfaisante d’untémoignage. Le Barville d’avant la catastropheétait toujours debout !

Les maisons, en effet, paraissaient intacteset, sous leur housse de neige, elles se profi-laient dans les rues comme précédemment.

Donc la ville, et sans doute la terre, avaienttriomphé du cataclysme. La majorité des hu-mains venait de rouvrir les yeux. On existaitencore !

Vivre ! Savoureuse pensée qu’exprimaientavec joie les habitants. On les voyait se poserdes questions, raconter leur réveil endolori detiraillements d’estomac.

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Vivre ! que ce soit sous Jupiter, sous Sa-turne ou sous Neptune, peu leur importait !L’essentiel était de respirer.

— Pi ouitt !

Nicolas Vatain, les mains dans les poches,accourait lestement au-devant d’Adolphe Ha-bert, qui bombardait les corbeaux avec desboules de neige. Ceux-ci s’écartaient à peineet revenaient piocher de leur bec cette croûtesous laquelle ils subodoraient une proie.

Les chiens, que le sommeil avait immobili-sés auprès de leurs maîtres, sortirent tout d’untrait des maisons, affamés, le nez en quête,et s’efforcèrent à leur tour de déterrer les ca-davres enfouis.

Cette voracité des bêtes menaçait la cité descènes épouvantables. Des habitants les chas-sèrent à coup de bâton. Parmi eux on reconnutles pompiers au ceinturon, d’uniforme bouclépar-dessus la veste. Ces braves gens, sous

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n’importe quel astre, restent fidèles à leur rôlede dévouement.

Des Barvillais, se souvenant du brigandagede la terrible nuit, s’étaient munis de fusils dechasse. Ainsi armés, le boulanger et Buneaumarchaient gaillardement ensemble.

Buneau mit soudain en joue quelques cor-beaux et tira. L’un d’eux resta sur place ; deuxcarreaux d’une devanture volèrent en éclats.

— Que faites-vous ? demanda le commis-saire de police, attiré par la détonation.

— J’éloigne tous ces oiseaux de malheur.

— C’est dangereux. Derrière les corbeaux,il y a des fenêtres et derrière les fenêtres, descitoyens. La chasse est interdite en ville.

Pendant ce colloque, M. Martot, très digne,quoique maigre comme un carême prenant,sortit de chez lui ceint de son écharpe de ma-gistrat. René Varin l’ayant rejoint, tous deuxcausèrent une minute en tête à tête. Puis le

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maire s’avança vers le groupe des chasseurs etdu commissaire. S’adressant au boulanger :

— Mon ami, remettez-vous au travail, dit-il. Votre labeur professionnel nous est tout desuite indispensable. De mon côté, je vaisprendre des dispositions pour que l’ordre de larue soit sauvegardé.

Et de son geste familier, M. Martot étiranerveusement sa barbe.

Le boulanger, les deux mains dans lespoches d’un gros paletot endossé sur son torsenu, écoutait avec gravité.

— Oui, Monsieur le Maire, mais faudra pen-ser à la farine…

— C’est entendu, M. Bernot. Nous ferons lenécessaire, n’est-ce pas, Monsieur Colombel ?dit-il en s’adressant à son premier adjoint quirépondit par un signe d’assentiment.

— Quant à vous, Buneau, continua-t-il,puisque vous avez du temps et de la bonne

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volonté, aidez-nous à former des équipes pourdéblayer les rues. Il faut que tout le monde s’ymette. Nous ne sommes plus qu’une grande fa-mille, n’est-ce pas, Habert ?

— Oui, fit la tête de ce dernier.

S’adressant au chef de la police, M. Martotajouta :

— Vous répondez de la sécurité publique,Monsieur le Commissaire ?…

— J’en réponds, si l’on y voit clair.

Tout le monde regarda le ciel avec des yeuxinquiets. Un vieil agent à la mine restée fleurie,malgré quelques jours d’une sobriété dont iln’était pas responsable, avait bombé sa poi-trine à ces paroles du chef. On eut l’impressionqu’une seconde panique, fût-elle plus nocturneque l’autre, ne l’effraierait pas.

Bientôt des gens de tous âges et de toutescatégories, munis de pelles et de pioches, es-cortés de voitures à bras, tombereaux et bran-

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cards, se répandirent d’un pas souple par lesrues et se mirent à l’ouvrage.

On releva ainsi une trentaine de corps ap-partenant, soit à des gens de la campagne, soità des Barvillais, étouffés pendant le terrible dé-filé, ou blessés et tués au cours de rixes. Septcommerçants et deux conseillers municipauxétaient parmi les victimes. En général, la jeu-nesse, cependant nombreuse sur la place, avaitpu se mettre à l’abri.

Le maire, assisté de ses adjoints, plus Ha-bert et René Varin, présidait à cette macabrebesogne. La population, consternée, identifiaitaisément les morts dont le froid retardait ladécomposition. Le secrétaire de mairie prenaitaussitôt leurs noms pour que les écritures del’état civil fussent en règle.

— Parfaitement, évidemment, dit M. Mar-tot à René Varin qui lui suggérait une idée. Re-joignant le commissaire de police, le magistratmunicipal donna des ordres :

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— Avec MM. Habert et Varin, faites des vi-sites domiciliaires !

— Oui, Monsieur le Maire.

— Prenez à l’officine, en passant, ce qu’ilfaut pour secourir les habitants qui seraient en-core sous l’influence des gaz. Mon préparateurest au courant et vous remettra le nécessaire.

La petite troupe, à laquelle se joignit le doc-teur Ripault, se mit vivement en route.

Aucune nouvelle de Jean Laroche. Per-sonne ne l’avait vu, et. René Varin se défendaitintérieurement contre de confuses espé-rances… « Pourvu qu’il ne lui soit rien arri-vé ! », se répétait-il sans cesse afin de bien pé-nétrer sa pensée de ce vœu contraire à ses in-térêts. Il voulait être loyal et humain malgrétout : sentiments complexes…

Sur la face agrandie de Jupiter les ombresrondes de ses satellites couraient comme degrosses mouches. La lumière du jour jovien

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prenait peu à peu l’apparence d’une belle clartéde pleine lune.

— Pour en terminer rapidement avec les vi-sites à domicile, dit le maire, multiplions leséquipes de recherches. Me Bouvard, voulez-vous en former une autre ?

— Je suis à votre disposition, répondit lenotaire qui venait d’arriver, et s’agitait, pleind’ardeur.

Aussitôt plusieurs groupes se constituèrent.Renforcés de gendarmes, ils explorèrentpromptement tous les quartiers, hélant les ha-bitants, grimpant dans les étages. Cela fut vitefait, presque tous les Barvillais étant dehors. Levieux cordonnier et sa femme vivaient, mais lafolle dont l’appel avait terrifié René était mortede froid, presque ensevelie sous la neige que levent avait chassée dans sa chambre.

Un mouvement de foule se dessinait auloin. Bientôt on reconnut, escortés de per-sonnes qui les interrogeaient, des cultivateurs

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des environs, tenant en laisse leurs chevaux,poussant des vaches et des bœufs ; d’autresconduisaient des moutons. Ils racontaient queleur bétail s’était en partie échappé, fou de ter-reur. Peu de poules avaient survécu, mais onentendit les coqs saluer Jupiter. Ces pauvresgens venaient vendre leurs bêtes, devenues en-combrantes depuis que les champs glacés refu-saient de les nourrir. Chose notable, pas un deces paysans n’apporta de blé à la halle. D’ins-tinct, ils se le réservaient.

René Varin apprit de Buneau rentrant d’unetournée en ville, que son rival, Laroche, se te-nait chez lui auprès d’un grand feu, et se sou-ciait fort peu de l’intérêt commun. Le mécani-cien de l’État ne se gênait pas pour qualifiervertement une telle conduite.

— C’est un vilain moineau s’écria le boulan-ger Bernot. Les désobligeants commentairesprovoqués par cette attitude égoïste parvinrent

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aux oreilles de l’astronome, grâce à cettebonne langue de Habert.

M. Vidal écouta, baissa le nez, et ne ditpoint ce qu’il en pensait.

La population se rassurait en travaillantavec une activité fébrile. Sans le caractère lu-gubre de cette besogne, de la gaieté se seraitfait jour. Un labeur indispensable qu’on accom-plit en commun devient léger et joyeux.D’ailleurs la terre n’était pas encore naufragéedans les abîmes de l’espace. Jupiter, bon en-fant semblait-il, et paisible sous la libration deses lunes, faisait de son mieux pour l’éclairer etla réchauffer. Ses rayons étaient en zinc, maison les trouvait bons quand même.

— Faudra le faire rétamer hurlait ce gar-nement de Vatain, peu respectueux pour lesastres.

— Il jongle avec huit assiettes, ce soleil-là,reprit Vatain, éberlué devant la danse des sa-tellites.

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Ces plaisanteries faciles faisaient sourire.Les gens s’habituaient à leur teint vert, à la ri-gueur de la température et aux cadavres. Le filde la sensibilité s’émoussait chez eux. Ils pou-vaient agir avec plus d’aisance qu’on n’auraitcru après tant de jours déprimants. Leur mus-culature n’avait point souffert. Une étrange vi-vacité de mouvements se remarquait, mêmechez les plus paresseux. Sans doute faut-il desévénements de cette gravité pour secouer lesnerfs des hommes trop enclins à l’indolence.

Comme la veille, le crépuscule tombapresque d’un seul coup, aiguisant le froid. Decourageux employés du gaz, prenant sans ef-fort le pas gymnastique, allumèrent les réver-bères dont on n’avait pas cassé la lanterne. Dela manchette rouge des cheminées, les fuméesbleues des foyers montaient en se diluant dansl’air gris.

La police, la gendarmerie, les pouvoirs mu-nicipaux, grâce à Jupiter, avaient reconquis

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leur importance et leur prestige. L’ordre repa-raissait sur la terre, à Barville tout au moins,et peut-être, avec de l’énergie, pensait la foule,parviendra-t-on à mettre le ciel à la raison.

René dîna vivement à l’hôtel où il prenaitpension. La table d’hôte était pleine de pen-sionnaires bavards. Laroche n’y parut pas. Lejeune architecte n’en fut pas fâché…

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XIV

Après sept heures d’éclipse Jupiter reparutavec son cortège. Le thermomètre marquait undegré de plus que la veille. Les rayons joviensn’éclairant pas assez la grande salle de la mai-rie, il fallut allumer le gaz.

L’Hôtel de Ville est un bâtiment rectangu-laire dépourvu de beauté extérieure et deconfort interne. Sur les murs lépreux de la salledes séances, des gravures encadrées d’une ba-guette noire offrent les traits régulièrementbarbus des anciens présidents de la Répu-blique. Un plan de Barville s’étale sous un œil-de-bœuf sans tic-tac. C’est pauvre, en dépit

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d’une République en plâtre au nez toujoursgrec, flanquée de deux lampes style Empire.

Vingt et un conseillers municipaux entou-raient l’ovale de la grande table, au tapis vertétoilé d’encre. À l’un des bouts siégeait lemaire, étayé de ses deux adjoints. Auprès dupremier adjoint Colombel, un peu en retrait,M. Vidal. Parmi les physionomies mornes desélus, la figure fine de l’horloger Habert. À côtéde lui, les yeux vagues, le directeur de la fi-lature. Vers le milieu de la table, méditaitMe Bouvard. Les deux médecins du pays, unavocat, trois avoués, quatre commerçants etquelques rentiers sexagénaires complétaientl’assemblée communale.

De nombreux habitants, parmi lesquels Re-né Varin, débordaient de l’étroit espace réservéau public. La gravité des temps expliquait cetteaffluence.

Parmi les édiles ayant omis de répondre àl’appel nominal, il en était deux dont le zèle

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ne pouvait être mis en cause : ils étaient mortsdans la panique.

Assistance silencieuse. Elle semblait lassedu travail de la veille qu’elle avait accompli sidiligemment. Trop peu de sommeil sans doute.Les traits tirés de tous ces citoyens, le cerne deleurs yeux dilatés faisaient croire à une assem-blée de pierrots tragiques.

Le maire rappela les événements et conclutainsi :

— Maintenant je donne la parole à l’hono-rable et savant Monsieur Vidal, qui a bien vou-lu répondre à ma convocation.

Tous les regards se portèrent sur l’astro-nome. Tenant des papiers couverts de noteset de graphiques, il exposa de sa place ce queses conversations particulières avaient apprisà ses amis : la terre ravie à l’attraction du soleilpar un astre errant, sombre planète que per-sonne n’avait vu venir…

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— Aucun de vos collègues ne l’avait doncsignalée ? interrompit M. Martot, la barbe enarrêt.

— Aucun. Et cependant, des observatoiresde Paris, des Pics du Midi et du Puy-de-Dôme,de Nice, du mont Ventoux, de Bourges, etc.,des yeux puissamment armés fouillent sanscesse les profondeurs du ciel. Il en est demême à l’étranger. Partout des savants exa-minent, mesurent, pèsent les étoiles ; aucund’eux, que je sache, n’a relevé de symptômesdénonçant l’approche de Follis, si l’on veutbien admettre ce nom. Le mauvais temps,d’ailleurs, contrariait depuis plusieurs joursleurs observations, mais, eût-on appris sa ve-nue, personne n’aurait pu éviter au monde lesdésordres cosmiques dont il est cause…

Le silence de la salle était saisissant.

— Grâce à son volume, continua le savant,Follis a donc enlevé la terre et sa fidèle sui-vante, la lune, qui, comme vous le savez tous,

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se promène au-dessus de nos têtes à quatre-vingt-seize mille lieues de distance…

Ce « comme vous le savez tous » était unephrase adroite et polie que les édiles saluèrentd’un geste affirmatif. Tout en discourant, l’as-tronome faisait circuler un dessin à la plumeindiquant le trajet suivi par l’astre de proie.

— Et aujourd’hui où en sommes-nous ?s’enquit l’avocat.

— Aujourd’hui nous poursuivons unecourse parallèle à celle du bolide qui noustient, et, comme sa vitesse dépasse celle desplus vertigineuses étoiles, la terre fuit le soleilà plusieurs millions de lieues par jour…

Conseillers et public prirent des mines stu-péfaites où l’on démêlait chez beaucoup del’incrédulité.

— Diable ! diable ! diable ! fit M. le Maire.

— Où allons-nous ainsi ? demanda Me Bou-vard.

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— Je crois pouvoir vous le dire.

Un bruit de chaises remuées interrompit lesavant. Jean Laroche entrait dans la salle oùil eut quelque peine à trouver place. Une se-conde passa, puis Vidal reprit, en regardantfroidement son futur gendre :

— Follis, astre noir, nous entraîne vers Ju-piter…

L’ingénieur ne broncha pas.

— Cette planète géante, continua Vidal, atoujours exercé sur le globe terrestre une lé-gère attraction elle le convoite et, sans la forteaimantation du soleil, elle l’eût depuis long-temps capturé. Autre point grave : notresphère tournant plus vite sur elle-même, lesjours et les nuits sont réduits à dix heures. Cetemps diminuera encore, si la révolution de laterre s’accentue aux approches du système jo-vien…

— Quel sera notre sort ? interrogea Habert.

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Le vieux professeur esquissa un geste d’in-certitude.

— Deux éventualités sont possibles. Laterre, entraînée par son élan, peut aller se bri-ser contre Jupiter…

Une rumeur d’effroi interrompit cette dé-monstration. Puis, l’un des assistants ayanttoussé, de divers points des toux s’élevèrent etdes gens se mouchèrent pour mettre à profit lecourt silence du savant et dompter leur émoi.Il faut le dire, beaucoup d’auditeurs, un peudésorientés par quelques termes scientifiquesindispensables, avaient peine à comprendre.

— … L’autre éventualité, c’est d’être captéspar l’astre jovien. Nous deviendrons pour luiune neuvième lune et, si nous l’approchons as-sez, comme Ganymède par exemple, qui n’enest qu’à deux-cent-soixante-dix mille lieues,peut-être pourra-t-on vivre sous sa domina-tion...

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— Logés, chauffés, éclairés, dit ironique-ment Habert.

— Si vous voulez, consentit l’astronome.Mais, dans ce cas, notre année, c’est-à-direnotre totale révolution autour de Jupiter, neserait plus que de sept jours et quatre heures…

— Nous vivrons vieux reprit Habert.

Les conseillers sourirent et l’assistance ver-satile pouffa brusquement, passant ainsi del’extrême terreur à une joie irraisonnée. Inévi-table détente.

Laroche, très attentif, ne manifesta point.

— Il vaudrait mieux, continua le savant, sila terre devient vassale de Jupiter, s’intercalerentre lui et ses huit satellites à une certainedistance de ceux-ci pour éviter des rencontreset des mélanges atmosphériques, d’où s’ensui-vraient ou des combustions, ou des as-phyxies… (les visages des auditeurs se renfro-gnèrent)… dont seraient victimes les habitants

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de l’astre abordé, et peut-être aussi ceux denotre globe.

— Si, questionna Martot, les lunes de Jupi-ter sont habitées, pourquoi la vie ne continue-rait-elle pas chez nous ?

Jean Laroche haussa les épaules, mais cetteréflexion du maire plut au public anxieux.

M. Vidal souffla sur cet optimisme avec uneférocité de savant :

— La vie dépend de la température, dit-il.Si elle existe sur ces globes pourvus d’une at-mosphère, quelles sont ses conditions zoono-miques et ses formes ?

Personne, – et pour cause, – ne répondit. Ilcontinua :

— L’être se perfectionne quand sa planètese refroidit. Le froid, c’est la sagesse, voisinede la mort. Or la différence d’atmosphère exigedes différences d’organes. Si quelque animalvit sur Ganymède ou Callisto, l’homme, dont

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les organes sont adaptés à la nature terrestre,s’y trouverait sans doute fort mal… Ne nousleurrons pas. Notre grain de sable va devenirinconfortable…

Un silence gros de frayeur pesait sur toutel’assistance. La voix du savant se fit plusgrave :

— Il faut, poursuivit-il, tourné vers le maire,approvisionner Barville en vivres et en com-bustible. Une sévère économie des farines, despâtes et des charbons s’impose. Peut-être desprocédés artificiels permettront-ils de féconderle sol, mais quels rayons chargés de caloriesferont mûrir les produits de la terre ? D’autrepart, si le jour et la nuit se succèdent plus rapi-dement, les divisions du temps, les conditionsde l’existence, la réglementation du travail de-vront être modifiées. L’ère des dangers n’estpas close et celle des difficultés commence.

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M. Vidal se tut et reçut des remerciementsofficiels pour son « intéressante communica-tions ».

— La séance est suspendue, déclaraM. Martot.

— Ce qu’il faut faire d’abord, disait Habertau milieu d’un groupe, c’est diviser la journéenouvelle par tranches égales.

Il faisait le geste de découper quelque chosetout en fixant les yeux sur l’horloge municipaletoujours muette.

— Sans doute, dit M. Martot, mais, en l’ab-sence du sous-préfet, il faut l’avis de la préfec-ture. Nous devons marcher d’accord avec l’ad-ministration supérieure…

— Le télégraphe fonctionne de nouveau, ditRené Varin.

— Et le téléphone ?

— Pas encore.

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Vidal expliquait un peu plus loin l’incandes-cence de Jupiter et s’étonnait de la plus rapiderotation du globe terrestre sur lui-même.

— C’est comme si l’on venait de redonnerun coup de fouet à notre toupie, disait-il.

Avec ses collègues les savants, il avait crujusqu’ici que le mouvement tournant d’oùnaissent les jours et les nuits dépendait surtoutde la densité des planètes. Les faits infirmaientces données.

— C’est pas ça, murmura un rentier à sonvoisin commerçant, qui fera monter le troispour cent.

— Nous avons beau tourner plus vite dansl’air, ça ne diminuera pas le prix du transportdes marchandises, répondit l’autre.

— On en a assez de l’éclipse ! s’exclama untroisième, gros débitant de la place du marché,pour qui toutes ces explications étaient lettremorte.

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— J’accuse Follis, continuait Vidal dans songroupe, de cette accélération qui peut modifierles lois de la pesanteur. Déjà, il me semble êtremoins lourd, agir avec plus d’aisance…

En disant cela, il fit quelques gestes trèsvifs.

Aussitôt les Barvillais présents se livrèrentavec une facilité d’athlètes à des exercicesd’agilité. Ainsi s’expliquait l’étonnante sou-plesse que l’on constatait chez tous depuis legrand réveil.

Dans l’entourage de Vidal, Laroche approu-vait toutes ses idées. Quoiqu’on sût cet ingé-nieur fort instruit, personne ne lui posait dequestions. Certains le regardaient sévèrement.René, au contraire, causait avec des amis nom-breux. Une heure ainsi passa.

Soudain, tenant un télégramme que venaitde lui remettre le concierge, M. Martot repritsa place et rouvrit la séance :

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— M. le Préfet me fait savoir, dit-il, qu’il at-tend des instructions ministérielles et comptesur l’initiative des municipalités pour prendreles mesures que la situation comporte.D’ailleurs, la terre entière subit notre sort. Lesscènes déplorables dont notre cité a été lethéâtre se sont reproduites partout. Dans sontélégramme, M. le Préfet écrit cette phrase :

« Courons sur Jupiter autour duquel tousobservatoires assurent allons graviter ».

— Ainsi, Messieurs, se trouvent confirméesles hypothèses de notre illustre concitoyen, lesavant astronome Vidal.

En d’autres temps, on eût applaudi. Mais letexte un peu vague de cette dépêche ne rassu-rait personne.

— Il faut réfléchir, hasarda un avoué.

— C’est cela, ne nous pressons pas, ditMe Bouvard.

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— Attendons, risqua l’avocat Dubec,deuxième adjoint.

— Ajournons à demain, proposa Colombel,le premier adjoint.

— C’est cela même, dit le maire. À de-main… D’ici là, nous verrons… La séance estlevée !

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XV

— Certes, l’événement est énorme, disaitM. Vidal en sortant, mais depuis la naissancedu monde il nous menaçait.

— Oh ! fit Me Bouvard.

— Oui, nous avons déjà failli nous heurtercontre des comètes errantes dont le noyau,parfois solide, nous eût brisés comme verre.

— Est-ce possible ? fit un des rentiers.

— Songez donc aux astres nombreux quicirculent, se perdent, éclatent, s’enflammentdans l’infini ! Les chutes d’uranolithes, lespluies d’étoiles en proviennent…

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— Tout cela n’est pas gai, fit Martot, lesmains fourrageant sa barbe un peu négligée.

— Aujourd’hui, c’en est fait de l’Hymne auSoleil, soupira Bouvard.

— Les poètes se rattraperont avec Jupiter,répliqua Habert.

Tout en causant, les conseillers sortaient dela mairie, l’air mélancolique. Rendez-vous leuravait été donné pour le lendemain, en vertu dela décision prise de siéger en permanence.

Jean Laroche, voyant Vidal seul un mo-ment, s’approcha de lui, la mine confuse.

— J’ai suivi votre démonstration, fit-il, per-mettez-moi de vous en féliciter.

Et, comme le savant ne répondait rien, ilajouta :

— C’était très bien, très bien.

Le silence de M. Vidal embarrassait l’ingé-nieur.

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Il continua du même ton :

— Vous seul avez vu clair…

— Ah ! se contenta de dire le vieux profes-seur.

— Vos hypothèses se sont réalisées jusqu’àprésent.

— Jusqu’à présent… c’est vrai…

— … Grâce à vos instruments…

— … D’amateur…

— Non. Ne m’en veuillez pas pour cette ex-pression qui m’a échappé… Je ne voulais pasvous blesser…

— Soit, mon jeune ami.

— Cher Monsieur Vidal, je crois que la vieva reprendre son cours normal…

— Hum ! Je n’en suis pas si sûr que vous…

— Supposons-le. Dans ce cas, ne serait-cepas d’un grand exemple de confiance que de

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relier les actes de la vie sous Jupiter à ceuxqui ont été conçus sous le soleil ? Redonnerà l’existence, dans la mesure du possible, sonaspect habituel, réaliser les intentions, rempliraujourd’hui les promesses d’il y a huit jours,tout cela ferait voir à cette population déséqui-librée par la peur que rien n’est changé dansl’ordre des choses, à la forme d’un astre près,et contribuerait à la rassurer.

— Évidemment, murmura l’astronome.

— Or ce Follis a bien méchamment retardémon bonheur… Sans cet astre imbécile,Mlle Odette ne serait pas loin d’être Mme La-roche… Elle va bien, Mlle Odette ?…

— Sans doute, sans doute…

Vidal était gêné. Les contradictions systé-matiques de son futur gendre l’avaient d’abordblessé. Peut-être, après ses explications, les luipardonnait-il ; mais combien plus sérieuseétait son hérésie scientifique ! Le vieux pro-fesseur avait encore une autre dent contre lui.

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Ce jeune homme par trop égoïste ne s’étaitpoint préoccupé de sa fiancée pendant la pa-nique, ni après. De plus, il s’était éclipsé pen-dant les travaux des rues et le sauvetage desBarvillais. Oui, de ses yeux pensifs, Vidal avaitvu cela et autre chose encore. Quand ces as-tronomes brisent avec leurs calculs célestes,ils sont parfois d’une perspicacité surprenante.Or, à certains regards, à des intonations trem-blées, il avait deviné l’amour de René Varinpour Odette. Mais elle qui, lui devant la vie,avait témoigné d’une gentillesse si tendre enle remerciant, ne l’aimait-elle pas aussi ? Lecœur des fillettes est plus insondable qu’uncratère de la lune. D’autre part, songeait en-core le vieux professeur, le mariage avec cegarçon est bien avancé… Comment rompre, etque dirait-on à Barville ?

Il résolut de gagner du temps.

— Patientez, dit-il. Les circonstances ac-tuelles ne me permettent pas de m’occuper de

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ces détails en ce moment… L’état civil ne fonc-tionne pas, ni les chemins de fer…

— Oh ! les chemins de fer…

Laroche pensait sans doute que la marchedes trains n’était pas indispensable à la célé-bration de son mariage.

— Le bonheur en ménage, Monsieur, exigeconfiance dans l’avenir. Or nous sommes dansune cruelle incertitude sur ce que sera de-main… Croyez-moi, ce n’est pas l’heure de fon-der un foyer…

— Cependant…

— Non, Monsieur. Il faut attendre, inter-rompit sèchement le vieillard.

Laroche, décontenancé, s’inclina et lesdeux hommes se séparèrent assez froidement.

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XVI

Devant l’extravagante fugue de notresphère, les Barvillais restaient ahuris et pas-sablement effrayés. Comment s’imaginer qu’ilsvoyageaient, en compagnie de toute l’huma-nité, pour un terme inconnu et de brèveéchéance ? Certains pronostics circulaient.Des philosophes prétendaient que l’influencejovienne conduirait l’homme à la perfection,les astrologues ayant prédit d’heureuses des-tinées à ceux qui naissent sous Jupiter. Celaquand on en était à cent-vingt millions delieues. À plus forte raison dans son voisinage !Des pessimistes s’attendaient aux pires des-tins. Entre ces opinions, des billevesées ren-

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contraient créance : il faudrait bientôt mar-cher, disait-on, comme les quadrupèdes ; desmonstres gigantesques échappés des satellitesallaient s’abattre sur le globe…

Le Moniteur de Barville, fiévreusement rédi-gé avec des télégrammes de Caen, publia plu-sieurs notes de l’Observatoire confirmant lesdires de Vidal. Dans le pays, celui-ci devenaitun demi-dieu capable de servir d’intermédiaireentre les mondes épars et la terre. Des genss’assemblaient devant sa maison, les yeux fixéssur la coupole magique.

Le Conseil Municipal se divisa en commis-sions chargées de régler l’existence nouvelle.

Plus de doute d’ailleurs sur le rôle dévolu ànotre sphère. Jupiter grandissait quasiment àvue d’œil. Tout le monde constatait que nousen approchions comme un boulet d’une cible.

— À quelle vitesse ? Peut-être à celle de lacomète de 1882, soit quatre cent quatre-vingtkilomètres par seconde, disait Vidal à ses amis,

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c’est-à-dire neuf millions de lieues par jour.Or nous n’abattions dans le même temps quesix cent trente-cinq mille lieues quand nouscontournions le vieux Phébus…

— De quelle dimension sera pour nos yeuxle nouvel astre du jour ? demanda Habert.

— Jupiter, soleil languissant, où la vie vaprendre pied quelque siècle, se montrera plusou moins grand, selon la distance de notre or-bite à sa surface. Aux yeux d’Io, sa lune trèsvoisine, il apparaît comme un disque de vingtdegrés de diamètre, c’est-à-dire quatorze centsfois plus gros que la lune… De cette distance,cent sept mille lieues, peut-être nous enverrait-il assez de chaleur, mais il encombrerait étran-gement le ciel…

— J’aimerais mieux pas de ciel du tout, etqu’il fasse chaud, fit M. Martot.

— Oui, mettons l’enfer jovien en face denous et l’on se passera gaiement de charbon,dit Habert.

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Le thermomètre d’ailleurs rassurait : douzedegrés seulement au-dessous de zéro à l’heuredu zénith ! Au mois de mars, cela pouvait pa-raître un hiver très rigoureux, voilà tout. Maisla succession de plus en plus précipitée desjours et des nuits bouleversait les habitudes.

— Il faut maintenant régler les montres etla vie sur six heures de jour et six heures denuit, avait annoncé Vidal.

La pesanteur diminuée ajoutait à l’effare-ment des terrestres devenus plus souples etplus robustes. Courir, soulever des fardeauxles amusait. Cette humanité charpentée etmusclée pour agir sous une pesante atmo-sphère allait ne plus se composer que d’her-cules. Toutefois la respiration devenait moinsfacile dans l’air plus rare ; le jeu irrégulier despoumons n’allait-il pas atténuer la vigueur dusang ?…

À lui tout seul, M. Vidal constituait la com-mission astronomique de Barville. Encastré

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dans son observatoire, il se chargeait de signa-ler les astres que la terre rangerait dans sonvoyage. Au moment d’aborder le système jo-vien, il crierait, tel un matelot sur son mât devigie : Jupiter !

René Varin faisait partie des commissionsde l’ordre et des vivres. L’horloger Habert ap-partenait corps et âme à la Division du temps.Me Bouvard s’occupait du chauffage. L’ingé-nieur Laroche n’avait pas répondu à l’appel dumaire. Justement Habert le rencontra et voulutl’incorporer dans une commission où sesconnaissances et son intelligence seraientutiles, celle du Travail.

— Nous avons besoin de gens éclairés pourtraverser cette crise, dit-il en terminant.

— Merci de me compter parmi les lumièresde la cité, répondit l’autre, ironique et incisif,mais je ne serai pas des vôtres.

— Pourquoi cela ?

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— J’ai mes raisons… Du reste, vous nemanquez pas d’hommes supérieurs pour réglerà la satisfaction de tous la chute du globe :M. Martot, Me Bouvard, les médecins, vos ad-joints, M. Varin, etc…

— Ces Messieurs se rendent fort utiles, eneffet, dit aigrement Habert, et M. Varin se dé-pense dans l’intérêt général sans compter…

Dans l’intérêt général !… – Et Laroche ri-cana. — Je ne me joins pas aux commissions,ajouta-t-il, parce que leurs efforts sont vains.La terre va mourir, la famine nous guette…

— Vous exagérez.

— Point. L’attraction solaire est trop affai-blie pour retenir notre élan. Nous allons flam-ber sur le brasier de ce Jupiter ridicule.

— Si c’est votre pensée, gardez-la pourvous !

— Précautions superflues, s’exclama La-roche. Nous sommes fichus !…

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Habert, voyant qu’il élevait la voix sous lesouffle d’une rage intérieure, lui tourna le doset partit. Il entendit Laroche hurler encore :« Nous sommes fichus ! »

Ces mots furent ramassés.

Depuis la panique, la sous-préfecture chô-mait en l’absence de son chef. À la mairie,même désarroi, à cause de l’instabilité del’heure. Les écoles restaient fermées. Le télé-graphe fonctionnait pour les officiels, les jour-naux et les syndicats.

Beaucoup de commerçants n’avaient pasencore osé rouvrir leur magasin, mais les dé-bits reprenaient de la force.

L’argent semblait avoir perdu de sa valeur.Tout ce qui existait avant la venue du phéno-mène diminuait singulièrement d’importanceaux yeux de la masse. À quoi bon les écono-mies, si l’on n’a plus rien à acheter, si les eauxpoissonneuses sont gelées, les dancings muetset les cinémas éteints ? Si les trains, les autos

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et les troupes de tournée ne circulent plus ?Si les bêtes comestibles ne peuvent plus vivrepour être tuées proprement et mangées en-suite ?

Le nombre croissait des personnes qui ju-geaient absurde tout effort en présence d’unpéril cosmique inévitable.

Cependant les autorités locales, ranimées,soutenues par des gens d’énergie, parmi les-quels René Varin, prenaient conscience de lanoblesse de leur rôle et se piquaient de cou-rage. Il fallait, disaient-elles, arriver sous Ju-piter en beauté. Derrière M. Martot et ses ad-joints, le jeune architecte dirigeait la besogneavec une activité prodigieuse, un esprit pleinde ressources. On eût dit qu’une ardeur secrètel’inspirait, le soutenait. L’administration muni-cipale avait l’esprit de suivre ses avis qui tra-duisaient souvent les idées de l’astronome Vi-dal qu’il allait souvent voir. Ainsi fit-il convo-quer la commission technique chargée de di-

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viser la journée en parties égales. Un projetd’heure barvillaise s’ensuivit qui fut soumis auConseil.

— Le temps paraîtra d’autant plus précieux,dit Habert en cette séance, que la durée du joursera brève. Adoptons une heure commune quisera sonnée à Saint-Paul, en attendant de nou-veaux cadrans. Consultant sa montre, il ajou-ta :

— D’après la position de Jupiter, il est dixheures et demie. Réglons-nous donc sur cetteheure-là.

À l’unanimité, le Conseil opina du bonnetet chacun actionna le remontoir de sa montre.Minute solennelle que celle de tous ces petitscra-cra ! Habert ; grimpé sur une chaise, don-nait le la grâce à la grosse clef de l’horloge mu-nicipale qu’il mit en marche.

Cependant un avoué qualifia d’illégale lasonnerie des cloches, leur emploi ne figurantpas dans les usages locaux.

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— Sous Jupiter, les vieux règlements et lescodes seront abolis, dit un petit rentier devenubolcheviste.

Après que l’adjoint Dubec, avocat, eut rap-pelé le cas de « péril commun », décret du16 mars 1906, le Conseil vota la création d’unposte de carillonneur aux appointements dequatre cents francs par mois.

Chose incroyable, personne, sauf un mal-heureux homme de lettres à bout de forces,ne sollicita cet emploi modeste, facile et musi-cal. Habert, désireux d’aboutir vite, se mit enquête d’un désœuvré valide. Ce n’était pas cequi manquait, mais tous ces gens préféraientleur inaction dans les salles de café à toute be-sogne, si aisée fût-elle…

— Où serons-nous à l’heure de la paie ? di-saient-ils.

— On vous réglera chaque semaine, répon-dait Habert.

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— L’argent ne nous empêchera pas de cre-ver de faim…

L’horloger s’avisa de proposer une rétribu-tion quotidienne en nature. Le désillusionnéaccepta. Ainsi la question des vivres se réglaitcomme aux temps primitifs par le troc direct.Avec l’abandon et le mépris de l’argent, l’âged’or n’allait-il pas renaître ?…

Les paysans, n’ayant pu rejoindre leurfoyer, logeaient on ne sait où et vivaient onne sait de quoi. On leur donna pour abris lesécoles, le théâtre et la gare. Leur nombre aug-mentait la population de deux mille boucheset la halle n’avait pas reçu un sac de grain…Les agriculteurs restés chez eux conservaienttoujours leur blé, car l’aspect du nouveau soleilchargé de mûrir les récoltes ne les rassuraitpoint à cet égard.

Quand, au début du XVe siècle, Henri Vd’Angleterre, après avoir pris Caen, Bayeux,Alençon, assiégea Barville, il apprit avec rage

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que cette cité résisterait, ayant pu assemblerles troupeaux et les récoltes des environs.Mais, cette fois, personne n’avait prévu l’arri-vée de Follis, ennemi plus redoutable que ceuxd’autrefois.

Barville risquait donc d’être bientôt dépour-vue de vivres.

Afin de revenir au régime des restrictions,on emmagasina, salle du Tribunal, la farine desboulangeries dont un vieil agent au nez rougeeut la garde. Tout ce que possédaient les di-vers marchands de victuailles fut égalementmis de côté. Enfin, avec l’appoint d’une qua-rantaine de chevaux réquisitionnés chez les ca-mionneurs et cochers, ainsi que du bétail ache-té aux cultivateurs accourus en ville, on eut de-vant soi des stocks assez importants, mais qui,ne pouvant se renouveler faute de transports,constituaient peu de chose devant l’appétit dedix mille personnes.

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Comme il devait en être de même ailleurs,le vaisseau désemparé de la terre risquait fortde ressembler sous peu de jours au radeau dela Méduse.

Autre souci. Une fois de plus dans l’exis-tence de la nation, le charbon allait manquer ;la vie menaçait d’entrer dans un long et rudehiver. Plus d’éclairage. Les provisions del’usine à gaz et du chemin de fer sont misessous clef. Des feux assez maigres, allumés dansles salles publiques, diminuent le nombre despetits foyers. La consommation est réduite,mais on souffre.

La journée brève s’enfuyait si vite qu’onavait à peine le temps de causer entre la soupedu matin et le morceau de pain du soir. RenéVarin, par la grâce de sa situation aux vivres,corsait les menus de la famille Vidal. Gestecontraire à l’égalité, mais les sourires d’Odetteannulaient ses scrupules. Quant à Laroche, re-

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devenu invisible, il jeûnait et boudait chez lui,sans doute, emmailloté dans ses couvertures.

Les dernières dépêches racontaient laséance du Parlement. Motions et discours. Ap-pels au calme. Magnifique message du Pré-sident de la République. On modifie en cinqminutes le mécanisme social. Après un débatsur les « trois huit », » on vote les « troisquatre », soit quatre heures de sommeil, quatreheures de repos, quatre heures de travail.Quelques députés avaient demandé, à titretransactionnel, les « trois six ».

Ce même jour, il fut décidé que tous les bu-reaux administratifs ne seraient ouverts au pu-blic que de une heure à deux, ce qui réduisitdes neuf dixièmes le nombre des registres, rap-ports, états, en ronde ou en bâtarde, et copiesdactylographiées.

Pour combattre le froid, dit-on, seule l’acti-vité musculaire s’impose. Les jeunes gens de-vront abandonner les carrières intellectuelles,

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aussi peu réchauffantes que nourrissantes.Foin des livres ! Finie la science, puisqu’elle n’asu ni prévoir ni guérir ! Toutefois le gouver-nement obtient des crédits pour la fondationd’écoles spéciales d’où sortiront terrassiers,dockers et balayeurs diplômés.

Un socialiste retentissant se félicita del’aventure inouïe de la terre :

« L’humanité, s’écria-t-il, s’étiolait sur defades besognes dites civilisatrices ; son esprit,alambiqué par des combinaisons byzantines,déprimé par le capitalisme d’où découlent l’im-périalisme et la guerre, ne lui permettait plusde pensées droites et d’actes logiques. La ma-ladie bureaucratique endormait l’Initiative ettuait l’Idée. Depuis un siècle, l’homme semuait en un être voûté, renfrogné, replet…Grâce à Jupiter, la race humaine se redresse etle muscle reconquiert sa suprématie primitive.Bénie soit-elle, cette planète qui nous vaudrale surhomme de la démocratie ouvrière ! »

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Un ancien instituteur voulut assimiler lesannées nouvelles, longues d’une vingtaine dejours, aux anciennes de trois cent soixante-cinq, en vue du calcul des retraites, mais leministre des Finances crut y voir des inconvé-nients pour le Trésor. Alors un ancien profes-seur de lycée vint au secours de son collègue :« Que nous tournions autour du soleil ou deJupiter, tonna-t-il, l’année est échue quand lecalendrier finit… Acceptons, mes chers col-lègues, la leçon du ciel. Le monde n’a jamaisété qu’un bilboquet dans les mains omnipo-tentes du hasard. C’en est donc fait de peiner,comme l’esclave de l’ancienne Rome, sur destravaux éreintants et désormais superflus. Ladignité de la race humaine la condamne aurepos forcé, d’où naîtra la noblesse desconsciences et la pérennité du bonheur ».

Malgré son éloquence incohérente, et par làtrès susceptible d’influencer une assemblée lé-gislative, ce député échoua.

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Un centriste parla de quitter ces régions re-froidies pour se porter en masse vers l’autrehémisphère que le soleil dorait encore. Maiscomment partir ? Plus de navires sur les mersglacées, ni de véhicules sur les voies ferrées etles routes neigeuses.

L’homme était prisonnier d’un geôlier in-corruptible : le froid.

En fin de compte, la Chambre, affolée, dé-cida de confier aux municipalités le soin demaintenir l’ordre d’abord, et, autant que pos-sible, la vie, sur l’étendue du territoire national.De leur côté, dans leurs églises toujourspleines, les prêtres se chargèrent de maintenirle plus haut possible le moral de la nation.

À Barville, stimulés par René Varin, plu-sieurs fonctionnaires voulurent reprendre os-tensiblement leurs travaux des temps solaires.Excellente tactique en somme que de paraîtreadministrer. La persistance automatique desgestes illusionne. On se sentit revivre, quand le

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percepteur exigea les impôts et que le receveurmunicipal décocha le porteur de contraintescontre les retardataires. Ces tracasseries dé-nonçaient la force de la civilisation actuelle.

Cette attitude louable des serviteurs dupays eût tout à fait raffermi le moral de cettepetite cité bas-normande sans un grave souci.À la crainte d’être écrasé, gelé ou rôti s’ajoutaitmaintenant celle de mourir de faim…

Qu’est-ce que la journée du lendemain ré-servait au monde ? Qu’apporterait-elle d’inéditdans l’ordre cosmique et social ? Telles étaientles pensées de beaucoup, en se couchant pourdormir la courte nuit de repos que Jupiter leuraccordait.

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XVII

Ce matin-là, en sortant du lit comme au bontemps du règne solaire, les Barvillais eurentl’extrême surprise de ne pouvoir poser facile-ment les pieds sur leur tapis. Ils avaient perduleur poids spécifique en dormant et, par consé-quent, tout point d’appui. Par la faute d’un phé-nomène astral encore inconnu, les êtres ne pe-saient plus que quelques onces dans l’atmo-sphère actuelle, et les objets, si lourds fussent-ils, paraissaient de liège. Les Barvillais qui dé-ambulaient dehors titubaient, mal équilibrés,au-dessus du sol.

Dès son lever, Mme Martot s’était sentie lé-gère comme un duvet. Elle tira les doubles

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rideaux de sa fenêtre et vit un individu quise cramponnait indiscrètement à son balcon.Elle prévint son mari et d’un bond se renfonçadans la pièce en exprimant sa surprise par desexclamations variées. M. Martot, avec précau-tion, s’avança en s’accrochant aux meubles etréussit à tourner l’espagnolette de la croisée.L’homme avait disparu. Un autre quidam, quis’escrimait des pieds et des mains à deuxmètres du sol, s’écria :

— Monsieur le Maire, je voudrais bien rega-gner le pavé. Si la chose qui m’enlève se retiretout à coup, je me casse les reins.

— Ne remuez pas autant, répondit le ma-gistrat municipal, cela vous empêchera d’allerplus haut.

— C’est cela, dit un nouvel arrivant, RenéVarin. Pour monter, frappez l’air de haut en basdu plat des mains ; pour descendre, exécutez lamême manœuvre en sens inverse…

Il s’arrêta de parler, très essoufflé.

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— Attendez-moi, Varin, dit le maire.

Le jeune architecte s’agrafa au balcon.Deux minutes après, le maire, sortant par la fe-nêtre, le rejoignait, et tous deux flottèrent en-semble.

— C’est encore un tour de Jupiter, ditM. Martot.

— M. Vidal nous le dira.

Ils reprenaient pied de temps à autre et dé-crivaient des zigzags dont Bacchus ne pouvaitse glorifier. Ils causaient peu, à cause d’unecertaine gêne respiratoire. Beaucoup de Barvil-lais se risquaient dehors. Les dames ajustaienthermétiquement leurs vêtements sur tous lesplans de leur personne et finissaient pars’aventurer aussi, les chutes ne présentant au-cun péril.

Les deux amis aperçurent Habert. Il se dé-plaçait, les bras étendus, la tête droite, en par-

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fait équilibre vertical, un peu comme ces car-diaques auxquels tout geste inutile est interdit.

— Quelque chose annule la pesanteur, dit-ilen serrant la main du maire et de René.

— Nuage suspect, répondit ce dernier endésignant le voile de brume.

— Très, confirma M. Martot.

— J’ai lu, sans y croire, dit René, qu’unfluide nouveau capable d’accroître la force ato-mique des corps existait. Plongés dans cerayonnement, les objets, si lourds soient-ils,flotteraient dans l’air… Aurions-nous rencon-tré ce gaz miraculeux ?

— M. Vidal nous renseignera, conclut à sontour Habert.

— Hep ! cria soudain Martot, le bras droitlevé comme un fanion.

Il venait d’apercevoir Me Bouvard, qui sau-tait à un mètre pour chaque pas et n’avançaitpoint.

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René Varin le rejoignit rapidement et lui ap-prit à voleter.

— Nos bras deviennent ailerons, ditMe Bouvard.

— Vous étiez coulé comme un caillou, plai-santa l’horloger. Maintenant, grâce à Varin,vous pouvez atteindre l’Empyrée.

— Le Parnasse me suffirait, répondit mo-destement le notaire.

Le tableau de cette circulation nouvelleamusait les uns et suggérait aux autres de sé-rieuses réflexions. Qu’était-ce, en effet, que laconquête du ciel par l’avion auprès de cettefaculté, voltiger dans l’atmosphère sans l’aided’une pesante mécanique à essence ? Seul unléger refoulement de l’air par les mains provo-quait le transfert des individus. Plus tard, onaurait d’autres moyens propulseurs. Mais toutde suite, à l’aurore de ce progrès inouï, quellejouissance féerique, en quelque sorte divine,

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que de ne plus se sentir retenu ici-bas par leboulet de sa carcasse !

Tout en cheminant à la vitesse de quatrecents mètres à l’heure, nos quatre amis se de-mandaient s’ils ne rêvaient pas. Me Bouvardqui, par coutume poétique, habitait souvent lesnues, disait, en phrases entrecoupées, se sou-venir de songes lui ayant procuré cette sensa-tion du dédoublement de l’esprit et de la ma-tière.

— Nous voyageons comme des séraphins !s’écria-t-il.

Son geste trop large le porta sur le petit toitd’une maison sans étage. Là, il s’assit, les piedsdans la gouttière, et s’essuya le front, car sesmouvements l’avaient mis en sueur malgré lacouche de neige restée intacte.

Tout à coup des cris perçants retentirent.

En batifolant sur les toits avec des gaminsde son espèce, le polisson Vatain s’était pris le

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pied dans un tuyau de cheminée. René Varinadroitement le délivra.

— Les enfants aux mouvements rapides etmal calculés escaladent l’espace beaucoupmieux que nous, dit-il.

Habert cherchait des yeux la grande pla-nète. Il ne vit qu’un velum de brume qui cou-vrait depuis le matin Barville et les campagnesenvironnantes. Malgré cet écran, une clartéd’aube tombait, donnant à croire que la planètejovienne se tenait derrière.

Les trois voyageurs repartirent vers la de-meure de l’astronome. En route, ils croisèrentdes citoyens dont l’ahurissement se traduisaiten exclamations variées. Ils leur donnèrent desconseils sur la meilleure manière de naviguerdans l’espace aérien.

Buneau guidait gaiement l’essor maladroitde l’énorme Mme Grindel, que ses rondeurs im-posantes équilibraient assez bien. Le vénérabledoyen de Saint-Paul, le suisse et le bedeau visi-

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taient l’extérieur de l’église en sautillant d’unegargouille à l’autre. Ici et là des gens deconnaissance évoluaient avec plus ou moinsd’adresse. Tirant leur chapeau, ils adressaientau maire d’imprudents saluts qui les faisaientreculer de plusieurs mètres. Tout Barville étaitrisible.

Il s’agissait d’atteindre l’observatoire, situéà une trentaine de mètres de là, soit cinq mi-nutes de manœuvre aérienne sur le plan hori-zontal.

— Il nous faudrait des pagaies, remarquaM. Martot.

— On inventera quelque objet pratique dece genre, si le phénomène persiste, réponditVarin. En attendant, ne pensez-vous pas, Mon-sieur le Maire, que des chemins de cordes se-raient utiles ?

Indispensables. Vous avez raison, mon ami,dit Martot. Je vais donner à la voirie des ordresen conséquence.

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— Très bien, approuva Me Bouvard. Ainsinous voyagerons comme des araignées surleur fil.

Ils arrivaient à la maison de l’astronome.Ayant gravi l’escalier en se servant à peine desmarches, ils pénétrèrent sans façon dans l’ob-servatoire.

— Je vous attendais, leur dit M. Vidal. Qued’aventures !

Et le savant se frotta joyeusement lesmains.

— Ces dames vont bien ? s’enquit Martot.

— Sans doute. Peut-être sont-elles au pla-fond, comme des mouches.

Et M. Vidal, à cette pensée folichonne, sefrictionna de nouveau les paumes.

— D’où vient donc ce nouveau prodige ?questionna René Varin.

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— Je n’en sais rien encore… Quelque chosed’extraordinaire doit se préparer à l’abri de cetétrange rideau de nuées… J’attends que le ventse dissipe pour savoir.

— Encore un changement à vue, dit Habert.

— C’est probable… Quelle scène bien ma-chinée que le ciel !

Et le vieillard, enthousiaste, leva les bras,au risque de s’envoler. Mais il n’avait rien àcraindre, s’étant lié par une forte courroie aubâtis de son équatorial.

Il reprit soudain, l’index vertical commepour une démonstration :

— Avez-vous noté que l’air, plus chargé deprincipes nourrissants, suffit presque à noussustenter ?

— C’est vrai, je n’ai pas eu faim depuis hier,avoua Bouvard.

— Moi non plus, dit Varin.

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Martot regarda ses amis comme un hommeà qui une chose de première importance avaitéchappé.

— Je suis comme vous s’écria-t-il. Peut-êtrey a-t-il des planètes où les êtres sont nourrispar l’air qu’ils respirent !... Si cela pouvait exis-ter ici…

Et sa mine s’assombrit.

Un court silence suivit ses paroles, grossesde préoccupations que tous partageaient. En-suite la conversation se reporta sur la situationprésente, ses agréments imprévus et ses dan-gers…

M. Vidal exprima, lui aussi, le désir que desréseaux de cordes fussent établis pour faciliterla marche des citoyens et surtout limiter leuressor en hauteur.

— Redoutez-vous des chutes sur le sol ? in-terrogea René Varin.

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— Non. Elles n’offriraient d’ailleurs aucundanger. Ce qui m’inquiète, c’est ce qui se passederrière cette nue…

Il désigna du doigt l’écran brumeux.

Or, comme si son geste eût possédé unevertu magique, la nuée ondula et s’effrita, dé-voilant une planète immense qui tournait len-tement sur elle-même. Jupiter planait au-des-sus d’eux.

Tous poussèrent un cri d’émoi.

— Pourvu que cet astre si proche de nousn’enlève pas nos toits et nous avec, s’exclamaHabert, effrayé.

— Je comprends, je comprends… dit Vidal.Cette planète accélère tellement la vitesse derotation de la terre que son attraction sur tousles corps en est neutralisée.

— Alors cette maudite sphère peut aspirernotre population ? haleta M. Martot.

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— Non. Elle enlèverait tout d’un bloc laterre, répondit l’astronome… Du moins, je lesuppose, ajouta-t-il, les yeux pensifs. Jeconnaîtrai bientôt l’état civil de cette intruse.Que tout le monde soit prudent et se tiennechez soi… Prévenez vos administrés…

Il s’arrêta, fatigué, oppressé, mais l’esprittranquille.

— Nous vous obéissons… En des jours pa-reils, la science commande…

— Elle devrait commander en tout temps,murmura Varin.

Le professeur serra la main de ses visiteurs,manière polie de les congédier, et se remit àson équatorial. Revenez demain, leur dit-il.

Le lendemain, l’astre perturbateur planaitencore au-dessus du globe terrestre dont il pré-cipitait l’allure. On percevait à l’œil nu, sousla gaze argentée de son enveloppe atmosphé-rique, des parties plus claires, des traits lui-

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sants aux courbes gracieuses et des massessombres, c’est-à-dire des étendues d’eau, desfleuves et des forêts. Un Barvillais, muni d’unelorgnette, prétendait voir aussi de grandes sur-faces vertes et d’autres grises, révélatrices deprés et de champs.

— Bien sûr que M. Vidal, avec son téles-cope, saura comment est fait le nez deshommes de là-haut, disait le boulanger à sesclients.

En dépit des recommandations de l’astro-nome, beaucoup d’habitants sortaient de chezeux, par curiosité et par plaisir de voleter. Lemaire considéra comme de son devoir d’effec-tuer une tournée en compagnie de Habert, Va-rin et des adjoints Colombel et Dubec. Leurprésence autour de lui le rassurait. Le groupe,franchissant une petite rue adjacente, vit unhomme qui, prudence excessive, restait colléau sol et n’avançait vers la Grande-Rue qu’ense tenant aux aspérités des murs, aux volets,

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aux boutons des portes. Ce personnage ram-pant ressemblait à Laroche.

— Notre architecte n’est pas très hardi, ob-serva Martot en se rengorgeant.

— Il est encore moins obligeant, dit Habert.

Les adjoints, par un signe de tête, se ran-gèrent à cette opinion. Varin ne dit rien. Il ju-geait indélicat, et sans doute inutile, d’accablerun rival, puisque les autres s’en chargeaient.

Buneau, toute la journée dehors, s’approchadu groupe. Il était assez ému.

— Figurez-vous, Monsieur le Maire, que lesdeux sœurs Dérenty, qui habitent au premierétage de ma maison, prétendent aller au cieltout de suite. Le ciel, c’est la planète. Ellesveulent s’attifer de manière à se faire enlever…

Le dessein de ces vieilles demoiselles amu-sa le groupe. Toutefois Martot, pour prévenirdes accidents, délégua l’adjoint Dubec et Bu-neau avec mission de dire aux sœurs Dérenty

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que l’astre en vue devait posséder non point leciel, mais le purgatoire.

Le nouvel astre apportait un dérivatif auxsoucis de l’heure. Il s’offrait comme une im-mense carte cosmographique. Le nez en l’air,posture devenue familière, tout le monde l’ob-servait. Des contes extravagants commen-çaient de courir sur les habitudes et le degré decivilisation des bipèdes qui devaient l’habiter,sur sa faune et sa flore.

Précédé de René Varin qui se servait adroi-tement d’éventails en guise d’avirons, legroupe parvint devant la demeure du savantbarvillais. Des hommes et des gamins les es-cortaient. M. Vidal accueillit ses trois amis etles deux adjoints. C’était là tout ce que son lo-cal exigu pouvait contenir sans qu’il en résultâtrien de fâcheux pour ses instruments.

Il était agité, fiévreux, soucieux peut-être.Sa mine le montrait en possession du secret

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de l’énigme. On le devinait pressé de reprendreson travail de recherches et d’identifications.

— Excusez nos fréquentes visites, mon cherami, mais, dans ma situation, vous compre-nez…

D’un geste amical le professeur interrompitcette explication du maire et dit, après s’êtrearrêté plusieurs fois pour reprendre haleine :

— Je puis vous renseigner, Messieurs. Laterre ravie au soleil par Follis, ainsi que j’aieu l’honneur de vous le démontrer, arrachée àFollis par Jupiter, se venge de ce dernier en luidérobant un de ses plus chers satellites. Notreglobe aurait pu s’emparer d’une des dernièreset moindres lunes découvertes, il y a quinzeans, par Perrine, dans l’entourage du pacha del’Olympe. Non point. Avec audace, nous avonsconquis dans le cortège jovien la grosse Cal-listo. Oui, Messieurs, cette sphère plus volumi-neuse que notre lune, cette planète dont le re-gard attirant nous allège du poids de notre gue-

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nille en augmentant la vitesse de rotation duglobe, c’est la belle Callisto elle-même… Mescalculs la montrent plus proche de nous vingtfois que Phébé, et c’est pourquoi elle nous ap-paraît près de trente fois plus grande. Est-ellehabitée ? Je le crois. Se rapproche-t-elle encorede nous ? Je n’en sais rien et ne le désire pas.Ou son baiser embraserait la terre et la dis-loquerait, ou sa force attractive jetterait lesmers sur les continents… Je suis étonné queles dépêches ne signalent pas de raz-de-ma-rée… D’ailleurs, si Callisto se rapprochait en-core de nous, rien ne retiendrait notre élanvers elle… Son mouvement circulaire autourdu globe, contrarié par les efforts de Jupiterqui ne veut pas la perdre, est lent. Peut-êtrene conserverons-nous pas cette capture dange-reuse… Je continue de l’étudier…

Le savant serra nerveusement les mains quise tendaient, rajusta ses couvertures, reposases pieds sur la chaufferette que sa famille en-tretenait avec soin et s’évada mentalement

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dans le ciel. Inutile de lui poser d’autres ques-tions en ce moment. Toutefois, saisi d’uneidée, subitement, il se retourna vers Varin quiallait refermer la porte de la coupole et lui dit :

— Voyez mes femmes ! Elles ont un serviceà vous demander…

Et le vieillard se rejeta sur Callisto.

Sans plus attendre, le jeune architecte des-cendit l’escalier où retentissaient les éclats derire de la domestique, heureuse de son instabi-lité. Se tenant à la rampe, elle réussit à intro-duire le visiteur, armé de ses éventails, dans lapièce où Mme Vidal et sa fille étaient assises,ayant chacune un vieux Bottin sur les genoux.

Accueil aimable de la maman, sourirequelque peu malicieux d’Odette en voyants’avancer René à vingt-cinq centimètres duparquet.

— Vous ressemblez au dieu Mercure, fils deJupiter, dit-elle, avec cette différence que vous

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portez vos petites ailes aux mains au lieu de lesavoir aux talons.

Il partit d’un franc éclat de rire, hilarité quetout le monde partagea, et ce fut très jeune,très reposant, que cette gaieté courageusedans l’oubli complet des menaces de Cosmos.La jeunesse, que l’échafaud attendait, riait ets’amusait ainsi de peu dans les prisons de laTerreur…

— Vous avez raison, riposta René, je suisprêt à vous servir de messager selon le rôle di-vin que vous m’attribuez.

— Nous avons besoin de vous pour quelquechose d’autre, dit Mme Vidal.

René se sentait disposé à surmonter tousles obstacles, si terribles fussent-ils, mais cequ’on voulait de lui n’exigeait pas d’aussigrands sacrifices. Les deux dames désiraientsortir et craignaient ne pas savoir se tirer d’af-faire toutes seules.

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Sur les conseils de René, elles abandon-nèrent leur gros bouquin, inopérant en l’es-pèce, se couvrirent de manteaux sérieux,prirent chacune un éventail et, dociles aux le-çons du guide, évoluèrent avec la grâce de lé-gers oiseaux.

Tous trois se voyaient ainsi physiquementet moralement détachés des choses vulgairesde ce bas monde. Sensation délicieuse. Leursrires sonnaient dès qu’un mouvement trop vifdésaccordait leur marche, et c’était pour euxun jeu que de se réunir. Mme Vidal retrouvaitsa jeunesse grâce à Callisto.

Tout à coup, Odette poussa une exclama-tion vite étouffée en désignant de la tête, à unecinquantaine de mètres, un promeneur qui lon-geait le mur. Justement, pour assurer son équi-libre sur le sol où ses pieds se posaient, il ve-nait d’agripper un tuyau vertical de gouttière.

— Ton fiancé murmura Mme Vidal.

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— M. Laroche… reprit Odette. Il ne paraîtpas à son aise dans cette atmosphère…

— C’est bien lui, répondit René.

Mme Vidal s’était arrêtée.

— Nous sommes un peu fatiguées, dit-elle.Retournons à la maison.

— Oui, rentrons pour surveiller papa, expli-qua gentiment Odette à René.

Ce dernier orienta tout de suite les prome-neuses vers la coupole. Un quart d’heure après,Mme Vidal et sa fille arrivaient chez elles, etRené regagnait sa chambre, non sans avoirconstaté que Callisto s’était avancée dequelques degrés vers l’Ouest. Jupiter s’effa-çant, le jour diminuait à vue d’œil. Il était vrai-ment l’heure de se renfermer chez soi. Chosenotable, on respirait plus aisément.

Le lendemain matin, quand les Barvillaisregardèrent le ciel, sorte de boîte à surprises,

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ils se sentirent retenus par le poids de leurcorps…

Adieu les envols dans l’éther, l’immatériali-té divine, les jouissances extatiques d’un libreessor vers les nues !

Callisto s’était enfuie !

D’abord, on la crut en visite sur l’autre moi-tié de la terre. Mais la vérité se fit jour : Jupiterl’avait reconquise. Le spectacle de notre globedésemparé n’avait pas séduit Callisto. Escla-vage pour esclavage, elle préférait celui dugrand astre jovien et la compagnie de sessœurs.

La fin de ce gracieux intermède décourageales Barvillais, et sans doute l’humanité. Tousavaient, pendant deux jours, en voletant, ou-blié l’âpreté des besognes, les morsures dufroid, la disette, l’appréhension de la mort. Re-tombés aux bas-fonds terrestres, ils les y re-trouvèrent.

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Trois journées joviennes s’écoulèrent sansautres phénomènes cosmiques, ni incidents lo-caux. M. Vidal, fort déçu de la défaite de Cal-listo, croyait être au 21 mars, ce dont Habertprit note aussitôt.

Le quatrième jour, le conseil en séance en-tendit un bruit singulier retentir dehors. Celaressemblait aux explosions régulières d’un mo-teur. Puis un mugissement déchira l’air. Uneseconde après, le garçon de bureau se rua dansla pièce comme un fou.

— Monsieur le Maire, un taxi vient d’arriverde Caen, il est au pied du perron !

En un clin d’œil, dans un tapage de chaisesvivement abandonnées, la salle fut vide.

Cuirassée de boue, une auto finissait de ha-leter au milieu de la foule. Du siège, aidé pardes mains complaisantes, descendait pénible-ment le chauffeur, jambes ankylosées, nezbleuâtre, oreilles violacées.

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— C’est Blot ! cria-t-on, quand il eut retiréson gros cache-nez.

On le fit entrer salle des séances où la cha-leur du poêle, les frictions expertes des méde-cins et un verre d’eau-de-vie le ranimèrent.

Ce brave homme, propriétaire du taxi, songagne-pain à Caen, avait voulu rejoindre sa fa-mille.

— Vingt fois, dit-il, j’ai cru rester en route.

Or une panne en pleine campagne, il s’enétait bien rendu compte, c’était la mort.

Les yeux papillotants dans leur cadre depaupières sanguinolentes, tout bredouillantd’émoi, Blot raconta le désespoir de la popu-lation caennaise, convaincue, elle aussi, de lafin inéluctable du monde. Il montra les égliseset les établissements publics envahis. Il vantaaussi l’énergie des autorités locales, prenantdes mesures à peu près semblables à celles deBarville.

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Des pillages avaient eu lieu, rue Saint-Jean,et l’on s’était battu furieusement, la nuit de lacatastrophe, rue de Geôle. Le sous-préfet, cou-pable d’avoir quitté son poste sans raison va-lable, alors qu’un événement de cette impor-tance allait se produire, avait été admonesté.Vexé, il avait sur-le-champ remis sa démissionau préfet.

Là-bas aussi la famine et l’émeute mena-çaient.

Dans les campagnes par lui traversées, lechauffeur avait vu tous les bâtiments ferméset les cours désertes. Pas de réponse à sescoups de poings vigoureux sur le volet desauberges. Cependant, çà et là, des cheminéesépandaient une maigre fumée et, par certainesfenêtres aux rideaux mal clos, il avait aperçudes femmes qui vannaient du grain…

Le chauffeur tira d’une poche de sa houp-pelande un paquet de journaux et les remit aumaire. Celui-ci lui laissa clairement entendre

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que sa situation serait aussi précaire à Barvilleque dans la cité caennaise.

— Peut-être bien, mais j’aime mieux finir enfamille.

Puis il se retira, escorté de nombreuses per-sonnes qui le harcelaient de questions.

À lire les journaux apportés par Blot, il neparaissait pas que la politique eût jamais existéen Normandie. Aucune autre ambition ne s’yrévélait que celle de vivre. Tous rapportaient,en termes d’une saisissante brièveté, desscènes de panique.

Dans les capitales, centres intellectuels,foyers de lumineuse raison, comme parmi lesbourgades arriérées de la province, une mêmepeur avait dépouillé l’homme de cette politessehypocrite qui permettait assez bien jusqu’alorsde le distinguer des fauves. Partout ruées fu-ribondes, écrasements anonymes, faibles reje-tés, éliminés, détruits. Les peuples nordiqueseux-mêmes, si pondérés d’ordinaire, perdirent

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l’esprit. Leur désespoir, moins harmonieuse-ment expansif qu’à Toulouse, se traduisit parun grand usage des stupéfiants et de nombreuxsuicides.

Il fut toutefois possible de constater, enmaintes petites communes aux collectivitésbien agrégées, cette union morale, ce magni-fique sang-froid, qui permirent en 1913 auxnaufragés du Titanic de mourir en beauté.

À Paris eurent lieu des scènes terribles.Tout un peuple mal civilisé d’étrangers orien-taux, soulevés par la peur superstitieuse et lesconvoitises débridées, se rua dans plusieursquartiers riches. Les assassinats, les incendiesne se comptaient plus. Le mot d’ordre était :« Chauffons Paris » !

Des cours martiales vite instituées, la policeet la garde, secondées par les ouvriers et lesbourgeois, pour une fois unis par amour del’ordre, mirent les malfaiteurs à la raison.

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En tous pays il y eut des gens maîtres desoi. Les dirigeants, les savants, les prêtres, lesmarins, les soldats créèrent des îlots de raisondans l’océan de la démence.

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XVIII

Nuit complète. Les horloges Habert son-naient quatre heures. Les Barvillais rêvassaientsous les couvertures amoncelées, quand desbruits secs comme des explosions de fulminateles réveillèrent. Ils coururent aux fenêtres et,tout de suite, se mirent à trembler une foisde plus. Décidément le destin cruel ne feraitpas d’eux des êtres congelés et transmis intactsaux âges futurs, tels les mammouths sibériens.Le ciel perfide, où, si sottement, errait la terre,les voulait brûler vifs.

De toutes parts des averses enflamméesjaillissaient des nues, tombaient sur le sol etsur les toits. Tous les dieux de l’Olympe, pre-

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nant Barville et ses environs pour cible, les cri-blaient de fusées. Cependant aucune maisonne flambait encore.

L’atmosphère était chargée d’électricité etla neige fondait.

René Varin croyait deviner que la terre tra-versait un tourbillon d’aérolithes provenantsans doute de la mort d’une étoile. Son éton-nement redoubla quand il vit les choses : mai-sons, poteaux, arbres, fils télégraphiques, édi-cules en bois ou en métal, s’illuminer douce-ment et, peu à peu, paraître s’embraser. Detous les objets, quelle que fût leur substance,émanait un rayonnement violacé, sorte de feuSaint-Elme.

René ayant ouvert la fenêtre, sa chambres’emplit de flammes violettes sans que la cha-leur dégagée fût insupportable. Prodige incom-préhensible, la population, vêtue de lumièremauve, ouvrait ses fenêtres, puis ses portes,

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et se portait en tous endroits sans autre gênequ’une légère oppression.

Il faisait doux…

Ces aérolithes de petit calibre attirés parla terre, sorte de grêle magique, éclataientcomme des pois fulminants et se résolvaient enétincelles. Au bout d’un quart d’heure, la pluiede feu, qui rappelait irrésistiblement celle de laBible sur les cités dépravées, diminua d’inten-sité.

Soudain un bruit de charroi se fit entendre.

Six pompiers arrivaient en courant avecleurs appareils un peu désuets. Zèle louable,mais inutile. La nature et les choses conti-nuaient de brûler, mais il n’y avait d’incendienulle part. Les pompiers casqués phospho-raient eux-mêmes comme tout ce qui les en-tourait.

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— Température d’été ! dit un voisin ébahiau jeune architecte qui était descendu sur lachaussée lumineuse.

— En effet. Mais je crains que l’influenceadoucissante du phénomène ne soit de courtedurée. Méfions-nous de ces réchauffements su-bits, et peut-être bien partiels !

— Très juste, intervint alors l’ivrogne Tou-zard. Dans cette atmosphère où les prodiges sesuivent, si dissemblables, la sagesse conseillede ne s’étonner de rien et de se tenir toujourssur ses gardes.

Varin considéra non sans surprise l’indivi-du, d’habitude peu phraseur et fort mal embou-ché, qui venait de parler si posément.

« Sobre, ce bonhomme s’exprime bien, sedit-il ; c’est sans doute un déclassé ».

— Monsieur, croyez-vous qu’on risqued’être mis à mal en restant dehors par une aus-

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si belle nuit ? claironna derrière lui une voixenfantine.

C’était le polisson Vatain qui, chose ahuris-sante, demandait conseil…

— Non, mon ami. Toutefois ne vous écartezpas trop de votre domicile, car le manteau deglace dont nos épaules sont momentanémentdélivrées pourrait y retomber tout à coup.Notre globe traverse des espaces extrêmementfroids.

— Il vient de passer sur les bouches de cha-leur d’un chauffage central bien installé. Celanous paraît bon, remarqua avec un gentil sou-rire la crémière du coin, d’ordinaire éplorée.

— Profitons de ce qui nous arrive d’heu-reux. Dans notre situation précaire, nousn’avons pas le droit d’être difficiles, n’est-il pasvrai, Messieurs ?

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Celui qui posait cette question grosse d’unepensée morale n’était autre que le poivrot im-bécile Dubuisson.

Tant de correction et de syntaxe surprirentVarin et Martot, lequel venait d’arriver toutphosphorescent. Ils s’en étonnèrent entre eux,afin de ne pas blesser ceux qui donnaient cespreuves imprévues de claire raison.

Eux-mêmes, majestueusement calmes,comme situés hors de l’espace et du temps, semirent à discuter sur la destinée du monde. Debelles pensées de résignation philosophique,de soumission aux forces mystérieuses sur les-quelles nous n’avons pas su prendre d’action,tombèrent naturellement de leurs lèvres.

Les Barvillais réunis autour d’eux compre-naient sans effort intellectuel leurs réflexionsles plus abstraites et les commentaient avecune élégance que Lucrèce eût enviée. Habert,qui venait de se joindre à ces péripatéticiensnocturnes, montra pareille élévation spiri-

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tuelle. Même son fils Adolphe, parlant avec àpropos, sous une forme poliment interrogative,révéla un esprit au-dessus de son âge et sur-tout une sagesse qu’on était loin d’attendre delui.

Mais voici mieux. Laroche l’introuvable,Laroche le timoré s’était risqué hors de chezlui. Il s’approcha sans hésiter et d’un gestefranc tendit sa main à droite et à gauche. Tousla serrèrent chaleureusement.

— Ne m’en veuillez pas, Monsieur le Maire,ni vous, Messieurs, dit-il, sans embarras, si j’aidifféré d’associer mes efforts aux vôtres jus-qu’à présent. J’étais aberré, je le confesse. Au-jourd’hui, je comprends mieux les choses.Notre devoir de solidarité prime tout intérêtpersonnel, efface toute orgueilleuse déception,exige l’union afin de contribuer en notre mo-deste petit coin au sauvetage de la race hu-maine.

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Personne n’eut le mauvais goût d’afficher sasurprise en écoutant ce langage pour le moinssingulier dans la bouche de l’ingénieur, et cettemansuétude générale n’était pas moins étrangeque ses aveux.

— Messieurs, l’averse lumineuse a cessé, fitobserver l’agent au nez resté vermeil ; le froidreprend son empire. Il est donc prudent de re-gagner ses dieux lares et je me permets respec-tueusement de vous y inviter.

Les Barvillais obéirent à cet avis de l’auto-rité ; les rues furent bientôt désertes. Jamaiscette population paisible, mais frondeuse àl’occasion, n’avait agi, avant la catastrophemondiale, avec un ensemble aussi discipliné.

Le lendemain matin, Martot, Habert, Renépassèrent prendre Me Bouvard afin d’aller voirtous ensemble M. Vidal.

Ils trouvèrent le notaire dans son étude dé-pourvue de clercs. Sa figure était celle d’unhomme consterné. Aux questions inquiètes de

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ses amis, il répondit que c’était lui, lui seul, quisouffrait, et d’une affection des plus sérieuses,d’un poème rentré…

Au début de la nuit, il avait reçu de la Muse,expliqua-t-il, des inspirations merveilleusespour lesquelles des vers sonores et profonds,tout armés de rimes étincelantes, étaient nésspontanément dans sa cervelle. Il se proposaitde les jeter sur le papier, le matin venu. Hélas !il avait beau racler sa mémoire, elle était vide.Plus rien que des bribes informes de penséesbanales ! Pourquoi chez lui cet affaissement in-tellectuel après une telle explosion cérébrale ?

Ses amis lui racontèrent l’événement cos-mique de la nuit et s’extasièrent sur le langagesubitement châtié des plus ignorants Barvil-lais. Eux-mêmes, qui se souvenaient d’avoirphilosophé avec une certaine ampleur, ne setrouvaient plus ce matin dans l’état de puis-sance intellectuelle de la veille et subissaient lamême dépression que leur ami.

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— Allons, je vous accompagne, dit Me Bou-vard un peu consolé. L’astrologie et la sorcelle-rie sont de la compétence de Vidal.

Une fois de plus ils allèrent frapper à laporte de la science.

Le savant se tenait au rez-de-chaussée,dans son bureau. Quoique fatigué de ses ob-servations nocturnes, son visage resplendissaitd’une joie intérieure.

— Vous venez me demander des explica-tions. Je vous attendais. Ce qui vient de se pro-duire dans une forme aussi splendide, c’est lachose la plus extraordinaire que nous ait of-ferte cette atmosphère miraculeuse. Pendantvingt-sept minutes et seize secondes, savez-vous ce qui s’abattait sur notre pauvre vieuxsol barvillais, là seulement, car je doute que lephénomène ait eu plus d’extension ?… Vous nepouvez le deviner… Qu’importent les millionsde milliards dont notre enveloppe aérienne aété riche cette nuit ! La valeur vénale des

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choses compte à mes yeux autant qu’une pous-sière en cet instant. Ce qui est tombé, mesamis, – et la voix du professeur se fit plusgrave, – a tout le prix d’une pluie de sagesse,d’une admirable source de vie… C’était l’im-mortelle découverte des deux Curie, du ra-dium !…

— Du radium ! Mais alors le sol doit en êtresaturé… Quelle fortune pour Barville s’excla-ma le pharmacien Martot.

— Les grêlons éclataient, projetant des par-ticules infimes, sorte d’émanation de ce ra-dium. Les retrouvera-t-on ? Pas plus qu’on necapte le parfum qui s’envole des fleurs. Mais lavision incomparable que vous avez eue, c’estla vie lumineuse jaillissant de toutes les sub-stances, c’est la transmission sublime de l’acti-vité à tous les corps, c’est le spectre de l’héliumresplendissant sur toute la nature qui nous en-toure, et surtout c’est l’influence produite sur

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nos esprits par cette force occulte et mysté-rieuse.

L’heure était trop matinale pour que RenéVarin tentât de présenter ses hommages à lamaîtresse de maison. Et puis la nouvelle at-titude de Laroche le gênait. Allait-il persisterdans la sagesse et reconquérir tous ses avan-tages ?

Le jeune homme sortit le dernier. En dé-bouchant de l’allée, il leva la tête et vit Odetteà la fenêtre. Le sourire qu’il reçut lui parutplus éclatant et plus précieux que le magiquerayonnement du radium.

Dehors, le petit groupe des quatre amis ren-contra Vatain pétrissant, avec la neige réappa-rue, des boules qu’il jetait sur Touzard. Celui-ci, furieux, le menaçait grossièrement de lui ar-racher les oreilles. Non loin de là, Dubuisson etle vieux chiffonnier, bras dessus, bras dessous,titubaient en sortant d’un débit.

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— Ça n’a pas duré longtemps, la raison !leur dit Martot en passant.

— M’sieu le Maire, quand on-z-a faim, ilfaut boire ! répondit tranquillement Dubuisson.

En rentrant chez lui, René vit la crémièretriste parmi son étalage de récipients vides, etles voisins avaient de ces mines renfrognéesqui ne sont point l’enseigne d’une sereine phi-losophie.

« M. Vidal l’avait prévu, se dit l’architecte.Nul ne s’est réellement amendé ici-bas. La-roche pas plus que les autres. » Et cette penséeamère le réjouit.

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XIX

On ne distribuait plus que des ombres derations. Quelques-uns, s’inspirant de souvenirshistoriques, réclamaient des réquisitions chezles cultivateurs, sous peine de leur infliger desgarnisaires. Le peuple, l’œil fiévreux, les sour-cils froncés, convoitait les derniers chevauxet s’attroupait des heures entières devant lemagasin municipal des vivres. Sous l’autre so-leil, dispensateur de folie, cette foule au ventrecreux eût été violemment rebelle.

Heureusement, les merveilles du ciel, oùJupiter s’étalait comme une tache d’huile, dis-trayaient encore les habitants. On voyait aveccuriosité l’astre jovien, parmi son harem de

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lunes, se grimer selon l’heure comme un co-médien. Il se fardait de rose le matin, de rougele midi et de jaune le soir, sans se soucier despeuplades de l’univers qui assistaient à sa toi-lette carnavalesque.

Habert, que la question de l’heure préoccu-pait toujours, prévoyait le moment où les jourset les nuits ne compteraient plus que quatreheures.

M. Vidal, taciturne, continuait de vivre prèsde son télescope, plastronné de couvertures,sa chaufferette sous les pieds. Un feu trèsmince, très réduit, brûlait dans la salle à man-ger où tous les autres habitants de la maison setenaient en permanence. Le manque prochainde combustible inquiétait moins le savant quela pénurie des vivres.

— Avant de mourir gelés, disait-il, nousabattrons les forêts voisines, nous creuseronsle sol afin de nous rapprocher du foyer cen-

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tral… Que de belles choses à découvrir en-core !

Après le ciel, le centre de la terre. Ce diabled’homme voulait contrôler tout le Jules Verne.

Tout à ses pensées, Odette sortait peu.

Ce jour-là, 27 mars d’après le calendrierproblématique de Habert, René vint chezM. Vidal et parut soucieux.

— M. Varin se fatigue, dit Odette à sa mère.

— Sa tâche est lourde. C’est un dévoué…

— Et M. Laroche, que fait-il ? On n’en parlepas…

— J’ignore son rôle. Il nous a un peu aban-donnés, ton fiancé… Cela te peine, ma chérie ?

— Pas autant qu’il le faudrait, Maman, ré-pondit avec franchise la jeune fille, toute rou-gissante.

La mère sourit, non sans quelque malice.

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Dans son observatoire, pendant ce temps-là, Vidal causait affectueusement avec le jeunearchitecte :

— Nous avons des chances, disait-il, degraviter autour de Jupiter, à cinq ou six centmille lieues peut-être. Quelle chaleur en rece-vrons-nous ? Faible sans doute.

— Si nous en approchions davantage ?

— C’est possible. Aujourd’hui, huit degrésde froid. Nous nous réchauffons donc peu àpeu. Mais avec les cinq ou six jours de voyagequi restent à accomplir obtiendrons-nous plusde douze degrés de chaleur ?

— Ce que je redoute pour l’instant, dit Re-né, c’est l’émeute. Ils ont faim. Demain les dixchevaux qui restent seront tués, dépecés, ré-partis. Les conserves sont mangées nous al-lons distribuer cent grammes de riz par têted’habitant et cela seulement un jour sur deux.C’est peu.

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— Il faut moins d’aliments pour se nourrir,car nous supportons une pression atmosphé-rique très diminuée.

— Ce qui me préoccupe surtout, c’est l’al-cool, reprit René. On le boit à pleins verres,sous prétexte de se réchauffer. Ils l’appellent lahouille jaune.

— Faites comme à Caen… Enlevez l’eau-de-vie des débits et mettez-la sous clef, avecbonne garde.

— Vous avez raison.

René courut à la mairie.

— Excellente, l’idée de Vidal, fit Martot.Mais comment l’exécuter ?

— Armons tous les citoyens sur lesquels onpeut compter. Mobilisons la police, la gendar-merie…

Réuni en comité secret, le conseil décidal’expédition. En sa qualité d’officier de réserve,

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René se vit chargé d’organiser une milice bour-geoise et de l’armer.

— L’affaire sera chaude, avait dit Habert.

Avec deux conseillers, René alla de porte enporte recruter des gens de bonne volonté. Il enrencontra dans tous les milieux ; le mécanicienBuneau fut un des premiers. Les deux armu-riers et les pompiers fournirent des fusils. Descollectionneurs sacrifièrent les vieux sabres deleurs panoplies. On revit le coupe-choux de1831, l’épée du Premier Empire, la latte, lebancal, l’antique sabre d’abordage.

Le lendemain matin, une revue pittoresqueavait lieu dans la cour de l’Hôtel de Ville. Jupi-ter riait sur cette assemblée de deux cent cin-quante hommes et teignait de rose les aciersastiqués. Les cadres étaient fournis par les gen-darmes, les pompiers gradés et les citoyens quiavaient été soldats.

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Jean Laroche s’était abstenu. Il feignait iro-niquement de croire qu’on mobilisait pour re-conquérir Callisto.

Cette force se divisa en deux groupes. Renécommanda l’un, le lieutenant de gendarmeriel’autre. Pour enlever l’alcool en deux jours,vingt pelotons de dix hommes devaient mar-cher sur les débits. Une réserve de cinquantemiliciens se tenait prête à courir là où il seraitbesoin.

Le secret avait été bien gardé. Le premierjour, grâce à la surprise, tout se passa en bonordre. Mais le lendemain, furieux de voir lesestaminets se vider de leurs liquides, les nom-breux habitués de ces établissements, où laterreur et la faim s’oubliaient, résolurent des’y opposer. Dans les rues, par-dessus les tasneigeux, des groupes d’hommes et de femmesbondissaient, s’agglutinaient, complotaient.Ces foules redevenaient méchantes. Le mairefut injurié. René se vit escorté et insulté par

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quatre individus. Comme ils marchaient surses talons, il se retourna soudain, tout prêt àla lutte. Les malandrins s’arrêtèrent, marmot-tant des menaces confuses. Deux d’entre eux,chapeaux à larges bords, visages couverts d’uncache-nez, ne lui parurent pas inconnus.

Ailleurs on cherchait à corrompre le vieilagent au nez rouge, gardien de l’ordre et del’alcool déjà emmagasiné.

— Vois-tu, Dunet, lui disait un gros bon-homme en casquette et tablier bleu, c’est malce que fait le conseil. M’sieu Laroche dit mêmeque c’est illégal. Pourquoi priver lepauv’monde d’une consolation ? Une tasse decafé avec rincettes, quand on n’a rien dans l’fu-sil, ça vous remonte !

Devant l’effervescence ouvrière, on dimi-nua le nombre des pelotons afin de les compo-ser de vingt hommes au lieu de dix.

Sage précaution.

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René Varin se dirigea sur le « Pot d’Étain »,dont les deux salles fourmillaient de clients ex-cités. Les sarcasmes du cafetier et les cris desbuveurs n’empêchèrent pas l’opération. Deuxvoitures à bras et un haquet reçurent les ré-cipients. Chaque baril fut salué les clameursd’une centaine d’individus massés dans la rue.

— Tout ça, c’est pour le conseil, hurla l’und’eux. Mince de noce !

Au départ, des gens s’élancèrent pour tenterd’enlever le convoi. René fit coucher en joueles assaillants qui s’écartèrent. L’un d’eux cria :

— Sale architecte, on aura ta peau !

Cette voix haineuse, René l’avait entenduela nuit de la panique. C’était celle du maçonGrenet.

Ailleurs, les pelotons surmontèrent lamême hostilité. Au café Biron, des paniers deliqueurs disparurent dans la foule et un fût se

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brisa au cours de la bagarre en tombant sur lesol.

Alors on vit de tristes êtres se pencher surles ruisseaux et laper le liquide jaunâtre souslequel fondait la neige boueuse.

Les propos de Laroche, pernicieuse se-mence, germaient en pessimisme.

À quoi bon se donner tant de mal ? Ça nepourra pas durer comme ça disait parfois Bu-neau, un zélé cependant.

— C’est pas une vie ! murmurait à son tourle boulanger Bernot.

On mit des postes partout. Les grains nevoyageaient que sous escorte. Des femmes tur-bulentes excitaient leurs maris à conquérir parla force ce qu’on leur mesurait au compte-gouttes. La distribution d’un mauvais pain, faitd’orge et d’avoine, exaspéra, fouetta les idéesde révolte.

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En présence de cette déroute de la raison,René se sentait parfois pris de découragement.Il ne fallait rien de moins que la penséed’Odette pour le réconforter. Elle ne se plai-gnait pas, non plus que ses parents. Autourd’eux, gagnée par l’exemple, une élite résistait.Ces édiles étaient dignes d’administrer une ci-té. L’indécision du bon Martot, maire, ne l’em-pêchait pas d’être brave. Me Bouvard, le douxpoète, tenait de fermes propos. Dans ses ins-tants de répit, il s’installait à son atelier derimes. Là, en de nombreux vers, il substituaitau mot Soleil, celui de : Jupiter. Travail difficileà cause du nombre inégal des pieds et de larime différente. Déjà il avait modifié les Orien-tales de Hugo et les Poèmes Barbares de Le-conte de l’Isle. Un pareil exercice témoignaitd’une grande sérénité intellectuelle. Habert,tout à sa manie chronométrique, obsédé parla formule : Quelle heure est-il ? n’en montraitpas moins.

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Deux jours après l’enlèvement de l’alcoolchez les débitants, Jupiter effectuait sa coursed’un horizon à l’autre un peu plus vite. Quandil passa au zénith, le thermomètre s’éleva decinq degrés au-dessus du zéro. Allait-on se rap-procher davantage de cette source lumineuseet calorique qui brûlait, d’après Vidal, à un mil-lion de lieues seulement de la terre ?

— J’aimerais contempler l’astre admirablede plus près, au risque de voir un autre satel-lite, tel que Ganymède par exemple, s’appro-prier notre vieille et brave lune, ajoutait l’as-tronome. Nous bouleversons l’ordre stellaire.Follis est un agent d’indiscipline. Notre situa-tion présente est exceptionnelle, miraculeuse...Tout le monde apprend un peu d’astronomie.L’humanité peut s’emplir les yeux des mer-veilles que le destin lui dévoile… Au lieu de ce-la, certains se chamaillent dans la boue pourd’insipides petits intérêts matériels : Boire !Manger ! Quelle misère !…

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Le savant regrettait la perte de Callisto. Ilhabitait en quelque sorte Jupiter. Des yeux, ille visitait en détail avec une infatigable curio-sité. Il assistait à la formation des continents,note plus sombre sur les rutilances du bra-sier jovien. Facilement, il put vérifier les di-mensions de la fameuse tache rouge à laquellel’astronome américain E.-E. Barnard donnaitquarante-huit mille kilomètres de longueur ! Iln’en trouva que quarante-sept mille neuf-centquatre-vingt-dix !

— Je viens de faire une très importante dé-couverte, dit-il le même jour à sa fille.

— ?

— Jupiter doit être habité déjà par d’im-menses serpents ailés…

— Alors, n’abordons pas la planète. J’aitrop peur de ces animaux-là, dit Odette en sou-riant.

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Il était convenu, en effet, que Vidal, pilotantà son gré la Terre, la ferait stopper à l’endroit leplus favorable à l’existence humaine. Aimableplaisanterie, joies légères dont la puérilité di-vertissait un peu son entourage.

Six heures de jour maintenant, avec exacti-tude.

— Enfin, l’heure sera précise, s’était écriéHabert. On va vivre correctement.

Sur son conseil les cadrans des horlogesavaient été peints, dans le sens vertical, moitiéen gris, moitié en rose. La moitié grise pourles six heures de nuit, l’autre pour les heuresde jour. Quel plaisir pour notre horloger quede consulter l’angle d’incidence des aiguillesà tout instant ! Les victuailles, les récoltes fu-tures, la course a tombe ouverte du globe, lesgaz délétères, les phénomènes d’attraction,qu’était-ce auprès de cette chose capitale :l’heure palpitant au fond du gousset !

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Absorbés chacun par leurs pensées, Vidal etHabert vivaient heureux au bord du gouffre.

— Aurons-nous des saisons où, selon l’in-clinaison de l’axe, nous recevrons plus perpen-diculairement les rayons de Jupiter ? demandaRené à Vidal.

— Les étés seront bien courts…

— Oui, mais ils reviendront plus vite.

Le soir où cette conversation avait lieu,l’astre, comme autrefois le soleil, se coucha àl’ouest.

Le vieux savant abandonna sa coupole et sehâta de rejoindre sa famille.

— Notre voyage est terminé s’écria-t-il.Nous gravitons autour de Jupiter. Reste à sa-voir à quelle distance et pour combien detemps…

Et l’astronome se replongea dans son jour-nal de bord.

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XX

Le lendemain, M. Vidal accueillit étrange-ment ses amis.

— Dieu, que je suis fatigué ! leur dit-il. Et ilse frotta les mains d’un air ravi.

— Quel air satisfait pour un homme fourburemarqua Martot.

— C’est que j’ai passé la nuit ici. Et le sa-vant montrait sa terrasse.

— Nous autres, nous avons passé nos sixheures de nuit à la mairie, dit René, et nousn’avons pas de raison d’être enchantés.L’émeute couve. Peut-être éclatera-t-elle au-jourd’hui !

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— Nous résisterons, prononça le maire.

— Votre garde civique existe-t-elle tou-jours ? demanda le savant.

— Oui… mais elle est moins zélée… Unmauvais esprit la travaille… Les femmes s’enmêlent. Sous Jupiter elles sont comme enra-gées, dit Habert.

Avec une force singulière, M. Vidal reprit :

— Tenez bon encore deux ou trois jours.

— Ce sera difficile, dit Martot, lissant sabarbe un peu négligée depuis quelque temps.

— Il le faut ! insista l’astronome en regar-dant René Varin auquel il semblait particulière-ment faire appel.

Puis, avec une certaine hésitation, il ajou-ta :

— Ne croyez pas que tout soit sauvé…L’astre peut nous rater… passer trop loin… ounous précipiter dans une situation moins

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bonne… Et puis Jupiter nous tient mainte-nant… Voudra-t-il lâcher cette proie qu’il dé-sire depuis des milliards d’années ?…

Le vieillard avait prononcé ces phrases unpeu décousues avec émotion. Ses amis ou-vraient des yeux étonnés, mais se gardaient del’interrompre, pressentant du nouveau. Il re-prit :

— L’astre noir nous brise, si son geste estmaladroit. Nous dépendons de lui commel’homme de sa destinée, l’esclave du maître…

— Enfin, qu’avez-vous vu ? demanda Mar-tot intrigué par ces phrases sibyllines.

— Mes amis, quelque chose de mystérieux,de tellement imprévu, d’extravagant mêmepeut nous arriver… Dites-vous bien que toutn’est peut-être pas perdu… Tenez bon, moncher maire ! Cramponnez-vous, Habert ! Soyezferme, Varin ! Et pas un mot de mes folles espé-rances… Une désillusion serait si terrible pournos concitoyens…

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Les amis de l’astronome essayèrent d’obte-nir des précisions. Inutile. Le vieillard ensevelidans un silence farouche s’était tourné de nou-veau vers le ciel.

En se retirant, vivement émus de la formeinusitée de ces confidences, les trois hommeséchangèrent des réflexions et conclurent ainsi :

— Impossible de tenir encore plusieursjours, dit Martot.

— Qui sait ! fit René.

Et cependant la situation déjà si grave ve-nait subitement d’empirer. Le jour de malheuroù le pain manquerait tout à fait était arrivéplus tôt qu’on ne pensait. Une petite porte decôté du magasin aménagé dans l’ancienne cha-pelle du cloître avait été fracturée et toute lafarine mise en réserve, suprême ressource deBarville, enlevée, cachée et sans doute parta-gée ou gaspillée. Il ne restait plus que six centskilogrammes d’avoine.

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— Les bandits ! s’exclama Habert, furieux.

— C’est la fin de tout, murmura Martot.Plus rien là, ni ailleurs…

Habert et René s’interrogèrent du regard.

— Ni ailleurs… ce n’est pas exact, avoua lejeune architecte en souriant.

— Comment cela ? questionna Martot sur-pris.

— Nous possédons des ressources secrètes.Avec nos amis Habert et Bouvard, sans en riendire à personne, nous avons mis en réservedans une salle de la maison d’arrêt, parfaite-ment sous clefs, quarante sacs de riz, sixd’orge, six de seigle et des conserves. Il y a làdeux jours de vivres environ.

La physionomie de Martot s’éclairait à me-sure que René énumérait ses richesses.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? deman-da-t-il.

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— Vous êtes trop bon, cher ami. Déjà touteût été distribué…

— Bien pensé. Nous allons, n’est-ce pas, endisposer tout de suite ?…

Les deux complices se regardèrent.

— Pas encore, répondit enfin Habert. Lais-sons jeûner nos administrés tout un jour… sixheures sont bien vite passées…

— Diable murmura Martot.

— C’est mon avis aussi, appuya René.

— Vidal nous a suppliés de gagner dutemps…

— Soit, dit Martot avec un soupir.

Comme ils pénétraient dans la mairie, ungendarme s’approcha et, à voix basse :

— Monsieur le maire, tenez-vous sur vosgardes : on manigance du vilain en ville.

— Priez votre chef de venir me parler.

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Dix minutes après, le lieutenant de gen-darmerie s’entretenait avec le maire et lesconseillers présents. Ses gestes découragés té-moignaient d’une certaine défiance dans l’effi-cacité de ses moyens coercitifs.

En dépit de l’agitation des âmes terrestres,Jupiter touchait au zénith et remplissait untiers du firmament. La lune tenait compagnieà ses camarades joviennes, dont deux, aussigrandes qu’elle, évoluaient plus vite. Jus-qu’alors ces mondes tourbillonnants faisaientensemble bon ménage. Mais il fallait attendreque la révolution du globe autour de Jupiter fûtcomplète pour se rassurer. Un accident est sivite arrivé.

D’ailleurs, à l’égard du ciel, nulle mesure àprendre. Il n’en était pas de même ici.

— Assemblons la garde civique, finit pardire le maire.

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— C’est cela. Allez faire sonner à Saint-Paul, commanda René au concierge de la mai-rie, brave homme plein de zèle.

Celui-ci se précipita vers l’église autour delaquelle des groupes se réunissaient.

Il chercha le carillonneur municipal sans letrouver et entra. Dans les bas-côtés, des genserraient en chuchotant. D’autres paraissaienttenir conseil autour du pilier où était accrochéela corde de la cloche.

Ces entretiens, dans l’ombre, avaient un airlouche qui le frappa. Il résolut de s’acquitterlui-même, sans tarder, de la mission dont lemaire l’avait chargé et saisit la corde pendante.

Aussitôt un individu s’avança vers lui et,consultant sa montre :

— Il n’est pas l’heure, dit-il.

— Je dois sonner le rassemblement, c’estl’ordre, assura le concierge.

Et, tout de suite, il mit la cloche en branle.

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Dans la salle des séances de l’Hôtel deVille, une dizaine de conseillers étaient réunisautour du maire. Deux autres entrèrent, lamine inquiète.

— Une foule gesticulante se dirige de ce cô-té comme si elle obéissait à un signal, dirent-ils.

Puis ils allèrent regarder par la fenêtreclose, derrière les rideaux.

Au bout de trois minutes la cloche se tut.Une vingtaine de miliciens étaient venus un àun, mal armés. Ils avaient remarqué dans lesrues une animation anormale, comme réglée,dès les premiers tintements. Enfin le brigadierde gendarmerie apporta des nouvelles graves.

La révolte devait éclater une heure plustard, au son du tocsin. Le plan des mutinsconsistait à s’emparer de la mairie et à fairemain basse sur l’alcool et les grains. La son-nerie qu’on venait d’entendre avait précipité lemouvement.

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Ceci dit, le brigadier se retira d’un pas lestepour rejoindre ses gendarmes.

À l’idée que lui-même, en donnant l’ordrede sonner à Saint-Paul, avait déchaînél’émeute, Martot tiraillait méchamment sabarbe. Déjà la foule hostile se montrait, vomiepar les rues adjacentes. La petite troupe del’ordre, une trentaine de citoyens, se massa de-vant la porte d’accès de la mairie, au bas duperron.

Autour de la table verte les conseillers oc-cupaient leurs places habituelles avec la légen-daire majesté des sénateurs romains devant lesBarbares. Martot, assisté d’un adjoint, semblaitprésider. Tous prêtaient cependant l’oreille auxbruits du dehors et fixaient les yeux sur laporte encore intacte.

Pour la première fois, ces courageux édilesoubliaient les périls de l’espace. Ils devaient encombattre de plus imminents dus à leurs sem-blables…

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Devant le perron, les révoltés invectivaientcontre la faible milice municipale. Soudain, laporte s’ouvrit d’une poussée et un citoyen seprécipita, hors d’haleine. Il annonça que lecommissaire de police, ses agents et les gen-darmes, en tout une douzaine d’hommes,étaient assiégés dans le tribunal par un millierd’énergumènes.

Un conseiller tira froidement un revolver desa poche et le posa près de lui, sur la table. Lesautres, bien décidés à se défendre, en firent au-tant et se regardèrent, satisfaits d’eux.

Le tapage de la cour escaladait le perron,ébranlait le vestibule, galopait dans les cou-loirs. Soudain la porte à deux battants duConseil se rompit sous une pression terrible etla milice se vit rejetée dans la salle par desmasses furibondes. En même temps, sous uneaverse de pierres, les vitres des fenêtres vo-lèrent en éclats.

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Debout, maintenant, et le revolver aupoing, les édiles barvillais tenaient en respectles assaillants.

— Donnez les clefs des magasins hurlèrentces derniers.

Au premier rang, des femmes, défiguréespar la colère, vociféraient.

— À mort, les affameurs ! À bas, l’archi-tecte ! cria l’un des forcenés, visage grimaçant,barbe rare, chapeau à larges bords.

René reconnut Grenet.

— Des grains, nous n’en n’avons plus ! criaMartot.

— Et ceux de la prison, pour qui sont-ils ?Et l’eau-de-vie, qui la boira ?

La foule violente esquissa un mouvementd’attaque. Devant cette nouvelle, poussée lapetite garde civique allait sans doute faireusage de ses armes, quand soudain, sans pré-paration ni crépuscule, avec la brusque inter-

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ruption d’éclairage d’une lampe qu’on éteint,Jupiter déjà déclinant s’effaça, sombra plutôtdans les ténèbres. Ombre si imprévue que lesclameurs de l’émeute devinrent un murmurequi se fondit en un silence absolu.

La nuit avait englouti la fureur populaire.

Or, dans ce calme émouvant, une voix s’éle-va, se rapprocha :

— Laissez-moi passer, mes amis, il faut queje voie Monsieur le maire à l’instant même.

— C’est Monsieur Vidal ! Place ! s’écria-t-on.

Et cette cohue ignorante, prête cinq mi-nutes plus tôt aux pires violences, se tassaitpour permettre au savant de passer. Peut-êtrey avait-il chez ces gens, momentanément apai-sés, moins de terreur que de curiosité.

D’une extrémité de la cour à l’autre, le nomde Vidal sonnait sur toutes les lèvres ; on eûtpu croire à l’arrivée solennelle de quelque ma-

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gicien capable de remettre en place les astresdévoyés.

Au moment où le savant pénétrait dans lasalle que des bougies éclairaient à peine, uneclameur terrible mit toutes les bouches en O.De l’extrémité du ciel noir, une sphère en feu,sorte de ballon dont le volume augmentait àvue d’œil, se précipitait sur la terre.

Toute la nature prit peu à peu une teinterouge sombre qui se refléta sur les visages.L’horizon n’était plus qu’un immense four em-brasé.

— J’ai cru que j’étais morte et que l’enferm’attendait, disait une dame quelques se-condes après le phénomène.

Ce foyer intense où crépitaient des explo-sions roulait, semblait-il, à peu de distance dusol. Déjà beaucoup d’habitants se ruaient dansles maisons, en quête des caves ; d’autress’étendaient à terre, le visage enfoui dans laneige que Jupiter n’avait pu fondre.

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Le sol ! comme on l’étreignait, comme onen reconnaissait l’utilité bienfaisante ! Etquelles bénédictions muettes tombaient sur lessouterrains dont l’ombre fraîche accorderaitquelques minutes supplémentaires d’exis-tence !

Heureusement, l’astre torche ne fit que pas-ser et disparaître. Comme il avait subitementréchauffé l’air, la neige coula dans les ruis-seaux attiédis. Une fois de plus sauvés de lacuisson, les gens se relevaient ou quittaientleur refuge.

Une odeur pénétrante dénonçait la décom-position de l’oxygène en ozone. On se mit àtousser.

Alors M. Martot, dans l’encadrement d’unefenêtre, lança vers la cour où s’agitait la fouleun « hem » sonore. Silence.

D’une voix claironnante qui emplit l’espace,il dit :

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— Mes amis, notre savant astronome,M. Vidal, est accouru pour nous informerqu’un grand danger menace tous ceux qui nerentreraient pas à l’instant chez eux. L’astreque vous venez de voir a laissé derrière luides gaz délétères. D’autres troubles atmosphé-riques sont probables. Oubliez vos divisions etvos souffrances ! Si nous savons éviter ce pé-ril, l’espoir d’une existence meilleure peut luireencore. Vite, allez vous enfermer très herméti-quement dans vos demeures ou dans les abrismunicipaux. Ne perdez pas une minute. Ren-trez ! L’émeute était terminée.

Écrasés par les mystères de Cosmos, lesgens se retirèrent en silence, osant à peinerespirer et s’obturant les narines de leur mou-choir.

L’influence des gaz étrangers communi-quait à chacun un irrésistible besoin des’étendre et de dormir.

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Vidal, Martot, René Varin, Habert, Me Bou-vard, les autres conseillers, la milice, en hâte,suivirent la foule. Deux heures après, par l’effetnarcotique ou toxique d’effluves inconnus, Bar-ville s’assoupissait pour un temps ou pour tou-jours… Et la terre continuait sa course absurdedans l’éther peuplé d’astres vagabonds.

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XXI

Des jours, des semaines peut-être, se-maines terrestres, s’entend, se sont passés.Dans les maisons fermées et mornes, caveauxd’un mondial cimetière, des bruits légers sefont entendre. Ce sommeil de château magiqueest achevé.

Combien de temps Barville a-t-il dormi ?Les appareils d’horlogerie appelés « quin-zaines » sont aussi bien arrêtés que lesmontres… Habert vient de perdre l’heure deJupiter !

Le froid a certainement été formidable, su-périeur à toute évaluation possible à l’aide

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d’instruments humains, car la terre a dû fran-chir des espaces où la température s’abaissejusqu’à deux cent soixante-dix degrés. En tra-versant d’autres atmosphères à une vitessefoudroyante s’est-elle échauffée comme unboulet qui arrive brûlant au bout de sa trajec-toire ?

Peut-être…

En tout cas, il est heureux qu’une sphèreembrasée soit venue auparavant bassiner tousles lits du monde.

Jusqu’alors chaque phénomène cosmique aeu pour notre globe le caractère d’une pro-vidence : la nébuleuse spirale s’est offertecomme une heureuse diversion aux préoccu-pations du moment ; l’amour éphémère de Cal-listo a donné aux humains des joies nouvelleset papillonnantes ; son infidélité les a sauvésd’une cuisson dans l’azur jovien ; le passage dudernier bolide les a empêchés d’être gelés.

Ce bonheur durera-t-il ?

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Les bruits indéfinis qui s’élèvent, les mur-mures du sol, si différents des souffles de l’air,prouvent que la vie invincible recommence.Blottis chez eux, les habitants de la petite villenormande ouvrent les yeux, se débarrassent deleur torpeur comme d’un manteau de plomb.La neige a reparu sur les toits. Une clarté selève à l’horizon et pourchasse les ombres…

Entre-bâillant sa fenêtre, René Varin respireun air glacé et, tout étonné, se demande d’oùvient la lumière. Ce jour pâlot est-il empruntéà Jupiter ou à Neptune ? À peine éveillé, Ha-bert saisit d’une main tremblante la montre quilui tient toujours compagnie et la porte à sonoreille. Plus de tic-tac. Il sursaute :

— Zut ! s’exclame-t-il avec force.

Vidal, de son côté, ranime sa famille avecune boisson alcoolisée qu’il avait préparéeavant d’être endormi. Rassuré, il prend ses dis-positions pour gagner sa terrasse.

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— Pas avant d’avoir mangé cela, dit alors safemme en lui tendant une tablette de chocolat.

Me Bouvard, revenu à lui, ne se pressaitpas de fuir ses couvertures. Il cherchait surl’oreiller une rime originale à Jupiter, éther luiayant déjà trop servi. Il trouva pater et se leva.

En ville les volets claquent et les portess’entr’ouvrent timidement, laissant voir en depauvres visages maigres les yeux ronds de l’in-quiétude.

Au ciel, sur l’horizon sud, paraît une étoilede grande dimension d’où la clarté mystérieusede ce matin-là paraît descendre.

Peu à peu des gens moins accablés, grâceaux précautions qu’ils ont prises, sortent etfont crisser la neige sous leurs pas plus lourds.L’élasticité musculaire des jours précédentss’est évanouie et tous ont l’air las. Sans douteles restrictions précédant le jeûne léthargiqueen sont-elles cause. La faim se réveille à son

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tour, vigoureuse tout à coup, et les garde-man-gers sont à peu près dégarnis.

D’un même geste familier, et tout en se tâ-tant l’estomac vide, les Barvillais interrogent leciel.

— Où est Jupiter ?

La planète secourable s’est effacée. Le pla-fond céleste est presque nu et cependant l’on yvoit clair grâce à une simple étoile.

Martot, en bon état, la barbe embrous-saillée, ne sait s’il doit attendre le commissairede police pour son rapport, ou rejoindre sonami Habert. Il prend ce dernier parti. Puis,dans la rue, voici René Varin, les adjoints, desconseillers, des fonctionnaires, la foule. Cen’est pas une émeute. On n’aurait peut-être pasla force de se révolter. Seule la curiosité pro-voque ce mouvement. Soudain d’éclatantes so-norités s’abattent sur la ville.

— Dig ! ding ! dong !

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L’église Saint-Paul a reconquis sa voix, maisquelle heure inspire le geste du carillonneurmunicipal ? Personne n’en sait rien, pas mêmelui. La vieille cloche sonne tout bonnement lajoie de vivre. Elle réjouit l’âme universelle deshommes et des choses et salue la douce clartéqui palpite dans l’air.

— Allons chez Vidal, dit l’horloger.

— Allons chez Vidal, répète Martot sortantde son indécision.

L’astronome, ayant satisfait aux exigencesaffectueuses de sa femme, avait escaladé lesdeux étages de l’observatoire. D’un regard, ilembrassa l’espace et, subitement grave,contempla l’étoile inconnue qui montait vers lezénith.

Quel nom portait cet astre étincelant dansles atlas célestes ?

Intriguée, elle aussi, la population avait sui-vi son maire. Une cinquantaine de notables lo-

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caux envahirent la maison Vidal. Mais la cou-pole ne reçut qu’une demi-douzaine d’intimes.

Habert prit la parole, mais non pas pour lesbanalités du salut et de la santé. Ces chinoise-ries du régime solaire étaient oubliées à cetteépoque de continuelles préoccupations.

— Ne serait-ce pas Sirius ? demanda-t-il.

Vidal continuait d’observer le ciel sans pa-raître avoir entendu. Enfin il descendit del’échelle, l’air animé, les mains fiévreuses.Était-ce de joie ou de crainte ? Il parlait d’unevoix bizarre, sur un ton élevé qui ne lui étaitpas habituel, et dont il s’efforçait par instantsde modérer l’éclat.

— Non, ce n’est pas Sirius le Géant, ni Cas-siopée, ni Arcturus… Je ne sais rien de précisencore. Patience, patience, patience !

— Et Jupiter ? s’enquit Martot.

L’astronome appuya sur chaque mot :

— Abandonné, lâché, semé !

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— Allons, l’heure est encore perdue ! gro-gna Habert.

— Sortirons-nous de là ? fit un des adjoints.

Le vieux savant posa une main sur l’épauledu maire, l’autre sur l’épaule de Varin et, les re-gardant bien en face :

— Faites-nous subsister, mes amis. Ga-gnons du temps. Distribuez vos dernières pro-visions. Trouvez-en d’autres à l’extérieur, si lesroutes sont devenues plus praticables… Agis-sez vite !

— La circulation sur les chemins est deve-nue possible, dit quelqu’un.

— Alors, ne perdez pas une minute, repritVidal.

On tint l’avis pour bon. Quelques poignéesde main données en hâte, et tout le mondesortit. Peu de temps après, des escouades seformaient avec mission d’aller à la campagneacheter les grains amassés par les cultivateurs

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et de ramener des bestiaux, s’il en restait dansles étables.

— Camarades ne devrions-nous pas rece-voir chacun une gourde de cognac pour laroute ? dit alors un citoyen.

— C’est ça, bonne idée ! s’écria-t-on autourde lui.

— Que celui qui réclame à boire sorte durang ! commanda René Varin.

L’homme se dégagea de la masse et s’avan-ça d’un pas, l’air effronté. C’était l’inévitableGrenet. Avec son impudence habituelle, il re-garda le jeune architecte et s’écria :

— Ben quoi ! c’est pas seulement pour lesofficiers la cicasse !…

— La corvée sera dure, appuya un autre.

D’un coup d’œil, René constata que cetteopinion était partagée par la majorité des pré-sents. Ne point faire une concession eût étémaladroit en ces heures de tension nerveuse.

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— Mes amis, dit-il, très calme, on va vousdélivrer un peu d’eau-de-vie. Quant à cethomme-là, il n’est pas digne d’une mission deconfiance. C’est un malfaiteur qui restera ici.

Ainsi éconduit, le maçon jeta un mauvaisregard sur l’énergique jeune homme et s’éloi-gna. À peu de distance, il rencontra Laroche etlui raconta sa mésaventure.

— Il faut s’incliner devant M. Varin, dit l’in-génieur avec acrimonie. C’est notre maître àtous.

— Pas pour longtemps, c’est moi qui vousle dis !…

Et l’individu au chapeau rabattu sur sesyeux torves s’en alla plein de fureur.

Laroche, s’étant senti observé durant sonentretien avec Grenet, fila dans une autre di-rection, de l’allure un peu raide d’un hommegêné.

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Le soir, alors que le froid reprenait vigueuret que des étoiles lointaines s’allumaient engirandoles bizarres, une glorieuse cavalcade,douze chevaux et quinze bœufs, suivie d’un ai-mable défilé de sacs de blé, d’orge et de seigle,entrait en ville.

L’escouade, commandée par René Varin,rayonnait d’orgueil.

Certes la corvée avait été rude. Les culti-vateurs n’avaient cédé que grâce aux prix ex-cessifs qui leur avaient été offerts, et surtoutdevant la perspective de voir ces gens armés,de mine résolue, s’offrir pour rien, « à la foired’empoigne », comme on dit, ce qu’ils vou-laient bien tout d’abord payer. Sagesse nor-mande que les Danois ou les Suédois de Rollonont implantée profondément dans le sol de lavieille Neustrie.

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XXII

Pendant que l’amour, la haine, la jalousie,la cupidité et l’espoir continuaient d’inspirerfortement les pensées et les actions humaines,l’étoile sans nom grandissait de surface etd’éclat.

L’ayant contemplée, Martot, l’air inquiet,s’adressa à son ami Vidal :

— La terre serait-elle condamnée à volerd’astre en astre ?

— Ce serait le vrai paradis s’exclama l’as-tronome.

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— J’aimerais mieux revenir à l’ancien étatde choses, déclara le maire, moins enthou-siaste.

La perspective de manger avait séduit lesBarvillais, mais ils tremblaient toujours pourles lendemains. Cependant la journée s’écoulapaisiblement et, le soir, on eut la grande joiede revoir la lune. N’appartenait-elle pas à lafamille terrestre ? Son retour allait dériderquelque peu la nuit, réjouir les foyers et sansdoute les poètes de l’espèce Bouvard.

La veille, René Varin croyait avoir devinéchez M. Vidal comme un sentiment d’espoir.Ses conseils paraissaient avoir été dictés parune pensée de confiance. De son côté, sa filleavait eu des élans brusques de juvénile gaîté,peut-être inspirés par une confidence de sonpère ou par une sorte de prescience d’unmeilleur destin. Cela le rendait heureux et per-plexe à la fois. Certes, il était agréable de croireen l’avenir. Mais, avec une situation planétaire

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plus assise, reparaîtrait à coup sûr l’ingénieurLaroche, fort de son titre de fiancé d’Odettesous le soleil, et alors…

Habert, qui n’avait pas de ces inquiétudessentimentales, examinait avec une bonne lor-gnette la remplaçante de Jupiter. Il la trouvaitbrillante, mais bien petite comparativement àl’astre jovien, et notait le temps de sa présenceau firmament. Elle y resta huit heures consécu-tives. Si la durée du jour augmente, c’est que laterre tourne moins vite sur elle-même, se dit-il.Notre vieux toton n’est plus aiguillonné par Ju-piter.

Les changements si fréquents de la voûtecéleste laissaient assez indifférente une partiede la population. Ballottés entre tant de phé-nomènes incompréhensibles, à bout de raison,ces pauvres gens devenaient fatalistes. L’idéemaîtresse du plus grand nombre était de man-ger et boire. Voguons vers Saturne ou Neptune,si c’est là qu’il faut périr, pensaient-ils, mais

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qu’on exhale son dernier soupir le ventreplein !

C’était la thèse déprimante de l’ingénieurLaroche. Il semait le découragement et forti-fiait la peur. Sa jalousie contre René Varin enavait fait un vulgaire défaitiste.

Le troisième jour de l’étoile, les autoritésbarvillaises revinrent chez Vidal, c’est-à-direau centre des renseignements. Les rares dé-pêches qui parvenaient les satisfaisaient moinsque les dires toujours vérifiés de leur astro-nome.

— Avez-vous du nouveau ? demanda Mar-tot sur le seuil de l’observatoire.

Odette, souriante, avait précédé les visi-teurs.

— Peut-être, Messieurs.

— Sous Jupiter, fit Habert, montre en main,il serait huit heures… Quelle heure est-il sousça ?

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Il montrait dédaigneusement l’étoile.

Le savant regarda l’horloger d’une étrangefaçon.

— Mes amis, je ne suis pas mécontent demes observations… non, pas mécontent dutout… Nous avons vraiment quitté Jupiter etses lunes… Quant à ça, comme dit Habert (etVidal désigna l’étoile énigmatique), je vousdonnerai son nom ce soir. Il me faut encorequelques heures d’étude pour repérer la nou-velle position du globe dans l’infini. Ne déses-pérez personne… Soyez prudents et laissez-moi…

— Toujours attendre, quel supplice disaitHabert à Martot en descendant.

— Nous sommes dans une salle d’attentequi s’ouvre sur les voies de l’espérance, philo-sopha René.

Le soir, les mêmes autorités, accompa-gnées d’une cinquantaine de personnes, se re-

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trouvèrent au rendez-vous du savant. Sa mai-son était devenue une sorte de permanence.

— Je me crois en mesure de vous rensei-gner, dit-il d’une voix tellement vibrante quetout le monde se regarda surpris.

Dans l’escalier bondé de curieux un grandsilence s’établit. Vidal continua :

— Cette étoile si belle, encore si lointaine,vers quoi nous entraîne Follis…

Un mouvement d’émoi se produisant, l’as-tronome ouvrit une parenthèse :

— … Oui, mes amis, l’astre noir nous a res-saisis. Peut-être ne nous avait-il pas tout à faitlâché… Et nous le suivons dans sa promenadefantaisiste. Or il nous ramène à notre pointde départ. Le voyage qu’il nous impose peutêtre graphiquement indiqué par le dessin d’uneépingle à cheveux. Follis nous reconduit au So-leil, car cette étoile si lumineuse, saluons-la,c’est le Soleil !

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Spontanément tous crièrent : Vive le Soleil !clameur enthousiaste qui fit résonner la cou-pole métallique comme une cloche.

La nouvelle gagna la rue, se répandit enun clin d’œil. La flamme magique de l’astreexaltait les cerveaux humains, filtrait dans leschairs comme un élixir de vie.

Soudain un pépiement de moineau retentitauprès de la fenêtre et Me Bouvard, la voixtremblante de joie, prétendit avoir entendu lebourdonnement d’une mouche.

Habert affichait autant de gloire que si, ti-rant le Soleil de sa poche, il l’avait fixé lui-même sur la draperie bleutée du firmament.

Abandonnant l’astronome à ses contempla-tions, chacun se précipita pour propager etconfirmer la nouvelle. Mais, avant de se retirer,René prit le temps d’échanger quelques motsavec Mme Vidal et sans doute aussi avecOdette… Ensuite il se dirigea vers son domi-cile, rue Guibray.

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Il allait en atteindre l’entrée, quand, juste enface, dans l’ombre d’une porte cochère à moi-tié fermée, une flamme jaillit, accompagnantune forte explosion. Presque aussitôt desplaintes et des jurons s’élevaient à l’endroitd’où le coup était parti.

René s’avança, tout en se tenant sur sesgardes, et vit le maçon Grenet appuyé contrele mur, les traits contractés par la douleur. Aubout de sa main droite ensanglantée, troisdoigts noircis par la poudre pendaient déchi-quetés, les deux autres manquaient. Un ancienpistolet d’arçon dont le canon avait éclaté sousune charge trop forte gisait à terre.

L’architecte comprit. Le misérable s’étaitembusqué pour le tuer quand il rentrerait.

Jugeant suffisante la punition, René laissales personnes accourues au bruit conduire leblessé à l’hôpital où on lui coupa le poignet. Ildisparut ensuite de la circulation, mais la répu-

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tation de Laroche souffrit de ses accointancesavec lui.

L’astronome barvillais eut raison jusqu’aubout. Follis avait bien fait demi-tour. Une se-conde fois, l’innocente Terre avait été empor-tée par cet astre obstinément ravisseur. Allait-il ramener, comme on l’espérait, sa conquêtedans le voisinage du Soleil ?

On se le demanda pendant dix jours de huit,puis de neuf heures.

Certain soir, une irradiation semblable à ungigantesque feu d’artifice embrasa l’atmo-sphère en même temps qu’une mitrailled’étoiles tombait à grand fracas. Le lendemainon compta par milliers les aérolithes dont toutela terre avait été bombardée, et les astro-nomes, dont la vigilance ne faiblissait point,annoncèrent avec ensemble que Follis avaitéclaté comme un obus. Sa prisonnière, laTerre, recouvrait du coup sa liberté.

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Peu à peu, la durée des jours augmenta.Bientôt, attiré par le seigneur Soleil, le globeterrestre reprit exactement sa place dans l’uni-vers sidéral.

René, anxieux, se demandait si la réappari-tion de Phébus n’entraînerait pas celle de JeanLaroche chez les Vidal. Il alla voir l’astronome,résolu à tirer les choses au net.

Après quelques phrases embrouillées, il sedécida :

— Voulez-vous me permettre de vous poserune question indiscrète ?

— Indiscrète ?… Enfin, voyons !

Et le vieillard regardait le jeune hommeavec un sourire encourageant.

— Voilà… C’est assez difficile… Votre, pro-jet d’unir Mlle Odette à M. Laroche tient tou-jours… sans doute…

— Laroche ! C’est vrai. Je n’y pensaisplus…

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Il ajouta :

— C’est à ma fille qu’il faut demander ce-la… Allons la trouver.

— Ne ferais-je pas mieux de rester ici ? ditvivement René.

— Non point ! Venez. Je vous considère unpeu comme de la famille… oui, oui, de la fa-mille…

À mi-chemin, dans l’escalier, Vidal dit à soncompagnon d’un ton dont le sérieux soudainn’était pas exempt de malice :

— À propos, mon jeune ami, pourquoi medemandez-vous cela ?

Et comme, fort embarrassé, René hésitait àrépondre, le savant reprit :

— Bon, bon, vous me le direz tout à l’heure.

Ils trouvèrent Odette dans la salle à man-ger.

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— Mon enfant, j’ai une question à te poser,dit sans autre préparation cet astronome bru-tal.

— Je t’écoute, papa, fit la jeune fille en s’as-seyant.

— À quand ton mariage avec Laroche ?

Odette regarda son père sans répondre,puis René, qui contemplait avec une attentionextraordinaire la gravure représentant AmericVespuce observant la Croix du Sud. Une telledétresse mouillait les yeux de sa fille que le ta-quin vieillard eut pitié :

— Allons, petite malheureuse, je rectifie maphrase : À quand ton mariage avec René Varin,notre sauveur ?

Sans hésiter, Odette se précipita dans lesbras de son père. Puis, souriante, elle tenditfranchement sa main à René, qui s’en saisit etla couvrit de baisers.

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Mise au courant de ce coup de théâtre,Mme Vidal accourut et embrassa les trois ac-teurs de cette aimable scène.

— Il y a longtemps que je m’étais aperçu del’inclination mutuelle de ces deux enfants, ditVidal à sa femme.

— Oui, oui. Je sais que tu es parfois unaveugle clairvoyant, même pour ce qui sepasse sous tes yeux, dit-elle, souriante.

— Maintenant, à moi la corvée finale : celled’informer Laroche de ma détermination…

Et le vieillard s’achemina dans le salon versson secrétaire-bureau, en chantonnant : « Àmoi la corvée ! » sur l’air de : « À moi les plai-sirs » de Faust.

Il allait congédier joyeusement le premierfiancé de sa fille.

Barville et le monde entier ont oublié dansle travail ce voyage transplanétaire, et l’avril a

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vu pointer dans les champs de Normandie latête verte des seigles.

Le 15 mai de cette même année, le clocherde Saint-Paul jetait par les airs des appels dontle rythme vigoureux ébranlait sa charpente. Cen’était pas le carillonneur municipal qui son-nait ainsi, mais le bedeau.

Depuis huit jours le contrat de mariage,dressé pour Laroche, avait subi de légères mo-difications portant sur les nom, prénoms ettitres du futur conjoint, et Follis, méchante féenon invitée, n’en put venir cette fois inter-rompre la lecture pour se venger.

Le mariage de René et d’Odette eut lieudans l’allégresse générale.

Le matin, comme le cortège, selon l’usage,n’en finissait pas de partir pour la mairie, Ha-bert fronça le sourcil et tira sa montre :

Trois minutes et douze secondes de retard,dit-il. Enfin les voitures démarrèrent, pendant

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que Buneau tirait des coups de fusil en l’air etNicolas Vatain des pétards. Au dîner, Me Bou-vard récita un madrigal où le mot « soleil »,dont il pouvait user de nouveau, rima commepar hasard avec « vermeil ».

Georges LEBAS

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en juin 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Jean Michel T. (merci pour cettemise à disposition !), Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après Georges Lebas, L’Heure perdue, inLe Correspondant, juillet et août 1929. D’autres

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éditions pu être consultées en vue de l’éta-blissement du présent texte. La photo de pre-mière page, Ciel d’orage au-dessus d’oliviers enOccitanie a été prise par Laura Barr-Wells le28.04.2014.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-

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port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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Table des matières

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